Ce cri devenait brutal comme une adjuration, puis mourait et traînait longtemps, s'enflant d'une douceur douloureuse et menaçante qui rappela à Angélique les roucoulements des fauves en amour, la nuit, dans le Rif.
Ses cheveux se hérissèrent et d'un geste inconscient, elle se cramponna au bras de son mari. Celui-ci avait porté la main sur le rideau rouge en haillons et l'écartait. Le spectacle qui s'offrit à leurs yeux était effrayant. Et, en même temps, d'une telle insolite beauté que Joffrey de Peyrac, lui-même, demeura un instant figé, comme hésitant àintervenir.
Ce trou, au fond des entrailles du navire, cette cambuse, éclairée d'une lumière rare que balançait une veilleuse d'argent, c'était le repaire du Maure. Il y avait entassé ses trésors, son butin des longues années de campagnes en mer. Des coffres de cuir remplis de mille bibelots, des tapis, des coussins de soie éraillée, des bouteilles et des gobelets de verre grossier, bleus ou rouges ou noirs, et des plats d'émaux anciens pareils à des broderies. D'un sac en peau de chèvre, ruisselaient sur le sol des bijoux d'or et de pierres précieuses. Des paquets de chanvre, à demi pourri par l'humidité, pendaient au mur, destinés à la pipe du narguilé dont les cuivres brillaient dans la pénombre. Une odeur de musc, presque insupportable, se mêlait à celle, fraîche, de la menthe et à l'autre, pénétrante, du sel marin qui corrompait et noircissait les quelques richesses amassées là par ce fils du désert.
Et, parmi ce désordre somptueux et misérable, gisait Bertille évanouie. Sa blonde chevelure traînait sur le tapis se mêlant aux bijoux épars. Ses bras abandonnés ressemblaient à de blanches tiges sans forces.
Le Maure ne lui avait pas ôté ses vêtements. Seules ses jambes étaient dénudées. Elles jaillissaient, pâles, nacrées, si déliées et graciles qu'elles semblaient n'appartenir qu'à une créature de rêve, une nymphe translucide, modelée dans l'albâtre par la main d'un dieu. Penché sur cette fragilité, le Maure, haletant, psalmodiait. Son corps, entièrement nu, n'était plus qu'une magnifique statue de bronze, agitée de frissons et de mouvements convulsifs. Entre ses bras raidis, sur lesquels il prenait appui, on voyait tressauter le petit sachet de cuir, pendu à son cou, qui conservait les amulettes de sa « baraka ». Comme deux colonnes noires invincibles, ses bras semblaient emprisonner la proie qu'il avait ravie.
Il paraissait géant, énorme, tous les muscles de son corps gonflés par la force sensuelle qui le possédait. Le long de son échine et de ses reins en sueur, chacun de ses mouvements lovait des serpents d'or.
Sur les lèvres entrouvertes, la mélopée incantatoire devenait rapide, insistante, syncopée jusqu'à l'hystérie...
– Abdullah !
Le chant diabolique s'interrompit net. La voix sourde du maître arrachait le fou à son extase.
– Abdullah !
Le Maure frémit comme un arbre sous la cognée. Et soudain, avec un rugissement, il se redressa, se rejeta en arrière, les prunelles incandescentes, l'écume aux lèvres. Ses mains happèrent un cimeterre accroché à la paroi.
Angélique poussa un cri perçant, La lame lui avait paru siffler à deux doigts de la tête de Joffrey de Peyrac. Celui-ci s'était baissé promptement. À nouveau, la lame meurtrière faillit l'atteindre. Il l'évita encore et réussit à ceinturer l'énergumène. II lui parlait dans sa langue, essayant de le ramener à la raison. Mais l'Arabe le dominait. Les transes de son désir frustré le rendaient d'une force incroyable.
Nicolas Perrot intervint et ce fut, pendant quelques instants, dans l'étroite cabine, un combat sauvage et incertain.
La lampe à huile heurtée se renversa à demi. Brûlé à l'épaule, Abdullah poussa un hurlement. Et soudain, il parut revenir à lui.
La passion qui avait fait de lui comme l'officiant d'un rite éternel le quitta. Il retomba à l'état d'un simple mortel, un serviteur fautif et regarda autour de lui en roulant des yeux effarés. Son grand corps se mit à trembler tandis que, lentement, comme sous la pression de la main de son maître, il glissait à genoux. Soudain il ploya entièrement, le front à terre, dans ses bras joints, murmurant de rauques paroles tristes et résignées d'avance. Angélique s'était penchée sur Bertille. La jeune fille n'était qu'évanouie sous l'empire de la frayeur. Elle n'avait pas été frappée. Peut-être un peu suffoquée par la main qui avait étouffé ses cris, alors que le Maure, avec sa force herculéenne, se glissait avec sa proie jusqu'au fond du navire.
Angélique la souleva, la secoua un peu, et rectifia vivement le désordre de ses effets. Pas assez vite cependant pour que maître Mercelot ne pût saisir toute la signification de la scène qu'il découvrait.
– Horreur ! Et honte ! cria-t-il. Ma fille, mon enfant ! Seigneur !
