Joffrey de Peyrac laissait les contrées qu'il avait trouvées désordonnées à son arrivée, en pleine activité, lors de son départ pour Fez. Les petits sultans locaux s'étaient fait une raison, et encourageaient maintenant leurs sujets à poursuivre des travaux qui satisfaisaient les maîtres du Nord, desquels ils recevaient en échange, pacotille, étoffes et mousquets, ces derniers trésors chichement distribués aux plus fidèles.

Après les palais rouges et barbares des bords du Niger, Miquenez, animée, riche, belle et plantée de jardins merveilleux, offrait une image de civilisation. Le goût du faste des Arabes plaisait à Joffrey de Peyrac. Lui-même, pénétrant dans la ville avec son escorte vêtue des plus somptueuses étoffes et nantie d'armes de choix acquises aux trafiquants portugais sur la côte, ou aux marchands égyptiens de l'intérieur, impressionna fortement Moulay Ismaël.

Un souverain jaloux aurait pu lui faire payer cher son ostentation. Le comte de Peyrac en avait fait l'expérience sous d'autres cieux, avec Louis XIV. Ce n'était pas là raison suffisante pour se renier, pensait-il. Et, comme il traversait la ville sur son cheval noir, drapé dans son manteau de laine blanche rebrodé d'argent, il s'aperçut qu'il ne jetait qu'un regard indifférent sur les esclaves chrétiens qui, misérablement, traînaient leurs charges sous le fouet des joldaks, armée d'élite du Commandeur des Croyants.

Moulay Ismaël le reçut avec pompe. Loin de prendre ombrage du renom du savant chrétien, il se sentait honoré d'avoir obtenu de lui de si grands services sans l'avoir humilié par la contrainte ou la torture. Chapitré par Osman Ferradji, lequel ne parut pas à cette entrevue, le Sultan évita d'aborder, devant son hôte, la question qui lui tenait le plus à cœur, celle d'amener à l'Islam un homme de grand talent que le sort avait fait naître du côté de l'erreur. Trois jours de fête scellèrent leur amitié. À l'issue de ces fêtes, Moulay Ismaël annonça à Joffrey de Peyrac qu'il l'envoyait comme ambassadeur à Constantinople, près du Grand Turc. Comme le gentilhomme français se défendait d'être habilité pour une telle mission, l'autre s'assombrit. Il lui fallait admettre qu'il était encore vassal du Sultan de Constantinople et à la vérité c'était celui-ci qui avait pris l'initiative de réclamer le magicien blanc. Le Grand Turc voulait lui demander de renouveler, pour l'argent, le miracle de l'or accompli pour son illustre féal, hélas, le roi de Marocco.

– Ils s'imaginent, ces abâtardis, ces tièdes de la Vraie Foi, que je t'enferme dans une tour et que tu me fabriques de l'or avec de la bouse de chameau, s'écria Ismaël en déchirant son manteau en signe de mépris.

Joffrey de Peyrac assura le Sultan qu'il resterait fidèle à sa cause, et qu'il n'accepterait rien parmi les propositions qui lui seraient faites qui pût nuire au souverain du Maroc. Peu après il arrivait à Alger. Après trois années d'un fabuleux voyage au fond de l'Afrique, l'ancien supplicié, le condamné arraché par miracle aux geôles du Roi de France, se retrouvait, le corps refait et rénové, l'âme profondément marquée, sur les rives de la Méditerranée.

*****

Avait-il beaucoup pensé à Angélique, sa femme, durant ces longues années écoulées ? Le sort des siens l'avait-il préoccupé outre mesure ? À vrai dire, il savait, connaissant la mentalité du beau sexe, que n'importe quelle femme eût pu lui reprocher, avec la meilleure foi du monde, de n'avoir pas consacré tout son temps à des regrets cuisants et à des larmes douloureuses. Mais lui était homme, et sa nature l'avait toujours porté à vivre intensément l'heure présente. De plus, la seule tâche qui lui avait été assignée : survivre, s'était révélée écrasante. Joffrey de Peyrac se rappelait des heures où la misère physique était arrivée jusqu'à éteindre même la flamme de sa pensée. Seule alors subsistait la perception d'un cercle mortel se resserrant autour de lui, de la faim, de la maladie et de la persécution des hommes contre lui, et auquel il lui fallait échapper. Alors il s'était traîné un peu plus loin. Un ressuscité ne conserve qu'un souvenir atténué de son passage au royaume des morts. Lorsqu'il retrouvait la santé, à Fez, le gentilhomme ne se posait plus de questions.

L'engagement qu'il avait pris vis-à-vis du souverain du Maroc de le servir au Soudan, lui rendait la certitude d'une vie future. Car, en effet, à quoi bon revivre, s'il lui avait fallu se retrouver dans la peau d'un être rejeté de tous, n'ayant aucune place parmi les vivants ? Mais maintenant, il marchait normalement. Sensation prodigieuse et surprenante pour lui ! Son médecin l'avait encouragé à monter à cheval et il faisait de longues chevauchées dans le désert, en préparant soigneusement dans sa pensée les détails de l'expédition projetée. Un homme qui n'a rien qu'une chance offerte par un protecteur ne peut s'offrir le luxe de décevoir ce maître par des négligences, des distractions d'un autre ordre que celui du travail pour lequel on l'a engagé.

