Il haletait, courbé en deux, moins sous l'effet de la douleur physique que sous l'humiliation de ses aveux et Peyrac le surveillait, surpris.
« Marchand, marchand, tu n'es pas si loin de moi, songeait-il. Moi aussi je me levais, au temps où cette chevrette sauvage me tenait la dragée haute et me condamnait sa porte. Certes, je ne priais pas et je ne jeûnais pas, mais je regardais tristement mon visage peu avenant dans un miroir en me traitant d'imbécile. »
– Oui, c'est dur de fléchir, murmura le Rescator comme se parlant à lui-même. Se découvrir seul et faible, en face d'éléments premiers : la Mer, la Solitude, la Femme... Quand vient l'heure de les affronter, on ne sait pas ce qu'il faut faire... Mais refuser le combat ? Impossible.
Berne était retombé sur sa paillasse. Il haletait et la sueur coulait le long de ses tempes. Les paroles prononcées avaient pour lui un son si nouveau qu'il doutait de la réalité de la scène. Dans cette cale puante et visqueuse, le personnage du Rescator allant et venant dans la lueur incertaine de la lampe, prenait plus que jamais l'apparence d'un mauvais ange. Lui, Berne, il se défendait comme Jacob.
– Vous parlez de ces choses d'une façon impie, fit-il en reprenant son souffle, comme si la femme était un élément, une entité.
– C'en est une. Il n'est pas bon de mépriser son pouvoir, ni de lui en accorder trop. La mer aussi est belle. Mais vous risquez de périr si vous négligez sa puissance et vous périrez également, si vous ne parvenez pas à la dompter.
« Une femme, voyez-vous, maître Berne, je commence toujours par m'incliner devant elle, jeune ou vieille, belle ou laide.
– Vous vous moquez de moi.
– Je vous confie mes secrets de séduction. Qu'en ferez-vous, monsieur le Huguenot ?
– Vous abusez de votre rang pour m'abaisser et m'insulter, éclata Berne haletant d'humiliation. Vous me méprisez parce que vous êtes ou avez été un seigneur de haut rang alors que moi je ne suis qu'un simple bourgeois.
– Détrompez-vous. Si vous preniez la peine de réfléchir avant de me haïr, vous vous apercevriez que je vous parle d'homme à homme, donc en égal. Et il y a longtemps que j'ai appris à ne considérer dans un personnage que la seule valeur humaine. Il n'y a entre vous et moi qu'une différence : j'ai sur vous l'avantage de savoir ce que veut dire : manquer de pain, manquer de tout, n'avoir pour seul bien qu'un faible souffle de vie. Vous, vous ne l'avez pas encore appris. Aucun doute, vous l'apprendrez. Quant aux insultes, vous ne vous en êtes pas privé vis-à-vis de moi : bandit, pilleur d'épaves...
– Bon. J'admets, dit Berne en respirant avec effort. Mais, pour l'heure, c'est vous qui avez la puissance et je suis en votre pouvoir. Qu'allez-vous faire de moi ?
– Vous n'êtes pas un adversaire facile, maître Berne et si je m'écoutais, je vous écarterais bonnement de ma route. Je vous laisserais pourrir ici, ou bien... vous connaissez les procédés des pirates auxquels vous m'assimilez ? La planche où l'on fait marcher les yeux bandés celui dont on veut se débarrasser. Mais il n'a jamais été dans mes principes de mettre toutes les chances de mon seul côté. La gageure me plaît. Je suis joueur. Je reconnais que cela m'a parfois coûté très cher. Pourtant, cette fois encore, jetons les dés. Nous avons encore plusieurs semaines de navigation. Je vais vous rendre votre liberté. Convenons qu'arrivés au but de notre voyage, nous demanderons à dame Angélique de choisir entre vous et moi. Si elle va vers vous, je vous l'abandonne... Pourquoi cette moue dubitative ? Vous semblez peu sûr de votre victoire.
– Depuis Ève, les femmes se laissent toujours attirer par le mal.
– Vous semblez tenir en piètre estime celle même que vous souhaitez pour épouse. Croyezvous négligeables les armes dont vous disposez pour la conquérir... telles que la prière, le jeûne, que sais-je ?... l'attrait de la vie honnête que vous lui offrez à vos côtés... Même en ces terres étrangères où nous nous rendons, la respectabilité a son prix... Dame Angélique peut y être sensible.
Le capitaine parlait d'une voix moqueuse. Le Protestant était au supplice. Les sarcasmes du Rescator l'obligeaient de sonder à fond son propre cœur et il s'effrayait à l'avance d'y découvrir le doute. Car maintenant, il doutait de lui-même, d'Angélique, de la valeur des qualités qu'il lui apporterait pour compenser l'infernal pouvoir de celui qui lui jetait le gant.
– Tenez-vous tout cela pour peu de poids dans la conquête d'une femme ? fit-il amer.
– Peut-être... Mais vous n'êtes pas aussi mal loti que vous le croyez, maître Berne, car vous possédez d'autres armes...
– Lesquelles ? interrogea le prisonnier avec un air d'anxiété qui le rendait sympathique.
Le Rescator l'observait. Il pensait qu'une fois de plus, il était en train de commettre l'imprudence de compliquer à plaisir la partie engagée et qui comptait beaucoup pour lui. Mais pourrait-il jamais savoir ce qu'était réellement Angélique, ce qu'elle pensait, ce qu'elle voulait, si l'adversaire ne possédait pas l'usage libre de ses chances ? Il se pencha en souriant.
