Ses yeux la brûlaient de le fixer.
Chacun de ses gestes l'émouvait charnellement au point qu'elle tremblait.
*****
– Vous en faites de la mousse, en frottant, grommela Marcelle Carrère, sa voisine, comme si on avait du savon à user !...
Angélique ne l'entendait pas.
Elle le voyait lever son sextant, tourner son profil masqué sur l'horizon, parler au maître d'équipage. Il se retournait. Il revenait vers les femmes et saluait les ménagères avec autant de grâce que s'il se fût adressé à des dames de la Cour, balayant le sol de la plume de son feutre. Il s'adressait à Abigaël, trop loin pour qu'Angélique pût surprendre leur échange de paroles emportées par le vent.
Il prenait dans son regard les yeux de la jeune fille dont le teint se colorait sous cette attention masculine, inusitée pour elle.
« S'il la touche, je vais hurler », pensa Angélique.
Le Rescator prit le bras d'Abigaël et Angélique frissonna, comme si c'était elle qui avait senti sur sa chair le contact de ses doigts.
Il entraînait Abigaël vers l'avant du navire et lui montrait au loin quelque chose, une vague barrière blanche qui captait les rayons du soleil, des glaces encore auxquelles on ne songeait plus sous la soudaine clémence du temps.
Puis, accoudé avec abandon, un sourire sur les lèvres demeurées fortes et séduisantes au bord du masque, il écoutait avec attention les paroles de son interlocutrice. Angélique pouvait deviner comment Abigaël se rassurerait, peu à peu, et d'abord terrifiée par les marques d'intérêt d'un aussi inquiétant personnage, elle se laisserait prendre au charme de son esprit. Réconfortée d'être comprise, entraînée, encouragée à trahir le meilleur d'ellemême, elle s'animerait, et sa grâce intelligente, cachée par l'austérité de son éducation, affleurerait à son doux visage. Elle dirait des choses remarquables, exquises, et elle verrait se refléter dans les prunelles fixées sur elle l'agrément de ses propos. D'un simple entretien avec lui elle garderait le souvenir d'avoir vécu un instant d'une autre lumière que ses compagnons.
Ainsi le séducteur trouvait infailliblement le chemin des cœurs de femmes.
« Mais pas du mien, en tout cas, rageait Angélique. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'il ne s'est pas donné de peine pour me plaire. »
Aussi infailliblement qu'il savait séduire, il avait su la blesser.
« Qu'espère-t-il obtenir en s'attaquant sous mes yeux à Abigaël ? Me rendre jalouse ? Me prouver son détachement ? Me signifier que nous sommes libres chacun de notre côté ? Et pourquoi Abigaël ?... Ah ! il se croit au-dessus des lois humaines et divines, et de celles du mariage en particulier. Eh bien, il apprendra que ces lois existent. Je suis sa femme et je le resterai. Je me cramponnerai... »
*****
– Ne tapez pas si fort avec votre battoir, dit encore Mme Carrère qui partageait son baquet et l'eau parcimonieuse dont il était rempli. Vous allez user le linge. Nous n'en aurons pas de sitôt de rechange.
Croyait-il qu'elle serait sensible à de grossiers calculs et qu'elle le laisserait se venger d'elle ? Elle avait vécu à la Cour, ce nid de vipères. Elle ne s'était pas laissé engluer par les intrigues venimeuses. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle succomberait, bien qu'elle fût atteinte au plus vif d'elle-même car il avait été son éternel amour.
Non, elle ne s'accrocherait pas à lui s'il ne le désirait pas, pas plus qu'elle ne parlerait et n'étalerait ses épreuves à elle, qu'il ne semblait pas soupçonner. On ne retient pas un homme de force et éveiller ses remords pour s'en faire aimer est aussi mesquin que peu habile. À quoi servirait de lui rappeler qu'à cause de lui, elle avait touché le fond dé la déchéance ? En ce temps-là, n'avait-il pas en lui-même à défendre sa propre vie ? Dans quelles conditions affreuses qu'elle ignorait. Lui aussi était seul à savoir ce qu'il avait traversé. Si elle l'aimait vraiment, elle n'ajouterait pas à ses douleurs anciennes.
*****
Ayant ainsi décidé de ne pas devenir folle, Angélique passait son temps à dompter en elle les idées les plus tumultueuses. Elle repoussait l'espérance au même titre que le découragement et la révolte, et ne voulait laisser la place qu'à la patience et la sérénité. Et elle se prenait à aimer, comme un être humain, amical, ce vieux Gouldsboro qui leur permettait encore de ne pas échapper l'un à l'autre. La nacelle craquante, si seule sur l'océan couleur de plomb, les liait, et les préservait des gestes irréparables. Elle aurait voulu que le voyage durât toujours.
*****
Le Rescator avait pris congé d'Abigaël. Il quittait la plate-forme par l'échelle de droite. Mme Carrère poussa du coude Angélique et se pencha vers elle pour lui chuchoter.
– Depuis l'âge de mes seize ans, j'ai rêvé d'un pirate comme celui-ci qui m'enlèverait et m'emporterait sur la mer dans une île merveilleuse.
– Vous ? fit Angélique stupéfaite.