Cependant un soir, à Fez, alors qu'il rentrait dans les appartements qui lui avaient été dévolus à la villa d'Abd-el-Mechrat, il eut la surprise de découvrir à la lueur du clair de lune une jolie fille qui l'attendait sur des coussins. Elle avait de beaux yeux de biche, une bouche comme une grenade sous son léger voile de tulle et sa tunique transparente laissait deviner un corps parfait.

Il était si loin, lui, l'ancien maître des cours d'amour du Languedoc, de songer à la bagatelle qu'il crut à une plaisanterie de servante et il allait la renvoyer, lorsqu'elle lui apprit que c'était le saint marabout lui-même qui l'avait chargée de venir distraire les nuits de son hôte désormais jugé en état de consacrer aux femmes des forces pleinement et complètement revenues, grâce à ses soins.

Il en rit d'abord. Il la regardait dégrafer son kaïk de tulle et se dégager de ses voiles avec la simplicité savante de sa profession, coquetterie et naturel mêlés. Puis, à la pulsation rapide et violente de son sang, il reconnut en lui le désir de la femme. Comme il avait été attiré par le pain quand il mourait de faim, par la source quand il mourait de soif, ce fut contre cette peau safranée, au parfum d'ambre et de jasmin, qu'il se découvrit, cette nuit-là, définitivement bien vivant.

Ce fut aussi cette nuit-là que le souvenir d'Angélique lui revint pour la première fois depuis de longs mois, aigu et lancinant au point qu'il ne put ensuite trouver le sommeil. La femme dormait sur le tapis, jeune animal si paisible que son souffle même semblait imperceptible.

Lui, étendu sur les coussins orientaux, se souvenait. La dernière fois qu'il avait serré une femme dans ses bras, c'était elle, Angélique, sa femme, sa petite fée des marais poitevins, sa petite idole aux yeux verts.

Cela se perdait dans la nuit des temps. Par éclairs, il s'était interrogé sur son sort. Il ne s'inquiétait pas. Il la savait dans sa famille, à l'abri de la solitude et aussi du besoin. Car il avait naguère chargé Molines, son ancien associé poitevin, de s'occuper des intérêts financiers de sa jeune femme au cas où il lui arriverait malheur. Elle devait être réfugiée en province, se disaitil, avec ses deux fils. Tout à coup, il ne se résignait plus à l'absence, à ce gouffre de silence et de ruines, tombé entre eux. Il la voulait avec une violence physique qui le dressait sur sa couche et le faisait chercher autour de lui le moyen magique de bondir pardessus le cercle de destruction pour rejoindre les jours passés et les nuits où il la tenait renversée dans ses bras. Lorsqu'il avait pris femme, à Toulouse, il ne s'attendait pas aux découvertes que cette affaire, ce contrat, à l'origine, lui procurerait à lui, quelque peu blasé déjà, à trente ans, par des aventures féminines. Surpris de sa beauté, il l'avait été encore plus de la découvrir intacte. Elle n'avait pas connu d'homme avant lui. L'initiation de cette ravissante fille, étonnamment sensuelle et pourtant farouche comme une chevrette sauvage, représentait son meilleur souvenir amoureux.

Les autres femmes avaient cessé d'exister pour lui, celles du présent, comme celles du passé. Il aurait été bien en peine de se rappeler leurs noms et même leurs visages. Il lui avait appris l'amour, la volupté. Il lui avait appris encore d'autres choses qu'il ne croyait pas communicables d'un homme à une femme. Des liens s'étaient tissés de leurs esprits à leurs cœurs. Il avait vu son regard changer, son corps, ses gestes. Trois années, il l'avait tenue dans ses bras. Elle lui avait donné un fils, elle en portait un second. Était-il né ? Il ne pouvait se passer d'elle alors. Il n'y avait plus qu'elle. Et maintenant, il l'avait perdue. Le lendemain, il fut si sombre qu'Abd-el-Mechrat s'informa discrètement si les divertissements auxquels il s'était livré lui avaient procuré toute satisfaction, s'il n'en retirait pas déception ou inquiétude auxquelles la science médicale pourrait remédier. Joffrey de Peyrac le rassura mais ne lui confia pas son tourment. Malgré les affinités qui existaient entre eux, il savait qu'il ne pourrait être compris. Le sentiment électif est rare chez les Musulmans, pour lesquels la femme, objet de jouissance, et sans autre intérêt que charnel, est encore ce qui se remplace le mieux par une autre femme.

Il n'en est pas de même pour un cheval ou un ami.

Joffrey de Peyrac s'évertua à chasser une obsession pour laquelle il se méprisait un peu. Il avait toujours su se dégager à temps d'une emprise sentimentale, considérant comme une faiblesse de laisser le pouvoir de l'amour prendre le pas sur sa liberté et sur ses travaux. Allaitil s'apercevoir qu'Angélique, avec ses deux mains fines, le rire de ses dents de perle, l'avait envoûté ?

Que pouvait-il faire ? Courir à elle ? Sans être prisonnier, il n'ignorait pas que, malgré les attentions dont il était l'objet, il n'était pas libre de rejeter la protection d'êtres aussi puissants que le sultan Moulay Ismaël et son vizir Osman Ferradji qui tenaient son sort entre leurs mains.