– Maître Berne, sachez qu'un homme blessé qui trouve le moyen de défoncer une porte pour arracher sa bien-aimée à un infâme suborneur et qui, jeté aux fers, conserve encore assez de... disons de tempérament pour ruer comme un taureau à sa seule évocation, est un homme qui possède, à mon sens, les meilleurs atouts pour fixer l'inconstance féminine. Le sceau de la chair, voici le principal atout de notre pouvoir sur une femme... sur n'importe quelle femme... Vous êtes un homme, Berne, un vrai, un bon mâle, et c'est pourquoi je ne vous abandonne pas de gaieté de cœur, je le confesse, le droit de jouer votre partie.
– Taisez-vous, hurla le Rochelais soudain hors de lui et qui, sous l'effet de l'indignation, avait réussi à se mettre debout. Il tirait sur ses chaînes, à croire qu'il allait les briser. Ne savez-vous pas qu'il a été écrit : « Toute chair est comme l'herbe et tout son éclat comme la fleur des champs. L'herbe sèche, la fleur tombe, quand le vent de l'Êternel souffle dessus... »
– Possible... Mais, avouez que tant que l'Éternel n'a pas soufflé dessus, la fleur est encore bien désirable.
– Si j'étais papiste, dit Berne, à bout, je me signerais car vous êtes possédé du démon.
La lourde porte se refermait déjà. Il entendit décroître le pas de son tourmenteur et l'écho des voix qui parlaient en arabe s'éteignit. Au bout d'un instant, il glissa et retomba lourdement sur sa paillasse. En quelques jours, il lui semblait avoir franchi un passage semblable à la mort. Il entrait dans une autre vie où les valeurs anciennes n'avaient plus leur place. Que restait-il alors ?
Chapitre 12
Angélique avait regagné l'entrepont où logeaient les Protestants, dans un état voisin du somnambulisme. Elle se trouva assise dans le coin où elle avait rangé ses quelques affaires, près du canon bâché, sans s'être rendu compte qu'elle avait traversé le pont, Honorine à la main, descendant les raides échelles, se guidant à travers le brouillard, évitant les obstacles : rouleaux de cordes, baquets, pots de calfat, et les hommes d'équipage occupés à la toilette du navire. De tout cela, elle n'avait rien vu...
Elle était maintenant assise et elle ne comprenait pas non plus ce qu'elle faisait là.
– Dame Angélique ! Dame Angélique ! Où étiez-vous ?
Le visage futé du petit Laurier se tendait vers elle. Séverine passait son bras maigre autour de ses épaules.
– Répondez-nous.
Les enfants l'entouraient. Ils étaient tout emmitouflés de hardes misérables, de morceaux de jupes que leurs mères avaient déchirés pour les couvrir, de bouchons de paille qu'on avait glissés sous leurs vêtements. Leurs petits visages étaient blancs, le nez rougi. Par habitude, elle tendit les mains vers eux et les caressa.
– Vous avez froid ?
– Oh ! non, répondirent-ils allègrement.
Le petit Gédéon Carrère expliqua :
– Le bosco, ce nain de la mer, a dit qu'on ne pouvait pas avoir plus chaud aujourd'hui, sauf si on faisait flamber le navire, parce qu'on était près du pôle, mais que bientôt on allait redescendre plus au Sud.
Elle les écoutait sans les entendre.
Les adultes, eux, se tenaient à l'écart et la fixaient par moments de loin, certains avec horreur, d'autres avec pitié. Que signifiait sa longue absence de la nuit ? Son retour égaré confirmait, hélas, les bruits les plus horribles et les accusations que Gabriel Berne avait lui-même portées hier au soir contre le maître du navire.
« Ce bandit se croit sur nous tous les droits... sur nous, sur nos femmes... Mes frères, nous le savons maintenant, nous ne sommes pas sur la route des Iles... »
Et, comme Angélique ne revenait pas, il avait voulu partir à sa recherche. À sa grande fureur, il avait découvert la porte verrouillée. Et, malgré sa blessure, il avait entrepris de défoncer le vantail de bois épais, s'aidant d'un maillet, tout seul, il avait réussi à faire sauter une serrure. Voyant que rien ne le calmait, Manigault avait fini par lui donner un coup de main. Le vent glacé s'était engouffré dans la cale et les mères protestaient ne sachant comment protéger les petits.
Sur ces entrefaites, le quartier-maître écossais ou germanique avait surgi, vomissant des imprécations rocailleuses et Berne, solidement encadré par trois lascars, avait été happé vers les ténèbres. Depuis, on ne l'avait pas revu.
Deux charpentiers étaient venus placidement réparer la porte avant de les enfermer à nouveau. Le navire dansait dur. L'instinct avertit les femmes et les enfants que la nuit était pleine de dangers. Ils se blottirent les uns contre les autres et se tinrent cois, mais les hommes avaient longuement discuté de la conduite à tenir, s'il arrivait par hasard malheur à l'un de leurs compagnons, à maître Berne ou à sa servante. Voyant qu'Angélique s'adressait avec naturel aux enfants, Abigaël et la jeune boulangère, qui l'aimaient beaucoup, se décidèrent à s'approcher d'elle.
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