Il y eut un murmure, Manigault se déplaça lourdement et vint se planter devant elle.

– Qui défendez-vous là, dame Angélique ? demanda-t-il d'un ton froid. Un équipage de bandits et d'affreux paillards ? Ou, presque pire, leur capitaine ? L'homme suspect auquel vous nous avez livrés ?

Elle fut abasourdie de l'entendre. Perdait-il la tête ? Près de lui, les autres hommes tendaient les mêmes visages sévères et durs, et les lumières rares de l'entrepont accentuaient la fixité de leurs regards, sous leurs sourcils baissés, des regards implacables et justiciers qui réclamaient des comptes. Elle chercha Berne, et le vit debout parmi les autres, lui aussi glacé, soupçonneux.

Un mouvement d'impatience lui échappa. À force de ressasser leurs griefs et leurs appréhensions dans l'oisiveté forcée de la traversée, ils se cherchaient des ennemis. Il leur manquait peut-être d'avoir des papistes à maudire.

– Je ne défends personne. Je remets les choses à leur place. Bertille se serait conduite de cette même façon dans le port, qu'elle aurait couru les mêmes dangers. Elle a manqué de prudence et vous, ses parents, de vigilance. Quant à vous avoir livrés, moi ?...

Son calme l'abandonna.

– Avez-vous déjà oublié pourquoi vous avez fui La Rochelle ? Pourquoi vous êtes ici ? Vous n'avez donc pas compris ?... Vous étiez condamnés... tous !

Et elle leur jeta pêle-mêle ce qu'elle avait enduré entre les pattes de Baumier et de Desgrez. Les policiers savaient tout d'eux. La place des Huguenots était déjà marquée dans les cachots du Roi, sur les galères. Rien ne les aurait sauvés.

– ... Si vos frères vous ont trahis, vendus, n'en rejetez pas la faute sur ceux qui vous ont aidés. Je ne vous ai pas livrés... j'ai dû, au contraire, supplier le maître du Gouldsboro de vous prendre à son bord. Vous êtes assez au fait des choses de la mer pour mesurer ce que signifie l'embarque ment de cinquante passagers supplémentaires sur un navire qui n'y était pas préparé. Ses hommes mangent du biscuit et des salaisons depuis le premier jour pour réserver les provisions fraîches à vos enfants.

– Et à nos femmes que réservent-ils ? ricana l'avocat.

– Et pour lui-même, renchérit Manigault. Pousseriez-vous la naïveté, dame Angélique, jusqu'à croire qu'il nous aura rendu ce service sans réclamer une contrepartie ?

– Certes non. C'est à vous d'en débattre avec lui.

– Traiter avec un pilleur d'épaves !

– Vous lui devez la vie, n'est-ce pas déjà beaucoup ?

– Bast, vous exagérez !

– Non. Et vous le savez bien, monsieur Manigault. N'avez-vous pas rêvé à ce serpent qui vous étouffait et qui avait la tête du sieur Thomas, votre associé ! Mais maintenant que vous avez échappé au plus grand danger, vous ne voudriez même pas avoir d'obligation de reconnaissance envers les êtres étrangers qui vous ont fait la grâce de vous sauver, vous le bourgeois le plus considéré et le plus craint de La Rochelle ? Et pourquoi ? Simplement parce qu'il n'est pas des vôtres, parce qu'il ne vous ressemble pas... Le Samaritain vous a se courus et il a pansé vos plaies, mais il n'en demeure pas moins un Samaritain à vos yeux de Lévites infaillibles. Que peut-il venir de bon de Samarie ?...

Essoufflée, elle se détourna, hautaine.

« S'ils savaient quels liens m'attachent à lui, songeait-elle, ils me tueraient sans doute. J'y perdrais aussi le faible crédit que je peux encore avoir auprès d'eux... »

Malgré tout, ses paroles les ébranlaient. Son ascendant subsistait, combattant leur méfiance. Elle fut envahie d'une violente exaltation à la pensée qu'elle luttait pour lui, qu'elle avait à le défendre. Elle se rangeait d'emblée à ses côtés, bien qu'il la dédaignât, et elle essayerait d'étouffer les menaces qui pourraient s'élever contre lui. Une chose au moins la fortifiait. Les femmes n'avaient pas élevé la voix dans ce débat. Il leur était certes difficile de prendre parti. Le décor de leur univers avait basculé trop brusquement. Il y avait un peu de désarroi dans leur attitude et la difficulté de choisir entre les dangers du passé et ceux de l'avenir.

– Il n'en est pas moins vrai, grommela Manigault, après un silence tendu, que les projets de monseigneur le Rescator, à notre égard, sont plus que suspects. Le Gall est formel, et Briage et Charron... Mêlés à l'équipage, ils ont surpris des allusions qui ne nous laissent aucun doute. On ne nous emmène pas aux Iles. On n'en a jamais eu l'intention.

– On nous emmène peut-être en Chine, renchérit le médecin. Oui, certains des hommes semblent croire que le Rescator a découvert ce passage du Nord, vers la fabuleuse Cathay, le détroit qu'ont cherché en vain les navigateurs et les conquistadores...

Ils se regardèrent avec un nouvel effroi. Ils n'étaient pas au bout de leurs peines ! Ballottés au sein des océans, ils se retrouvaient livrés à leurs seules forces. Dans le silence, on entendit pleurer Bertille, et l'attention se reporta sur elle.

