Mais Angélique ?... Il n'avait jamais très bien su ce que cachait le front lisse de la femme-enfant qu'il avait regardée dormir à ses côtés, lasse et comblée par les premiers ébats de l'amour.

Alors plus tard, bien plus tard, il avait appris qu'elle était parvenue à ses fins, à Versailles, et il s'était dit : « C'est justice. Au fond, elle était créée pour cela ! » Ne fut-elle pas appelée, et d'emblée, la plus belle captive de la Méditerranée ?

Jusque dans sa nudité, elle demeurait somptueuse. Mais la retrouver, soudain, sous des cottes de servante, liée à un négociant en eaux-de-vie et salaisons, grand lecteur de Bible, il y avait de quoi perdre l'entendement ! Jamais il n'oublierait son apparition inondée et hagarde, si décevante qu'elle ne lui avait même pas inspiré la pitié. Le Maltais, de garde aux soutes, s'était approché, un trousseau de clés à la main. Sur un signe du maître il ouvrit la porte bardée de cuivre. Le Rescator pénétra dans la prison. Gabriel Berne leva les yeux sur lui. Malgré sa pâleur, son regard demeurait lucide. Ils s'observèrent en silence. Le Rochelais ne se hâtait pas de demander des explications à propos du traitement inhumain qu'on lui faisait subir. L'affaire n'était pas là. Si le noir personnage masqué se déplaçait pour lui rendre visite, ce n'était pas, il s'en doutait, pour lui adresser de simples remontrances ou menaces. Autre chose se dressait entre eux, une femme. Gabriel Berne détaillait avec une attention aiguë l'habillement de son geôlier. Il aurait pu en estimer, à un louis près, la valeur. Toutes les pièces en étaient du meilleur choix : cuirs, velours, drap de prix. Les bottes et la ceinture venaient de Cordoue et avaient dû être exécutées sur commande. Le velours du justaucorps était italien, de Messine, il l'aurait parié. En France, malgré tous les efforts de M. Colbert, on n'arrivait pas encore à fabriquer des velours de cette qualité. Jusqu'au masque qui était à sa façon une œuvre d'art artisanale : rigide et mince à la fois. Quel que fût le visage qui se dissimulait sous ce masque, il y avait, dans ces vêtements au luxe sobre et dans la prestance de celui qui les portait, de quoi séduire une femme. « Elles ont toutes la cervelle si légère, pensa maître Berne avec amertume, même les plus entendues en apparence »...

Que s'était-il passé cette nuit entre le pirate, beau parleur, accoutumé à s'offrir des femmes exactement au même titre que des bijoux ou des plumes, et dame Angélique, la pauvre exilée, dépouillée de tout ?

À cette seule pensée, maître Berne serra les poings et une légère rougeur colora son visage exsangue.

Le Rescator se pencha vers lui, porta la main à la casaque toute raidie de sang du marchand et dit :

– Vos plaies se sont rouvertes, maître Berne, et vous voici à fond de cale. La plus élémentaire prudence aurait dû vous conseiller d'observer, cette nuit au moins, la discipline du bord. Quand un navire est en danger, il est évident que le strict devoir des passagers est de ne susciter aucun incident et de n'encombrer en aucun cas la manœuvre mettant la vie de tous en danger.

Le Rochelais ne se laissa pas intimider :

– Vous savez pourquoi j'ai agi comme je l'ai fait. Vous reteniez indûment chez vous une de nos femmes que vous aviez eu l'insolence de convoquer comme... comme une esclave. De quel droit ?

– Je pourrais vous répondre : droit de prince.

Et le Rescator afficha son sourire le plus sardonique :

– ... Droit du chef sur le butin !

– Or, nous nous sommes fiés à vous, dit Berne, et...

– Non !

L'homme noir avait attiré un escabeau et s'asseyait à quelques pas du prisonnier. La lueur rougeâtre de la lanterne accusait leurs différences : l'un, massif, taillé d'une pièce, l'autre hermétique, protégé par la cuirasse de son ironie. Quand le Rescator s'était assis, Berne avait remarqué son geste pour rejeter son manteau en arrière, la grâce assurée et naturelle de la main, quand elle se posait, comme par mégarde, sur la crosse d'argent du long pistolet.

« Un gentilhomme, se dit-il, un bandit, mais un homme de haut rang, sans nul doute. Que suis-je en face de lui ?... »

– Non ! répéta le Rescator, vous ne vous êtes pas fiés à moi. Vous ne me connaissiez pas, vous n'avez passé avec moi aucun contrat. Vous avez couru vers mon navire pour sauver vos vies et moi je vous ai embarqués, c'est tout. Ne croyez pas pourtant que je refuse les devoirs de l'hospitalité que je vous ai accordée. Vous êtes mieux logés et nourris que mon propre équipage et aucune de vos femmes et de vos filles ne peut se plaindre d'avoir été molestée ou seulement importunée.

– Dame Angélique...

– Dame Angélique n'est même pas huguenote. Je l'ai connue bien avant qu'elle ne se mêle de citer la Bible. Je ne la considère pas comme une de vos femmes...

– Mais elle sera bientôt la mienne, jeta Berne. Et, à ce titre, je lui dois protection. Hier soir, j'avais promis de la tirer de vos griffes si nous ne la voyions pas revenir au bout d'une heure. Il se pencha en avant, et ce mouvement fit tinter les chaînes qu'il avait aux mains et aux pieds.

