– Et si un jour nous nous apercevons que nous avons été trompés, il sera alors bien temps de regretter notre naïveté. Connaissez-vous les intentions de ce chef de pirates qui vous subjugue tant ? Vous les a-t-il seulement communiquées ? J'en doute fort. Quel accord pouvez-vous avoir conclu avec lui ?
Il la secouait presque, mais elle était trop tourmentée elle-même pour s'en apercevoir.
« Que sais-je de lui, en effet ? se disait-elle. À moi aussi, il m'est inconnu. Trop d'années se sont écoulées entre l'homme que je croyais connaître et celui à qui nous nous sommes confiés aujourd'hui. Sa réputation en Méditerranée ? Elle n'était pas rassurante... Le Roi envoyait ses galères contre lui. Serait-il possible qu'il soit devenu réellement un homme sans scrupules, chargé de forfaits et de crimes ? »
Elle restait muette.
– Pourquoi refuse-t-il de nous recevoir, insistait Berne, et pourquoi répond-il par le mépris à nos réclamations ? Vous croyez en lui ? Vous ne pouvez pourtant pas garantir ses actes.
– Il a accepté de vous embarquer à une heure où vos vies étaient menacées : cela suffit !
– Vous le défendrez toujours, je vois, gronda-t-il, même s'il nous vendait comme esclaves.
Mais par quel sortilège a-t-il pu vous transformer ainsi ? Quels liens, quel passé peuvent faire de vous sa créature, vous que rien n'atteignait dans votre intégrité... quand nous étions... à La Rochelle.
Le nom tomba entre eux, ressuscitant la douceur des jours où, dans le calme de la maison des Berne, Angélique comme une louve blessée avait pansé ses plaies. Ces doux souvenirs devaient avoir pour le Protestant une saveur déchirante et ineffable.
*****
Angélique était chez lui et il ne savait pas alors qu'elle portait en elle, dans son sourire lumineux, tous les délices de la terre.
Monde insoupçonné de lui – relégué plutôt, se disait-il – au fond d'un cœur trop sûr de lui-même et qui ne voulait voir dans le piège de la femme que le danger, que l'Ève tentatrice et coupable. Méfiance, prudence, léger mépris avaient été sa règle. Maintenant, il savait – parce qu'un ravisseur lui avait arraché ce trésor près duquel les richesses matérielles qu'il avait perdues ne comptaient plus. Chaque jour de cet infernal voyage creusait en lui une blessure insupportable. Il haïssait l'homme énigmatique et paré d'un charme insolite, qui n'avait qu'à s'avancer pour que l'on vît se tourner vers lui, comme un vol de mouettes, les têtes féminines.
« Toutes des femelles sans âme, se disait-il outré. Même les meilleures... même celle-ci. » Et il étreignait Angélique malgré sa réticence. La rage décuplait ses forces et le désir l'étourdissait au point qu'il n'entendait pas les paroles qu'elle lui disait en essayant en vain de le repousser. Le mot : « scandale » parvint enfin à son entendement.
– Est-ce qu'un scandale ne suffit pas pour ce soir ? suppliait Angélique. Par pitié, maître Berne, reprenez-vous... Soyez fort. Dominez-vous. Soyez un chef et un père.
Il ne savait qu'une chose, c'est qu'elle lui refusait ses lèvres, qu'elle aurait pu consentir à lui donner dans l'ombre.
– Pourquoi vous défendez-vous avec tant d'âpreté ? souffla-t-il. N'y a-t-il pas eu entre nous promesse de mariage ?
– Non, non. Vous vous êtes mépris. Cela est impossible. Cela ne se fera jamais. Maintenant je n'appartiens qu'à lui. À lui...
Il laissa retomber ses bras, comme frappé mortellement.
– Un jour, je vous expliquerai tout... reprit-elle voulant atténuer l'effet de sa déclaration, vous comprendrez que les liens qui m'unissent à lui... ne sont pas de ceux qu'on peut rompre...
– Vous êtes une misérable !
Sa haleine était brûlante. Ils chuchotèrent, ne pouvant élever la voix.
– Pourquoi avez-vous fait tout ce mal ? Tout ce mal ?
– Quel mal ? dit-elle dans un sanglot. J'ai cherché à sauver vos vies au risque de la mienne.
– C'est encore pire.
Il eut un geste de malédiction. Il ne savait plus ce qu'il voulait exprimer. Le mal qu'elle lui avait fait en étant si belle, en étant elle-même, en étant justement cette femme capable de s'immoler pour d'autres et en s'éloignant de lui après lui avoir fait entrevoir le paradis de la posséder et de l'avoir pour compagne.
*****
Angélique, sur sa couche, gardait les yeux grand ouverts. Autour d'elle les conversations avaient fini par s'éteindre. Une seule chandelle veillait sous le plafond bas, aux grosses poutrelles garnies d'anneaux et de crochets.
« Il faut absolument que j'explique à Gabriel Berne les liens qui m'unissent à Joffrey de Peyrac. C'est un homme droit et respectueux des sacrements. Il s'inclinera, tandis que me croyant seulement subjuguée par un aventurier, il est capable de se livrer aux pires extrémités pour m'arracher à son emprise. »
Si elle n'avait pas parlé tout à l'heure, c'était par crainte de déplaire aux ordres que lui avait donnés celui qu'elle persistait à considérer comme son mari. Il lui avait dit : « Ne parlez pas ». Et, pour rien au monde, elle n'eût osé contrevenir à cette consigne prononcée d'une voix étrangère et qui lui faisait passer un frisson dans le dos.