– Ma fille sera vengée, dit Mercelot. Si nous nous laissons faire et que le crime de ce Maure demeure impuni...

Il se tut brusquement, sur un signe de Manigault. Les hommes parlèrent à mi-voix un long moment. Angélique ne pouvait se dissimuler la gravité de la situation. Elle se sentait responsable.

Abaissant les yeux, elle eut pitié des enfants, dont les visages reflétaient l'inquiétude. Certains, cherchant secours contre l'effervescence et l'égarement des adultes, s'étaient assemblés comme des oisillons, les bras des aînés protégeant les plus petits. Elle s'agenouilla près d'eux, prit Honorine contre elle sous sa mante et s'évertua à les distraire en leur parlant des cachalots. Les matelots leur avaient promis de leur en montrer bientôt. Ce fut elle enfin qui rappela aux mères surexcitées l'obligation de préparer au sommeil leur nichée. L'ordre se rétablit peu à peu. Bertille avait reconnu qu'en dehors de la frayeur affreuse qu'elle avait éprouvée en se sentant emportée dans les bras puissants du Nègre, elle ne se souvenait pas de grand-chose, sauf d'un vague regret et qu'elle ne souffrait de nulle part. Le pasteur Beaucaire se tenait à l'écart, Abigaël près de lui. Ayant couché sa fille, Angélique vint vers eux.

– Oh ! Pasteur, murmura-t-elle épuisée. Que pensez-vous de tout cela ? Pourquoi les épreuves du doute et de la discorde s'ajoutent-elles à celles que nous devons subir ? Parlez-leur.

Le vieil homme gardait sa sérénité.

– Nous sommes au centre d'un tourbillon, dit-il, j'écoute et je n'entends que des clameurs incohérentes. Les paroles sont d'un faible poids contre le mur des passions dressées. Il vient un jour où le meilleur et le pire doivent s'affronter dans le cœur des hommes. Pour certains, ce jour est venu... Je ne peux que prier en attendant l'issue de ce combat du Bien avec le Mal. Cela ne date pas d'aujourd'hui.

Lui seul, le vieux pasteur, un peu plus maigre et blanchi par les fatigues du voyage, ne changeait pas.

– Votre sagesse est grande, pasteur.

– J'ai beaucoup été en prison, dit le vieil homme avec un soupir.

S'il avait été un ministre de sa propre religion, elle aurait aimé se confesser à lui et, sous le sceau du secret sacramental, lui dire toute la vérité et lui demander conseil. Mais même ce secours spirituel lui était refusé.

Elle se tourna vers Abigaël dont l'attitude reflétait celle de son père. Sérénité, patience.

– Abigaël, que va-t-il se passer ? Où nous mènera cette haine qui est en train de s'élever entre nous ?

– La haine est souvent le fruit de la souffrance, murmura la jeune fille.

Ses yeux résignés regardaient quelqu'un au delà d'Angélique. La silhouette massive de Gabriel Berne se découpait noire dans le halo des lanternes. Angélique voulut l'éviter, mais il la suivit et, implacable, l'obligea à se retirer avec lui vers l'extrémité obscure de l'entrepont. À l'écart ils pourraient échanger quelques mots, ce qui leur était rarement possible dans cette cohue perpétuelle...

– Ne vous dérobez pas encore une fois. Vous me fuyez. Les jours passent et je n'existe plus à vos yeux !...

C'était vrai.

Chaque jour, Angélique se sentait envahie dans tout son être par la personnalité, la présence de celui qu'elle avait aimé, qu'elle aimait toujours et auquel elle était liée en dépit de tout. Il ne pouvait plus y avoir de place en elle pour un autre homme, ne serait-ce qu'une trace d'intérêt sentimental, et elle avait, sans presque s'en rendre compte, laissé Abigaël se préoccuper de la santé de maître Berne dont les blessures l'avaient tant inquiétée au début du voyage.

Maintenant, il était guéri, puisqu'il se tenait debout, sans gaucherie apparente dans ses mouvements.

Il l'avait prise par les bras, fermement, et elle voyait briller ses yeux sans parvenir à distinguer les traits de son visage. La fièvre inusitée de ce regard était la seule chose qui le différenciait de l'homme près duquel elle avait vécu si paisiblement à La Rochelle. Mais cela suffisait pour qu'elle ressentît désormais une gêne à le voir s'approcher d'elle. De plus, sa propre conscience lui adressait des reproches.

– Écoutez-moi, dame Angélique, reprit-il d'un ton mesuré, il faut que vous choisissiez ! Celui qui n'est pas avec nous est contre nous. Avec qui êtes-vous ?

Elle riposta promptement.

– Je suis avec les gens de bon sens contre les imbéciles.

– Vos mots d'esprit de salon ne sont pas de mise ici. Et vous le savez vous-même. Quant à moi, certes, je n'ai pas le cœur à en rire. Répondez-moi sans plaisanter.

Et il crispa ses doigts sur ses bras au point de la faire hurler. Décidément, il était bien remis de ses blessures. Il avait retrouvé toute sa vigueur.

– Je ne plaisante pas, maître Berne. Devant la panique qui est en train de vous saisir tous et qui peut vous mener à des actes regrettables, je suis pour ceux qui, sans se leurrer sur les difficultés qui les attendent, font cependant confiance à l'avenir et ne se mettent pas la tête à l'envers en affolant jusqu'à nos enfants.