La femme de l'avocat cligna de l'œil jovialement. C'était une noire fourmi active et sans grâce. Sa haute coiffe de la province d'Angoumois, toujours empesée à point, semblait par sa hauteur écraser un corps fluet qui n'en avait pas moins engendré onze enfants. Ses yeux pétillèrent derrière ses bésicles et elle affirma :
– Oui, moi. J'ai toujours été imaginative, que voulez-vous ! J'y pense encore quelquefois à ce pirate de mes rêves. Alors d'en voir un là, à quelques pas de moi, cela me fait un effet ! Regardez la richesse de son habillement. Et puis ce masque, j'en ai le frisson.
– Moi, mes belles, je vous dirai d'où il est, dit Mme Manigault de la voix dont on annonce une nouvelle lourde de conséquence. Et n'en déplaise à dame Angélique, je me demande si je n'en sais pas plus long qu'elle là-dessus.
– Cela m'étonnerait, fit Angélique entre ses dents.
– Eh bien, que savez-vous ? interrogèrent ces dames en se rapprochant. Est-il espagnol ? Italien ? Turc ?...
– Rien de tout cela. Il est de chez nous, laissa tomber triomphalement la commère.
– De chez nous ? La Rochelle ?
– Est-ce que j'ai parlé de La Rochelle ? fit Mme Manigault en haussant ses amples épaules capitonnées, j'ai dit de chez nous, c'est-à-dire de chez moi.
– Angoulême ! crièrent à la fois les Rochelaises indignées et sceptiques.
– Pas tout à fait, plus au sud. Tarbes... ou Toulouse, ce serait même plutôt Toulouse, ajouta-t-elle à regret, mais quand même c'est bien un seigneur d'Aquitaine, un Gascon, murmura-t-elle avec une fierté qui fit briller ses yeux noirs enfouis dans la graisse.
Angélique sentit sa gorge se serrer. Elle aurait embrassé la grosse femme. Elle se gourmanda en se disant qu'elle était absurde d'être sensible pour des choses qui n'en valaient plus la peine. Que valaient, en effet, de ces réminiscences aux confins de la mer des Ténèbres où, dans les soirs glacés, on voyait luire des aurores de nacre. Mais c'était comme des fleurs séchées que chacun emportait contre son cœur avec, au bout des racines, un peu de la poussière natale.
– Comment j'ai su cela ? continuait la femme de l'armateur. Manière de s'y prendre, mes mignonnes. Il m'a dit un jour, en me croisant sur le pont : « Dame Manigault, vous avez l'accent d'Angoulême ! » De là à parler du pays...
Mme Mercelot, la femme du papetier, sa curiosité satisfaite, ne voulut pas avoir l'air trop enthousiaste.
– Ce qu'il ne vous a pas dit, ma mie, c'est pourquoi il porte un masque, pourquoi il n'aime pas les rencontres, et pourquoi il est parti se promener si loin de chez lui depuis bon nombre d'années.
– Tout le monde ne peut pas rester au pays. L'esprit d'aventure souffle où il veut.
– L'esprit de pillage, oui-da.
Elles regardaient Angélique du coin de l'œil. L'obstination de celle-ci à ne pas les renseigner plus abondamment sur le Gouldsboro et son capitaine, leur devenait chaque jour plus suspecte. Embarquées de force sur un navire sans pavillon et sans but avoué, elles estimaient qu'elles avaient droit à des explications.
Angélique demeura hermétique et fit comme si elle n'avait rien entendu. Ces dames finirent par s'éloigner pour aller étendre sur des cordages le fruit de leur labeur. Il fallait profiter des dernières heures de ce soleil magnifique auquel succéderait en quelques instants le froid de la nuit nordique qui transformerait la moindre chemise mouillée en armure d'acier. Mais, durant le jour, la sécheresse exceptionnelle de l'air procurait, lorsque le ciel était sans nuages, des heures de réconfort.
– Qu'il fait chaud ! s'écria la jeune Bertille Mercelot en ôtant son corsage.
Et, comme son bonnet s'était déplacé, elle l'arracha aussi et secoua sa chevelure blonde.
– C'est parce que nous sommes au bout de la terre que le soleil est tout près et qu'il chauffe tant ! Il va nous rôtir !
Elle eut un rire perçant. Sa chemise à manches courtes laissait deviner ses jolis seins hauts et pointus et des épaules encore frêles, mais rondes et fermes. Angélique, à quelques pas, plongée dans ses pensées, leva les yeux sur la jeune fille.
« Je devais lui ressembler quand j'avais dix-sept ans », se dit-elle. Une des compagnes de Bertille l'imita brusquement, arrachant elle aussi son corsage et la casaque de laine qu'elle portait dessous. Elle n'avait pas la beauté de la fille des Mercelot, mais elle était potelée et déjà femme dans ses formes. Sa chemise très ouverte glissait sur sa poitrine.
– J'ai froid, cria-t-elle. Oh ! cela me pique et en même temps le soleil me caresse. Que c'est bon !
Les autres adolescentes rirent aussi d'une façon un peu forcée, qui masquait leur gêne et leur envie.
Angélique croisa le regard de Séverine demandant du secours. Plus jeune que les autres la petite Berne était profondément choquée des manières déplacées de ses aînées. Dans un réflexe de protestation, elle serrait farouchement contre elle son fichu noir.
"Angélique et son amour Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et son amour Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et son amour Part 1" друзьям в соцсетях.