Combien de jours s'écoulèrent ainsi, dans le calme blanc de la demeure maghrebienne ?

Encore aujourd'hui il l'ignorait. Des semaines ? des mois ? une année ?... Il n'avait pas compté. Le temps avait suspendu sa marche.

Aucune rumeur ne pénétrait jusqu'au palais clos, où ne se glissaient que des serviteurs stylés, silencieux. Le monde alentour semblait s'être aboli. Le passé récent avec les ténèbres et la froidure des prisons, la puanteur de Paris ou du bagne, s'estompait dans l'esprit du gentilhomme français jusqu'à ne plus lui paraître qu'une grotesque fantasmagorie, née de ses cauchemars de malade. La réalité aiguë, c'était celle du ciel bleu-noir dans la découpure d'un patio, l'essence des roses, exacerbée à la chaleur du jour, exaltante au crépuscule et se mêlant à celle des lauriers-roses, parfois des jasmins.

Il vivait !

Chapitre 19

Vint le temps où Abd-el-Mechrat lui parla enfin des protecteurs dont le pouvoir le maintenait lui, Chrétien, au cœur de l'Islam, dans un cercle enchanté où nul mal ne pouvait lui être fait. Il comprit à ces révélations que son médecin considérait la partie comme gagnée et que sa guérison n'était plus qu'une question de jours.

Le médecin arabe commença alors à lui parler des guerres et des révoltes qui ensanglantaient le royaume de Marocco. Il apprit avec le plus grand étonnement que Fez même connaissait périodiquement des massacres spectaculaires. En fait, il lui aurait suffi de se hisser un peu au delà des murs du palais pour découvrir potences et croix bien garnies, quasi permanentes mais qui changeaient seulement de « clients ». Ces convulsions étaient dues à l'agonie du règne de Moulay Archy auquel son frère Moulay Ismaël arrachait le pouvoir avec une rapacité de jeune vautour.

Moulay Ismaël était d'ores et déjà le maître. Il souhaitait s'attacher les services du grand savant chrétien.

– « Lui ou plutôt celui qui le représente et guide les actions du jeune prétendant depuis son enfance, son ministre, l'Eunuque Osman Ferradji. »

Éminence grise d'un pouvoir alors encore chancelant, Osman Ferradji était un Noir sémite né esclave des Arabes du Maroc ; intelligent et rusé, il savait que sa condition raciale lui serait constamment reprochée s'il ne se rendait pas irremplaçable. Il poursuivait donc mille projets différents avec la diligence et la précision d'une araignée dans sa toile, tantôt en secouant un fil, tantôt en en lançant et nouant un autre, jusqu'à étouffer sa proie savamment rendue impuissante.

Le ministre noir veillait avec prudence à toutes les intrigues des princes et du peuple, composé d'Arabes, de Berbères et de Maures qui, tous, ignoraient économie et prudence, méprisaient le commerce, se ruinaient en guerres et prodigalités, alors que l'esprit de l'Eunuque était bien au contraire subtil et rompu au commerce et aux combinaisons économiques les plus complexes. Les conquêtes d'Ismaël venaient de mettre entre les mains du nouveau sultan des territoires fabuleux des bords du Niger où les esclaves de la Reine de Saba jadis exploitaient l'or. Le pouvoir du nouveau souverain s'étendait désormais jusqu'aux forêts de la côte des Épices où, là encore, on voit les Noirs nus dans l'ombre des arbres géants, les fromagers, laver l'or des ruisseaux, et le rechercher dans la pierre broyée et jusqu'au fond des puits, profonds de trois cents pieds.

Osman Ferradji voyait là un atout majeur pour asseoir le pouvoir de son pupille, car ce qui avait compromis la solidité du règne du sultan précédent, c'était surtout son ignorance d'une bonne gestion financière. Son successeur n'en avait pas davantage de connaissances, mais si les mines conquises par son épée pouvaient prospérer comme au temps de Salomon et de la Reine de Saba, Osman Ferradji se portait garant de sa puissance qui deviendrait durable. Il avait aussi connu une première déception lorsque ses envoyés dans le Sud étaient revenus pour lui faire part de la particulière indolence et de la mauvaise volonté des tribus noires. Celles-ci ne s'intéressaient à l'or que pour l'offrir à leurs dieux et fabriquer quelques bijoux, seuls vêtements et parures de leurs femmes. Par contre, ils empoisonnaient rapidement quiconque cherchait à les faire changer d'avis.

Pourtant, eux seuls, les Noirs de la forêt fétichiste, connaissaient les secrets de l'or. Contraints par la force, ils laisseraient les mines en friche et ne produiraient plus rien. C'était leur ultimatum de vaincus.

Le Grand Eunuque en était là de ses soucis, lorsque ses espions avaient intercepté la lettre envoyée par Joffrey de Peyrac au marabout de Fez.

