– Que faites-vous ici ? Vous ne pouvez donc respecter la discipline du bord ? Les passagers ne doivent encombrer le pont qu'aux heures prescrites. Il n'y a que vous pour vous permettre d'aller et venir à votre guise. De quel droit ?

Stupéfaite de la mercuriale, Angélique se mordit les lèvres. Tout à l'heure, comme elle s'approchait des appartements de son mari, elle avait été bouleversée en entendant les accents de la guitare. Mais d'autres préoccupations la poussaient en ces lieux. Elle dit, en se contraignant au calme.

– J'ai des raisons sérieuses de rompre la discipline du bord, monsieur. Je venais m'informer d'Abdullah, votre serviteur. Est-il chez vous ?

– Abdullah ! Pourquoi ?

Il tourna la tête, chercha la silhouette du Maure, drapé dans sa djellabah et ne l'aperçut point. Elle distingua son mouvement de surprise et de contrariété et insista, pleine d'anxiété.

– N'est-il pas là ?

– Non... Pourquoi ? Que se passe-t-il ?

– Une des jeunes filles a disparu... et je crains pour elle... à cause de ce Maure.

Chapitre 21

Séverine et Rachel s'étaient glissées jusqu'à Angélique.

– Dame Angélique, Bertille n'est pas là.

Elle ne comprenait pas où les petites voulaient en venir. Rachel lui raconta qu'au moment où ils devaient réintégrer la batterie de l'entrepont, qui leur servait à tous de logement, Bertille avait décidé de rester encore au-dehors.

– Pourquoi ?

– Oh ! elle est un peu folie en ce moment, dit Rachel. Elle prétendait qu'elle en avait assez d'être entassée dans une étable et qu'elle souhaitait un peu de solitude. À La Rochelle, elle avait sa chambre pour elle toute seule, ajouta la fille aînée des Carrère avec une admiration envieuse, alors vous comprenez...

– Mais cela fait plus de deux heures et elle n'est pas rentrée, insista Séverine alarmée. Une vague l'a peut-être enlevée ?

Angélique se leva et alla trouver Mme Mercelot qui tricotait dans son coin avec deux voisines. On avait pris des habitudes, on se recevait d'un coin à l'autre. Mme Mercelot parut surprise. Elle croyait Bertille avec ses amies. Tout le monde fut aussitôt alerté et l'on dut se rendre à l'évidence : la jeune fille n'était pas là. Maître Mercelot se précipita avec fureur au-dehors. Bertille en prenait trop à son aise depuis quelques jours. Elle allait apprendre à ses dépens qu'une fille doit rester soumise à ses parents sous toutes les latitudes et en toutes circonstances.

Il revint peu après, soucieux. Il ne la trouvait pas. On n'y voyait goutte sur ce maudit navire et les matelots qu'il avait abordés le regardaient d'un air hébété, comme des brutes qu'ils étaient.

– Dame Angélique, veuillez m'aider. Vous connaissez la langue de ces gens-là. Il faut qu'ils nous assistent dans nos recherches. Bertille est peut-être tombée dans une écoutille ou s'est brisée un membre.

– La mer est haute, dit l'avocat Carrère. La jeune fille a pu être enlevée par une lame comme l'autre jour la petite Honorine.

– Seigneur ! souffla Mme Mercelot en s'effondrant à genoux.

La nervosité des passagers éclata. Ils avaient tous des visages blêmes et tirés sous les lampes. C'était la troisième semaine de traversée, celle où, dans les difficultés, la résistance morale faiblit, qu'il arrivât quelque chose à l'un d'entre eux et leur calme apparent se briserait. Angélique n'avait aucune envie de suivre le papetier sur le pont. Bertille, lunatique comme toutes les filles de son âge, devait prolonger une vague rêverie, dans quelque coin d'ombre, sans imaginer un seul instant qu'on s'inquiétait à son sujet. Son désir de solitude était, après tout, fort compréhensible. Chacun l'éprouvait. Pourtant Angélique, se sentant vaguement responsable, demanda à Abigaël de bien vouloir veiller sur Honorine, pendant son absence. Elle rejoignit au-dehors Mercelot, Berne et Manigault et les trouva en discussion avec le bosco qui leur enjoignait par gestes de réintégrer leur domicile. Il refusait toute explication. Il fit signe à ses hommes qui saisirent les trois Protestants sous les aisselles.

– Ne me touchez pas, bandits, hurla Manigault, ou je vous assomme.

Il était deux fois plus solide que les Maltais olivâtres qui prétendaient lui faire entendre raison, mais ceux-ci avaient des couteaux. Ils s'empressèrent d'ailleurs de les faire jaillir de leurs ceintures. La scène était d'autant plus confuse que mal éclairée. Une fois encore, l'intervention pacifique du Canadien Nicolas Perrot arrêta l'effusion de sang en perspective. Angélique le mit au courant. Il traduisit ses paroles à l'intraitable Erikson, mais celui-ci avait des ordres. Pas de passagers sur le pont, à la nuit tombée. Toutefois il voulut bien hocher la tête avec perplexité en apprenant qu'une des passagères avait disparu.

De temps en temps, Mercelot appelait, les mains en porte-voix « Bertille, où es-tu ? ». Rien ne répondait que le vent et ce craquement permanent du navire balancé sur les flots noirs. La voix du papetier s'étranglait.

