– Que vous a-t-il fait ? chuchota Abigaël.
– Qu'est-ce qu'il m'a fait ? répéta Angélique. Qui ça, IL ?
– Lui... le... le Rescator.
Le nom produisit une sorte de déclic dans la tête d'Angélique et elle porta ses deux mains à ses tempes en grimaçant de douleur.
– Lui ?... dit-elle. Mais il ne m'a rien fait du tout. Pourquoi me demandez-vous cela ?
Les pauvres filles demeurèrent muettes et fort gênées.
Angélique n'essayait même pas de comprendre la raison de leur désarroi. Une seule idée ne cessait de tourner dans sa tête : « Je l'ai retrouvé, et il ne m'a pas reconnue. Il ne m'a pas reconnue pour sienne, rectifiait-elle. Alors à quoi bon avoir tant rêvé, tant soupiré, tant espéré... C'est aujourd'hui que je suis veuve. »
Puis elle frissonnait.
« Tout cela est fou... C'est impossible... Je fais un cauchemar et je vais m'éveiller. »
L'armateur Manigault, poussé par sa femme, s'avança.
– Dame Angélique, il faut parler... Où est Gabriel Berne ?
Après l'avoir regardé, sans comprendre, elle protesta :
– Je n'en sais rien !
Il lui raconta l'incident de la nuit que son absence à elle, Angélique, avait provoqué.
– Berne a peut-être été jeté à la mer par ce pirate, dit l'avocat Carrère.
– Vous êtes fou !
Elle reprenait progressivement pied dans la réalité. Ainsi, tandis qu'elle dormait cette nuit,
chez le Rescator, Berne avait provoqué un esclandre pour venir à son secours. Le Rescator devait être au courant. Pourquoi ne lui en avait-il pas dit mot ? Il est vrai qu'ils avaient eu à parler de tant de choses.
– Écoutez, dit-elle, il est inutile de vous monter la tête et d'effrayer les enfants par des suppositions aussi invraisemblables. S'il est vrai que maître Berne a provoqué l'équipage ou le capitaine par sa colère, cette nuit, alors que déjà la seule manœuvre exigeait toute l'attention du capitaine, je suppose qu'il doit être enfermé dans quelque coin. Mais, en aucun cas, on n'a pu attenter à sa vie. Cela je m'en porte garante !
– Hélas ! la justice est expéditive chez ces gens sans aveu, dit l'avocat lugubre. Et vous n'y pouvez rien.
– Vous êtes stupide, cria Angélique qui avait envie de gifler sa face couleur de vieux suif.
Crier lui faisait du bien et aussi de les regarder les uns après les autres et de se dire qu'après tout, malgré tout, la vie continuait. Dans la mauvaise lueur de la cale, dont on fermait tous les sabords à cause du froid, ils tendaient vers elle des faces terriblement quotidiennes. Ils étaient là, bien accrochés à leurs préoccupations personnelles. Ils ne lui laisseraient guère le loisir de s'appesantir sur son drame à elle et de lui donner des proportions démesurées.
– Enfin, dame Angélique, reprit Manigault, si vous estimez n'avoir pas à vous plaindre des agissements de ces pirates, tant mieux pour vous. Mais, pour notre part, nous sommes très inquiets du sort de Berne. Nous espérions que vous étiez au courant.
– Je vais m'informer, dit-elle en se levant.
– Reste, maman, reste, hurla Honorine, qui se voyait une fois de plus abandonnée pour de longues heures.
La traînant derrière elle, Angélique sortit. Sur le pont, presque aussitôt, elle rencontra Nicolas Perrot qui fumait sa pipe assis sur un tas de cordages, tandis que son Indien, jambes croisées, tressait ses longs cheveux noirs en penchant la tête de côté comme une fillette à sa toilette.
– Dure nuit, fit le Canadien d'un air entendu.
Angélique, étonnée, se demandait ce qu'il savait au juste. Puis elle comprit qu'il ne faisait simplement allusion qu'à la gravité des heures passées entre la tempête et les glaces. La situation avait donc été tendue pour tout l'équipage.
– Avons-nous été si prêts de périr ?
– Remerciez Dieu de ne l'avoir pas su et d'être encore vivante, fit-il en se signant. Maudits parages que ceux-ci. Il me tarde de revoir au plus tôt mon Hudson natal.
Elle lui demanda s'il pouvait la renseigner sur l'un des leurs, disparu au cours de cette nuit agitée, maître Berne.
– J'ai ouï dire qu'on l'avait mis aux fers pour insubordination. Monseigneur le Rescator est présentement en bas, à l'interroger.
Elle put donc rapporter aux autres que leur ami n'avait pas été jeté par-dessus bord. Les cuistots arrivaient avec l'inévitable baquet de choucroute, des tranches de salaison et, pour les enfants, des morceaux d'oranges et de citrons confits. Les passagers s'installèrent bruyamment. Les repas représentaient la distraction de la journée, avec la promenade qui suivait celui de midi. Angélique reçut une écuelle, dans laquelle Honorine piocha avec entrain après avoir fini la sienne.
– Tu ne manges pas, maman ?
– Ne m'appelle pas tout le temps : maman, dit Angélique agacée. Avant, tu ne le faisais pas.