– Pourquoi la porte de l'entrepont était-elle verrouillée ?

– Pour vous donner le plaisir de la défoncer à coups d'épaule comme vous l'avez fait, maître Berne.

La patience commençait à abandonner le Rochelais. Il souffrait beaucoup de ses blessures et les tourments de son esprit et de son cœur lui semblaient encore pires. Il avait vécu ces dernières heures dans un demi-délire où, par éclairs, il se revoyait dans ses magasins de La Rochelle, sa plume d'oie à la main, devant son livre de comptes. Il ne pouvait plus croire à la vie droite et réglée qui avait été la sienne jusqu'alors. Tout commençait sur ce navire maudit avec la brûlure corrosive d'une âcre jalousie qui déformait ses pensées. Sentiment auquel il ne parvenait pas à donner de nom car il ne l'avait jamais éprouvé auparavant. Il eût voulu s'en débarrasser comme d'une tunique de Nessus. Il avait souffert comme d'un coup de poignard, lorsque l'autre lui avait fait remarquer qu'Angélique n'était pas des leurs. Car c'était vrai. Elle était venue parmi eux, elle avait été au cœur de leur révolte et de leur combat, elle les avait sauvés au péril de sa vie, mais elle restait en dehors d'eux, d'une autre essence. Son mystère si proche et pourtant inaccessible ajoutait à sa séduction.

– Je l'épouserai, fit-il avec force, qu'importe qu'elle n'embrasse pas nos croyances ? Nous ne sommes pas des intolérants comme vous, les catholiques. Je la sais respectable, dévouée, vaillante... J'ignore, monseigneur, ce qu'elle a été pour vous, en quelles circonstances vous l'avez connue, vous, mais moi je sais ce qu'elle a été dans ma maison et pour les miens et cela me suffit !

La nostalgie le prenait des jours passés, avec la présence discrète et diligente de la servante qui, peu à peu, sans qu'on en eût conscience, avait illuminé leur vie. Il eût été surpris d'apprendre qu'il éveillait en son interlocuteur une souffrance très analogue à la sienne : « jalousie, regret. » Donc, le marchand connaissait d'elle un aspect qu'il ignorait, se disait Joffrey de Peyrac. Il était là pour lui rappeler qu'elle avait existé pour d'autres et qu'il l'avait perdue depuis des années.

– La connaissez-vous depuis longtemps ? demanda-t-il à voix haute.

– Non, à la vérité, pas plus d'une année.

Joffrey de Peyrac pensa qu'Angélique lui avait déjà menti sur ce point. Dans quel but ?

– Comment l'avez-vous connue, comment a-t-elle été amenée à entrer chez vous comme servante ?

– C'est mon affaire, répondit Berne avec humeur, et cela ne vous regarde pas, ajouta-t-il ayant senti que sa réponse atteignait l'homme masqué.

– L'aimez-vous ?

Le Huguenot demeura silencieux. La question le mettait en face d'horizons interdits. Il en était soudain choqué comme d'une impudeur. Le sourire moqueur de son adversaire accusait son malaise.

– Ah ! comme c'est dur pour un calviniste de prononcer le mot amour. Il vous écorcherait les lèvres.

– Monsieur, nous ne devons avoir d'amour que pour Dieu seul. Voilà pourquoi je ne prononcerai pas ce mot. Nos attachements terrestres n'en sont pas dignes. Dieu seul est au fond de nos cœurs.

– Mais la femme est au fond de nos entrailles, dit brutalement Joffrey de Peyrac. Tous nous la portons dans nos reins. Et contre cela nous ne pouvons rien, ni vous ni moi, maître Berne... calviniste ou pas.

Il se leva, repoussant l'escabeau avec impatience : penché vers le Huguenot, il dit avec colère :

– Non, vous ne l'aimez pas. Les hommes de votre espèce n'aiment pas les femmes. Ils les tolèrent. Il s'en servent et ils les désirent, ce n'est pas la même chose. Vous désirez cette femme, et c'est pourquoi vous voulez l'épouser afin d'être en règle avec votre conscience.

Gabriel Berne devint pourpre. Il essaya de se redresser, y réussit à demi :

– Les hommes de mon espèce n'ont pas à recevoir de leçons de la vôtre, celle d'un pirate, d'un bandit, pilleur d'épaves.

– Qu'en savez-vous ? Tout pirate que je suis, mes conseils pourraient ne pas être négligeables pour un homme qui s'apprête à épouser une femme que les rois vous envieraient. L'avez-vous seulement bien regardée, maître Berne ?

Ce dernier avait réussi à se mettre à genoux. Il s'appuyait à la paroi. Il tourna vers Joffrey de Peyrac un regard où la fièvre mettait une lueur de démence... Son esprit s'égarait.

– J'ai essayé d'oublier, dit-il, d'oublier ce premier soir où je l'avais vue avec tous ses cheveux sur les épaules... dans l'escalier... Je ne voulais pas l'offenser dans ma maison, j'ai jeûné, j'ai prié... Mais souvent je me suis levé, poussé par la tentation, et sachant qu'elle était sous mon toit, je ne pouvais même pas reposer en paix...