Il tomba à genoux près de Bertille, la serrant contre lui, en l'appelant avec désespoir, puis se redressant, il se rua sur le Maure effondré et se mit à le frapper. Puis, apercevant le cimeterre il s'en saisit avant qu'on ait eu le temps de prévoir son geste. La poigne de Joffrey de Peyrac arrêta, une fois de plus, de justesse, la lame meurtrière. Lui-même et Nicolas Perrot, ainsi que l'Indien, eurent toutes les peines du monde à maîtriser le père outragé. Celui-ci finit par lâcher prise et, lui aussi, s'abandonna.
– Maudit soit le jour où nous avons mis les pieds sur ce navire, murmura-t-il, les yeux hagards. Je tuerai ce misérable de ma main, j'en fais serment.
– Je suis seul maître à bord après Dieu, répondit durement le Rescator. C'est à moi seul qu'il incombe de rendre la justice.
– Je vous tuerai aussi, dit Mercelot livide. Nous savons maintenant qui vous êtes, un bandit, un vil trafiquant de chair humaine, qui n'hésitez pas à distribuer nos femmes et nos filles en prime à votre équipage et à nous vendre, nous, grands bourgeois de La Rochelle, comme des esclaves. Mais nous déjouerons vos plans...
Il haleta dans le silence pesant. Joffrey de Peyrac se tenait toujours devant le Noir arabisé effondré et gémissant. Il eut son bizarre sourire qui déformait ses traits couturés, et le rendait assez effrayant.
– Je comprends votre émoi, maître Mercelot, dit-il avec calme. Je déplore cet incident...
– Simple incident ! hoqueta le papetier. Le déshonneur de ma fille ! Le martyre d'une malheureuse enfant qui...
Il ploya les épaules et, plongeant son visage dans ses mains, eut un sanglot.
– Maître Mercelot, je vous en supplie, dit Angélique, écoutez-nous, avant de vous mettre dans cet état. Grâce au ciel, nous sommes arrivés à temps. Bertille en sera quitte pour la peur. Et la leçon lui servira à se montrer prudente dans l'avenir...
Mais le papetier paraissait ne pas entendre les paroles qu'on lui adressait et l'on n'osait le lâcher, ne sachant à quelles extrémités il pourrait se livrer. Bertille, en revenant à elle, lui rendit son sang-froid :
– Père ! Père ! hurla-t-elle.
Il se rendit auprès d'elle pour la rassurer.
*****
Le retour de Bertille dans l'entrepont se fit parmi l'effervescence et la consternation générale. Portée par son père et l'Indien, elle gémissait d'une façon mourante, puis poussait de temps à autre des cris hystériques. On l'étendit sur sa couchette inconfortable faite de paille et de manteaux. Elle repoussait sa mère, mais, sans qu'on sût pourquoi, se cramponnait à Angélique, qui fut obligée de demeurer à son chevet, tandis que les questions, les exclamations, les récits et les détails les plus invraisemblables de l'affaire se croisaient au-dessus de leurs têtes.
– Vos pressentiments étaient justes, Manigault, disait le papetier accablé. Et ma pauvre enfant a été leur première victime...
– Pressentiments ! répéta Manigault. Vous voulez dire : certitudes, mon pauvre ami. Ce que Le Gall a surpris des projets de ces criminels ne laisse aucun doute sur leurs intentions. Nous sommes tous des prisonniers, voués à un sort affreux...
Des femmes se mirent à pleurer. Bertille hurla plus fort en se débattant contre un invisible adversaire.
– Avez-vous fini de rendre hystérique tout le monde ? cria Angélique. Elle saisit le papetier par son rabat et le secoua sans aucun respect.
– Combien de fois faudra-t-il vous répéter qu'il ne lui est rien arrivé de grave. Elle est aussi intacte que le jour de sa naissance. Faut-il vous dire exactement où les choses en étaient quand nous sommes intervenus, si vous n'êtes pas capable de comprendre à demi-mot et de rassurer votre femme et votre fille ?
Maître Mercelot battit en retraite. Il y avait un certain aspect d'Angélique en colère, qu'un homme avait quelques difficultés à affronter. L'avocat Carrére le relaya.
– Vous reconnaissez vous-même que vous êtes intervenus juste à temps, ricana-t-il, ce qui revient à dire que si vous étiez intervenus plus tard, la malheureuse enfant...
– La « malheureuse enfant » a tout fait pour s'attirer cette mésaventure... et elle le sait bien, dit Angélique avec un regard à la victime qui cessa soudain ses pleurs et parut mal à l'aise.
– Voulez-vous insinuer que ma fille a provoqué les hommages répugnants de ce Noir ? demanda Mme Mercelot toutes griffes dehors.
– En effet, je l'insinue. J'ai même fait des remontrances à Bertille à ce sujet. Ses compagnes étaient présentes.
– C'est vrai, dit Rachel timidement.
– Ah ! cela vous va bien de donner des leçons de morale.
Angélique sentit l'intention malveillante mais ne la releva pas. Ces gens avaient raison d'être bouleversés.
– C'est en effet seulement quand on a l'expérience de la vie qu'on peut vraiment juger du comportement indécent ou non d'une jeune fille étourdie. Ce n'est pas une raison pour accuser des plus vils desseins l'équipage entier et aussi son capitaine...
"Angélique et son amour Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et son amour Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et son amour Part 1" друзьям в соцсетях.