Ses oreilles enregistraient des bribes de conversations.
– Vous certifiez, Le Gall, que nous ne passerons jamais par les îles du Cap-Vert ?
– Je le garantis, patron. Nous sommes au nord. Très au nord.
– En tenant ce cap, cela nous mènera où ?
– Dans la zone des morutiers et des baleiniers.
– Chic ! nous allons voir des baleines, cria un des petits garçons en battant des mains.
– Où risquons-nous d'aborder ?
– Peut-on savoir ? Vers Terre-Neuve, ou en Nouvelle-France.
– En Nouvelle-France ? s'écria la femme du boulanger. Mais alors nous allons retomber entre les mains des papistes.
Elle se mit à gémir.
– Maintenant, c'est certain, ce bandit a décidé de nous vendre.
– Taisez-vous, sotte !
Mme Manigault intervenait vigoureusement :
– Si vous aviez deux sous de jugement, vous comprendriez que tout bandit qu'il est, il ne se serait pas donné le mal de risquer son navire sous les murs de La Rochelle et d'y laisser une ancre, pour aller nous vendre de l'autre côté de l'Océan.
Angélique regarda Mme Manigault avec surprise. La femme de l'armateur trônait, toujours omnipotente, sur une baille, sorte de baquet renversé. Le siège était peut-être inconfortable à son ample personne, mais elle n'en mangeait pas moins avec une cuiller d'argent dans une ravissante soupière de Delft.
« Tiens, elle a quand même réussi à dissimuler cela sous ses cottes, au moment de l'embarquement », pensa Angélique machinalement.
Mais, Manigault, avec humeur, se chargeait de la renseigner.
– Vous m'étonnez beaucoup, Sarah ! Ce n'est pas une raison parce que le maître de ce navire a cru devoir flatter vos... vos manies en vous offrant cette soupière que vous devez en perdre, vous, le jugement. J'ai été habitué à vous voir raisonner avec plus de rigueur.
– Mes raisonnements valent bien les vôtres. Un homme qui sait distinguer à coup sûr le rang, la distinction et comprendre à qui doivent aller d'abord ses attentions, je ne dis pas que c'est un homme qui inspire confiance, mais je dis, j'affirme que ce n'est pas un imbécile.
Elle ajouta, mi-figue, mi-raisin :
– Et qu'en pense dame Angélique ?
– De qui parlez-vous ? demanda celle-ci qui ne parvenait pas à suivre.
– Mais... de Lui, crièrent toutes les femmes à la fois. Le maître du Gouldsboro... le pirate masqué... le Rescator. Dame Angélique, vous qui le connaissez, dites-nous qui il est ? Angélique les fixa avec égarement. Cela n'avait pas l'air vrai, qu'on lui posât une telle question ! À elle !...
Dans le silence, la petite voix d'Honorine réclama :
– Moi, ze veux un bâton. Ze veux le tuer, l'homme noir.
Manigault haussait les épaules, prenant les poutres à témoin de la sottise des femmes.
– La question n'est pas de savoir qui il est, mais où il nous conduit. Pouvez-vous nous le dire, dame Angélique ?
– Il m'a affirmé ce matin encore qu'il nous conduisait aux Iles. La route du Nord y peut mener comme la route du Sud.
– Ouais, soupira l'armateur, qu'en penses-tu, Le Gall ?
– C'est encore ma foi possible... C'est une route qu'on emploie rarement, mais en redescendant le long de la côte américaine, on doit finir par se retrouver dans la mer des Antilles. Probable que notre capitaine préfère cette route-là à l'autre, trop fréquentée.
Ensuite le bosco, court sur pattes, surgit pour signifier par gestes que tout le monde pouvait sortir. Quelques femmes restèrent afin de remettre un peu d'ordre. Angélique se replongea dans ses pensées.
– Pourquoi dors-tu, maman ? demanda Honorine, en la voyant mettre son visage dans ses mains.
– Laisse-moi donc.
Angélique revenait peu à peu de sa stupeur. L'impression d'avoir reçu un coup sur la nuque persistait. Pourtant la vérité commençait à s'installer dans son esprit. Rien n'était arrivé comme elle l'avait rêvé, mais c'était arrivé. Son mari, tant pleuré, n'était plus un fantôme lointain, dans une quelconque partie inaccessible du globe, mais se trouvait à quelques pas d'elle. Quand elle y pensait, elle disait : Lui. Elle ne pouvait se décider à l'appeler Joffrey, tant il lui paraissait différent de celui qu'elle avait nommé ainsi autrefois. Mais ce n'était pas non plus le Rescator, l'étranger mystérieux qui l'avait tellement attirée. Cet homme ne l'aimait pas, ne l'aimait plus ! « Mais qu'ai-je donc fait pour qu'il ne m'aime plus ? Pour qu'il doute de moi à ce point ? Vais-je lui reprocher ces années où je n'avais pas de place dans sa vie ? Notre séparation, nous ne l'avons voulue ni l'un ni l'autre. Alors pourquoi ne pas essayer d'effacer, d'oublier ? Mais un homme raisonne tout autrement, il faut croire. Que ce soit pour une raison ou pour une autre, à cause de Philippe ou du Roi, il ne m'aime plus...
« C'est même pire, encore, car je lui suis indifférente... »
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