Il surmonta l'épreuve. Le temps, la patience lui permettraient un jour, se disait-il, de retrouver celle qu'il ne pourrait jamais oublier.

*****

Aussi, lorsqu'il se retrouva sur les bords de la Méditerranée, son premier geste fut-il d'envoyer un messager à Marseille afin d'obtenir des nouvelles de sa femme et de son ou de ses fils. Après avoir mûrement réfléchi, il décidait de ne pas se manifester parmi ses anciens amis et pairs du royaume de France. Depuis longtemps, ceux-ci devaient l'avoir oublié. Il s'adressa encore au père Antoine, aumônier des galères royales, lui demandant de se rendre à Paris et d'y retrouver l'avocat Desgrez. Le garçon débrouillard et intelligent, qui l'avait défendu non sans courage, lors de son procès, lui inspirait confiance. En attendant, il dut partir pour Constantinople. Auparavant, il avait pris soin de se faire fabriquer par un artisan espagnol de Bône, des masques de cuir fin et rigide qui dissimulaient son visage. Il ne tenait pas à être reconnu. Le hasard lui ferait certainement croiser des sujets de Sa Majesté le Roi de France, ainsi que des représentants de la multiple parenté qu'il possédait en tant que seigneur de haut-lignage, parmi la noblesse étrangère. Chez les seuls chevaliers de Malte, il possédait déjà deux cousins. La Méditerranée, grande lice des combats contre l'Infidèle, attirait les blasons d'Europe.

Sous les bannières barbaresques, la situation de l'ex-seigneur toulousain demeurait fort ambiguë. Chassé par les siens, il s'intégrait au monde exactement opposé, l'Islam, qui depuis des siècles, par un jeu de balance, marquait de son avance tout recul de la chrétienté. À la décadence spirituelle de celle-ci, les Turcs ottomans avaient répondu en submergeant des pays jusqu'alors profondément chrétiens : la Serbie, l'Albanie, la Grèce. D'ici quelques années ils martèleraient aux grilles dorées de Vienne-la-Catholique. Les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, après la grande Crête, puis Rhodes, ne possédaient plus que la minuscule Malte. Or, Joffrey de Peyrac se rendait auprès du Grand Turc. Aucun scrupule n'altérait sa conscience. Il ne s'agissait pas en effet d'apporter son aide de Chrétien aux ennemis d'une foi qu'il ne reniait pas. Il avait une autre idée en tête. Il lui apparaissait nettement que le désordre délirant qui régnait dans les eaux méditerranéennes était dû autant aux exactions de l'Europe chrétienne qu'aux pirateries barbaresques, ou aux conquêtes ottomanes. À tout prendre, les filouteries d'un Turc, relativement naïf dans les questions commerciales, n'égaleraient jamais celles d'un banquier vénitien, français ou espagnol. Assainir les monnaies représentait une tâche de paix à laquelle personne ne songeait. Pour ce faire, Joffrey de Peyrac tiendrait entre ses mains le contrôle des deux grands leviers de l'époque : l'or et l'argent, et il savait déjà comment il y parviendrait.

À la suite de ses entretiens avec le Sultan des Sultans et ses conseillers du Grand Divan, il installa son quartier général à Candie, dans un palais des environs de la ville. Il y donnait une fête lorsque son messager, revenu de France, se fit annoncer. Tout disparut alors de ses préoccupations du moment. Il abandonna ses hôtes pour aller au-devant du serviteur arabe :

« Viens ! entre vite. Parle... »

L'homme lui avait remis une lettre du père Antoine. L'ecclésiastique y relatait brièvement, dans un style volontairement impersonnel, les résultats de son enquête à Paris. Il avait appris par l'avocat Desgrez que l'ex-comtesse de Peyrac, veuve d'un gentilhomme que tout le monde croyait mort brûlé en place de Grève, s'était remariée avec un sien cousin, le marquis du Plessis-Bellière, qu'elle en avait eu un fils et qu'elle vivait à la Cour, à Versailles où elle occupait d'honorables charges.

*****

Il avait froissé le papier dans sa main.

Ne pas y croire d'abord ! Impossible !... Puis l'évidence qui s'imposait peu à peu tandis qu'il découvrait, comme un rideau se déchire, combien il était naïf de sa part de ne pas avoir imaginé plutôt un pareil dénouement. Quoi de plus naturel, en vérité ! Une veuve d'une beauté et d'une jeunesse éclatantes allait-elle s'enterrer dans un vieux château de province et faire de la tapisserie comme Pénélope ?

Recherchée, courtisée, épousée, paradant à la Cour du roi de France, tel devait être son sort. Pourquoi n'y avait-il pas songé plus tôt ? Pourquoi ne s'était-il pas préparé à ce choc ? Pourquoi souffrait-il tant ?

L'amour rend stupide. L'amour rend aveugle. Et c'était le savant comte de Peyrac qui seul l'ignorait.

Parce qu'il l'avait façonnée à son goût, était-ce une raison pour qu'elle n'échappât jamais à son emprise ? La vie et les femmes sont fluctuantes. Il aurait dû le savoir. Il avait péché par présomption.