« Ne parlez pas. J'ai besoin que vous les surveilliez... S'ils savaient, ils vous prendraient pour ma complice... » Et, malgré ses propres dénégations à elle, en face des Protestants, elle ne pouvait s'empêcher de se torturer l'esprit pour essayer de découvrir le sens de ces inquiétantes paroles...
« S'il était vrai qu'il nous eût trompés... que ses projets soient criminels... qu'il n'ait plus de cœur... ni pour moi... ni pour personne... »
Le temps, en s'écoulant, loin de faire entre eux la lumière, épaississait l'obscurité.
« Ah ! qu'il me fait peur ! et qu'il m'attire ! »
Elle fermait les yeux, renversait la tête comme elle l'eût fait dans l'abandon, contre la dure paroi de bois. Derrière ce rempart battait la mer, incessante et indifférente.
« Mer... Mer qui nous emporte, écoute-nous... Mer... rapproche-nous. »
Pour rien au monde elle n'eût souhaité être ailleurs. Regrettait-elle de ne plus être la jeune comtesse de Peyrac, dans son château, entourée d'hommages et de richesses ? Assurément non. Ce qu'elle préférait, c'était d'être là, sur un navire sans nom et sans but, car ce cauchemar avait une saveur de merveilleux. Elle vivait quelque chose d'épouvantable et de magnifique à la fois qui écartelait son être. Sous la trame des incertitudes et des angoisses, elle gardait l'espoir de l'amour, un amour tel et si différent de ce qu'elle avait connu jusqu'alors, qu'il valait bien la peine d'être enfanté dans une telle douleur. Dans la transparence du sommeil, elle percevait les liens de réalités invisibles à ses yeux quand elle était éveillée.
Car ce navire portait l'amour comme il portait la haine. Angélique se voyait s'élançant, grimpant à travers des échelles interminables qui s'élevaient et se balançaient dans la nuit. Une force surhumaine la poussait vers lui. Mais une vague géante la saisissait et la projetait dans une soute béante et plus noire encore. Elle recommençait à s'accrocher à des échelons sans nombre, sa peur aggravée par la sensation lancinante qu'elle avait aussi perdu quelque chose de très précieux qui, seul, aurait pu la sauver.
C'était crucifiant : cette tempête au-dehors, ce double noir des soutes ouvertes sous ses pieds, et de la nuit au-dessus, où elle était lancée et rejetée par le roulis perpétuel et, surtout, ce sentiment intolérable de rechercher en elle le sésame qui lui donnerait la clé du songe et le moyen de s'en extirper.
Soudain, elle trouva : l'amour. L'amour dépouillé des herbes vénéneuses de l'orgueil et de la crainte. Sous ses doigts, les échelles de bois devenaient des épaules dures et inflexibles auxquelles elle s'accrochait, défaillante. Une faiblesse gagnait ses jambes. Plus rien ne la soutenait au-dessus du vide que des bras qui l'enserraient jusqu'à la douleur. Et elle était liée à lui comme une liane flexible à un tronc solide. Elle ne vivait plus par elle-même. Des lèvres étaient sur les siennes et elle y puisait son souffle avidement. Sans le baiser de ses lèvres, elle serait morte. Son corps entier avait soif de l'intarissable don d'amour que la bouche invisible lui dispensait. Toutes ses défenses étaient tombées. Son corps abandonné et livré à la violence exigeante d'un baiser d'amour était comme une algue flottant dans les courants d'une nuit sans fin. Mais plus rien n'existait que l'attouchement de deux lèvres chaudes qu'elle reconnaissait... oh ! oui, elle les reconnaissait...
Elle s'éveilla en sueur, haletante, et, redressée sur sa couche, resta la main posée sur sa poitrine à comprimer les battements de son cœur, bouleversée d'avoir pu éprouver, par le truchement d'un rêve qui arrachait tous les voiles, une sensation de volupté si puissante. Cela ne lui était pas arrivé depuis très longtemps.
C'était sans doute à cause de ce qui s'était passé dans la cale. La mélopée rituelle du primitif berçant l'accomplissement de son désir rôdait partout, se mêlant aux râles de la mer et hantant les songes des êtres endormis.
Encore en transe, elle regarda autour d'elle et distingua avec terreur à son chevet la forme d'un homme à genoux : Gabriel Berne.
– Est-ce vous, balbutia-t-elle. Est-ce vous qui... M'avez-vous... M'avez-vous embrassée ?...
Il répéta le mot à mi-voix, avec stupeur et secoua la tête.
– Je vous ai entendue gémir dans votre sommeil. Je ne pouvais dormir. Je suis venu.
L'obscurité lui avait-elle caché son extase inconsciente ? Elle dit :
– J'ai rêvé, ce n'est rien.
Mais il se rapprocha, sur les genoux, plus près encore.
Tout son corps à elle respirait l'amour insensé qu'elle venait d'éprouver, et dans l'état où il se trouvait il ne pouvait que subir l'attirance d'un appel vieux comme le monde. Des bras reprenaient Angélique, mais cette fois ce n'était plus un songe et ce n'était pas lui. Elle était assez éveillée pour le savoir. Malgré la fièvre dont elle était encore la proie, son esprit retrouvait assez de lucidité pour refuser l'étreinte étrangère. Elle supplia :
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