Erikson finit par autoriser la présence du père. Les autres, disait-il, devaient réintégrer l'entrepont et on les y barricada sans ménagement.

Angélique était restée près de Nicolas Perrot.

– J'ai peur, lui confia-t-elle, à mi-voix. Je vous avouerai que j'ai moins peur de la mer que des hommes. Est-ce que l'un d'eux, découvrant la jeune fille seule, n'aurait pas cherché à l'entraîner ?

Le Canadien parla en anglais au quartier-maître. Celui-ci grommela, mais après s'être dandiné avec humeur, il s'éloigna en jetant quelques mots par-dessus l'épaule.

– Il dit qu'il va faire l'appel de tous les membres de l'équipage, depuis ceux qui sont dans la hune, jusqu'à ceux qui sont au repos. Pendant ce temps, nous allons fouiller le pont.

Ce fut encore lui qui leur procura des lanternes. Le moindre tas de cordages fut examiné et Nicolas Perrot alla jusqu'à explorer l'intérieur de la chaloupe et du caïque de secours. Ils se retrouvèrent devant le poste d'équipage, sous le gaillard d'arrière, d'où le bosco les hélait.

– Tous les hommes sont en place, leur dit-il... Pas de manquant.

Des matelots mangeaient la soupe dans la lueur imprécise des lampes à huile. L'atmosphère embrumée par la fumée des pipes était à couper au couteau. Il régnait une violente odeur de tabac et d'alcool. En voyant se tourner vers lui ces faces tannées aux yeux sombres et luisants, maître Mercelot réalisa seulement que la mer n'était pas le seul danger que pouvait courir Bertille.

– Pensez-vous qu'un de ces individus aurait pu attenter à la pudeur de ma fille ? chuchota-t-il en devenant aussi blanc que son collet.

– Pas un de ceux-là en tout cas, puisqu'ils sont présents.

Mais, une fois lancée, l'imagination du papetier franchissait les étapes.

– Cela ne prouve rien. Le forfait accompli, on a pu l'étrangler et la jeter à la mer afin qu'elle ne parle pas...

Ses tempes se couvraient de sueur.

– Je vous en prie, l'adjura-t-elle, ne vous mettez pas ainsi martel en tête. Erikson propose des hommes pour fouiller le navire de fond en comble.

Et, tandis qu'elle parlait, elle songea dans un éclair au Maure Abdullah. Impulsive, sûre d'avoir deviné juste, Angélique s'élança vers l'étage supérieur. Le Maure n'était pas, comme il aurait dû l'être, en faction devant la porte de son maître. Angélique restait immobile, suppliant au fond d'elle-même : « Mon Dieu, faites que ce ne soit pas cela. Ce serait trop terrible pour nous tous. »

Derrière les vitres, s'élevait le son d'une guitare. Puis, Joffrey de Peyrac surgit devant elle, dur et impitoyable.

Il était si bizarre qu'en lui parlant d'Abdullah elle s'attendait à voir rejaillir sa colère. Mais il parut au contraire retrouver son sang-froid habituel. En un instant, il redevint le maître du navire, attentif et vigilant.

Il regardait l'emplacement où Abdullah se tenait d'habitude et que, depuis des années, l'esclave maure n'avait jamais déserté sans ordre. Ses sourcils se froncèrent avec inquiétude et il jura :

– Mordious, j'aurais dû le surveiller. Allons vite.

Il rentra chez lui pour prendre une lanterne sourde.

*****

Joffrey de Peyrac avait gagné le pont inférieur, « la grand-rue ». Il rejetait lui-même les loquets d'une écoutille. Il s'engouffra dans l'ouverture et commença à descendre, ne s'aidant que d'une main, l'autre tenant la lampe. Angélique était tellement surexcitée qu'elle le suivit à son tour sans prendre garde à la raideur des échelles. Nicolas Perrot les rejoignit puis, tant bien que mal, maître Mercelot que l'angoisse jetait, sans qu'il s'en aperçût, dans des exercices dont il avait perdu depuis longtemps l'habitude.

Ils ne cessaient de descendre. Jamais Angélique n'aurait pu croire qu'un bateau fût si profond. Une odeur saumâtre et humide serrait la gorge.

Ils s'arrêtèrent enfin devant un obscur boyau. Joffrey de Peyrac posa la main sur l'ouverture de la lampe afin d'en voiler la lumière. Alors, dans le lointain, à l'extrémité du couloir, Angélique distingua une autre lueur, rougeâtre comme celle qu'aurait donnée une flamme derrière un rideau pourpre.

– Il est là ? chuchota Nicolas.

Joffrey de Peyrac fit un signe affirmatif. Maître Mercelot se débattait sur la dernière échelle, soutenu par une ombre silencieuse et secourable, celle de l'Indien, qui s'était coulé derrière son maître.

Le comte tendit sa lanterne au Canadien lui indiquant d'un signe d'éclairer la descente du papetier.

Puis il s'engagea à pas de loup dans le couloir. Il marchait rapidement et sans aucun bruit. Et, dans ce silence, où rôdait le grondement sourd et comme lointain de la mer, les oreilles d'Angélique croyaient surprendre les sons d'une mélopée étrange et monocorde, qui s'élevait, retombait, du cri au murmure, sur deux notes, rauques puis voilées. Non, elle ne rêvait pas. L'incantation se précisait à mesure qu'ils approchaient, emplissait, comme des relents d'un mauvais songe, l'étroit couloir obscur et visqueux.