– Si vous n'aviez été qu'un Infidèle de mes amis, j'aurais eu quelque peine à vous défendre, expliqua Abd-el-Mechrat, car une vague d'intolérance va sous peu déferler sur le Maroc. Moulay Ismaël se désigne lui-même comme l'épée de Mahomet ! Par bonheur, vous faisiez allusion à nos travaux anciens sur les métaux nobles. Cela ne pouvait mieux tomber. Les astres consultés par Osman Ferradji l'avertirent que Peyrac était un envoyé du Destin. S'il savait déjà que le règne de l'usurpateur installé par ses soins sur le trône serait long et prospère, les étoiles lui apprirent que, dans cette prospérité, un magicien, quoique étranger et misérable, jouerait un grand rôle car, ainsi que Salomon, il détenait la connaissance des secrets de la Terre. Interrogé par lui, Abd-el-Mechrat avait confirmé la prophétie. Le savant chrétien, son ami, était le plus averti de l'époque dans la connaissance de l'or. Il parvenait même à l'extraire de pierres où le broyage e plus fin ne permettait pas de déceler la moindre parcelle brillante, grâce à des procédés chimiques. Des ordres furent aussitôt donnés pour s'assurer de celui qu'un sort heureux – pour Moulay Ismaël – chassait de son Pays des Français.

– Votre personne est désormais sacrée en Islam, dit encore le médecin arabe. Dès que je vous déclarerai rétabli, vous partirez pour le Soudan, avec l'escorte et même l'armée que vous jugerez nécessaire. Tout vous sera accordé. En échange, vous devrez faire parvenir très rapidement quelques lingots à Son Excellence le Grand Eunuque.

*****

Joffrey de Peyrac réfléchissait. Apparemment, il n'avait pas d'autre choix que d'accepter de se mettre au service du prince musulman et de son vizir. Les propositions qui lui étaient faites comblaient ses vœux de savant et de voyageur. Les pays où on l'envoyait et dont Kouassi-Ba, qui en était originaire, lui avait souvent parlé, hantaient ses rêves depuis de longues années.

– J'accepterais, dit-il enfin, j'accepterais avec bonheur, avec passion si j'étais certain qu'il ne me sera pas demandé, par surcroît, de me faire maure. Je n'ignore pas que l'intransigeance des vôtres égale celle des miens. Cela fait plus de dix siècles que la Croix et le Croissant se livrent bataille. Pour ma part, j'ai toujours respecté la forme des rites par laquelle un être humain juge bon d'adorer son Créateur. Je voudrais qu'il en soit de même à mon égard. Car, si bas que soit tombé avec moi le nom de mes ancêtres, je ne peux y ajouter le titre de renégat...

– J'avais prévu votre objection. S'il s'agissait de Moulay Ismaël, vous auriez, en effet, peu de chance de voir vos désirs exaucés. Il préfère certainement susciter un nouveau serviteur d'Allah sur la terre, que de l'or dans ses coffres. Osman Ferradji, grand croyant cependant, a d'autres ambitions. C est lui surtout qu'il faut bien servir. Il ne vous sera rien demandé que vous ne puissiez accepter.

Et le petit vieillard avait conclu allègrement :

– Naturellement, je vous accompagne. Je dois veiller sur votre santé si précieuse, vous assister dans vos travaux, et peut-être ne serai-je pas de trop pour écarter de vous quelques embûches, car notre pays est trop différent du vôtre pour que je puisse songer à vous abandonner au hasard des événements et de nos pistes.

Les années suivantes avaient vu le gentilhomme français parcourir les territoires incandescents du Soudan et ceux, plus ombreux mais non moins dangereux, des forêts de la Guinée et du Pays des Éléphants.

Son travail de chercheur et d'exploitant d'or se compliquait alors d'une tâche d'explorateur. Il lui fallait pénétrer des peuplades inconnues, que la vue des mousquets portés par la garde chérifienne dont il avait dû s'entourer, incitait plutôt à la révolte qu'à la confiance. Il sut les conquérir une à une, par le seul lien qui pouvait exister entre lui et ces sauvages nus ; le goût profond de la terre et de ses mystères. Quand il réalisait la passion héréditaire qui, depuis des générations, poussait les Noirs de ces régions à descendre au péril de leur vie dans les entrailles du sol pour n'en ramener parfois que quelques parcelles d'or dont ils feraient don à leur fétiche de bois taillé, il se sentait vraiment leur frère. Il lui arriva de rester alors seul des mois entiers dans la forêt qui terrifiait ses autres compagnons, hommes du désert et du Sahel. Kouassi-Ba, s'arrêtait, lui-même, à l'orée des arbres. Il ne gardait qu'Abdullah, tout jeune fanatique qui avait décidé une fois pour toutes que le magicien blanc avait la « baraka » ou talisman magique. Et, en effet, il ne lui arriva jamais rien. Les gardes chérifiens étaient chargés surtout d'escorter les convois de lingots d'or qui s'acheminaient vers le Nord.

Abd-el-Mechrat l'encouragea enfin à revenir vers le Nord, l'Eunuque Osman Ferradji, plus que satisfait des résultats obtenus par son magicien blanc, leur transmettait la demande de Moulay Ismaël, désireux de les recevoir à Miquenez sa capitale. Entre-temps, le sultan avait solidement établi son règne. Les bienfaits de sa juridiction se faisaient déjà sentir jusqu'au fond de ces contrées lointaines. Lui-même d'origine noire par sa mère, et ayant fait d'une Soudanaise sa première femme, il avait de plus recruté parmi les meilleurs guerriers du Soudan, des sahels du Niger et du Haut Nil, les éléments d'une armée qui lui était entièrement dévouée.