Qu'elle fût son épouse par surcroît ajoutait au sentiment dont elle avait su le convaincre, qu'elle n'existait que par lui et pour lui. Il s'était laissé prendre au piège des plus subtiles jouissances que lui tendait l'esprit riche et gai de la jeune femme, prompt et courant comme l'eau des gaves. À peine goûtait-il la saveur de la sentir liée à lui par des fibres éternelles, que le sort les avait séparés. Homme rejeté, et désormais sans pouvoir, pourquoi réclamait-il la fidélité du souvenir ? La femme qu'il aimait, sa femme, son œuvre, son trésor, s'était offerte à d'autres.

Quoi de plus naturel, se répétait-il. L'avait-elle aveuglé au point qu'il n'ait jamais soupçonné chez elle les autres tendances en germe ? Une femme qui a tant reçu de la nature n est pas douée pour la fidélité. Ne connaissait-il pas, pour l'avoir éprouvée lui-même, la puissance de son attrait, subtile auréole qui environnait sa démarche, ses moindres gestes, et qui était comme l'essence de son charme ? Plus rares qu'on ne croit sont les femmes nées pour captiver l'homme. Non pas un seul homme élu, mais tous ceux qui les approchent. Angélique était de cette espèce. Avec inconscience, avec innocence... Du moins l'avait-il cru ! À quels calculs ne se livrait-elle pas déjà lorsqu'il l'avait conduite au mariage du Roi ? Si jeune encore, à peine sortie de l'adolescence, il n'ignorait pas qu'elle possédait des qualités d'autant plus fascinantes que dangereuses : un caractère d'acier, une intelligence intuitive, de la ruse. Tout cela mis au service de l'ambition, jusqu'où pouvait-elle monter ? Hé ! jusqu'au beau marquis du Plessis, favori de Monsieur, frère du Roi. Jusqu'au Roi lui-même, pourquoi pas ?

Comme il avait eu raison de ne pas s'inquiéter pour elle !...

*****

Le messager devant les yeux fulgurants de son maître s'était prosterné, pétrifié de crainte, Joffrey de Peyrac serrait la lettre dans son poing, comme s'il avait voulu refermer ses doigts crispés sur le cou blanc d'Angélique.

Puis il avait éclaté de rire. Mais son rire lui restait dans la gorge et il étouffait. Car il ne pouvait plus rire aisément depuis que sa voix s'était brisée. À cela, les soins d'Abd-el-Mechrat n'avaient pu remédier. Il lui avait seulement rendu l'usage d'une parole audible. Ne plus rire. Ne plus chanter. Il avait l'impression d'être emprisonné dans un carcan de fer. Le chant libère la douleur de l'âme. Aujourd'hui encore, des années plus tard, sa poitrine s'emplissait de cris qui ne pouvaient plus jaillir. Il s'était habitué à cette mutilation, mais aux heures de détresse, il la supportait mal. Des heures de détresse qu'il ne devait qu'à Angélique !

Le reste, il se l'était répété cent fois, ne l'avait pas atteint : tortures de la chair, exil, ruine, il se serait accommodé de tout. Mais il y avait eu elle.

Elle avait été sa seule faiblesse. La seule femme qui l'ait fait souffrir. Et il lui en voulait aussi de cela.

Est-ce qu'on souffre pour un amour ? Est-ce qu'on souffre pour une femme ?

Chapitre 20

Et maintenant que, loin de tout ce qui avait été leur passé, le Gouldsboro les avait réunis, et les entraînait tous deux, dans une nuit incertaine, et maintenant qu'il n'était plus que le Rescator, un corsaire brûlé par le sel des océans et d'âpres aventures, des combats, des intrigues, des haines d'hommes luttant pour la puissance, par le fer, le feu, l'or ou l'argent, et qu'Angélique était devenue une femme si différente de celle qui l'avait fait souffrir, allait-il retomber dans les pièges anciens des tourments et des regrets dont il se croyait libéré ? Il se mit à arpenter avec colère le tapis de sa cabine.

Près d'un coffre il s'arrêta, l'ouvrit et, soulevant les feutres et les soies qui l'enveloppaient soigneusement, il en sortit une guitare. Acquise à Crémone, au temps où il espérait encore retrouver sa voix, elle était demeurée, comme lui, bien souvent muette. Il en avait gratté les cordes parfois, pour complaire à des compagnes de passage, mais l'accompagnement sans le chant le décevait. Il avait pourtant gardé sa maestria d'antan. Il jouait d'une façon plus qu'aisée : envoûtante, dégagée et détendue. Mais venait toujours l'instant où, entraîné par la musique, il sentait l'air gonfler ses poumons et la puissance du chant le porter sur ses ailes poétiques.

Cette fois encore, il essaya. Sa voix cassée, rauque et malhabile, brisant la mélodie, l'arrêta. Il secoua la tête. « Enfantillages ! » Ah ! le vieil homme n'acceptera jamais de se raboter aux pierres du chemin. Plus il va, plus il voudrait tout conserver, tout embrasser. La loi n'est-elle pas qu'une acquisition en remplace une autre ? Peut-on à la fois connaître la joie d'aimer et la liberté du cœur ?

Et, soudain, mû par un pressentiment, il traversa la pièce, ouvrit brusquement la porte qui donnait sur le balcon.

Elle était là, fantôme de l'autre femme, et son blanc visage émergeant de la nuit, hiératique dans sa mante noire, rappelait sans le ressusciter celui qu'il venait d'évoquer. Il fut pris d'une absurde confusion à la pensée qu'elle venait de surprendre ses essais malhabiles. La rancœur lui donna un ton particulièrement discourtois.