« Non, je n'aurais pas pu supporter cela ! se répéta-t-il. Il aurait fallu qu'elle me soit devenue tout à fait indifférente... Or elle ne m'est pas indifférente !... »

L'aveu qu'il s'adressait n'aiderait pas à simplifier ses actes à venir. Voir clair ne mène pas toujours à la solution la plus facile. Il pouvait se dire qu'arrivé à l'âge où l'homme aborde le second versant de sa vie, il avait su affronter ses conflits intérieurs avec une certaine sérénité. Les chemins de la haine, du désespoir, de l'envie, lui avaient toujours paru trop stériles pour qu'il trouvât jouissance à s'y engager. Il avait réussi à ignorer ceux de la jalousie, jusqu'au jour où un messager était venu lui rapporter que sa « veuve », Mme de Peyrac, s'était joyeusement remariée avec le très beau et très dissolu marquis du Plessis-Bellière. Encore avait-il surmonté rapidement sa désillusion ! Du moins le croyait-il. La blessure était sans doute plus profonde, de ces mauvaises blessures trop vite refermées, sous lesquelles les chairs se corrompent ou s'atrophient. Son ami le médecin arabe lui expliquait cela lorsqu'il soignait sa jambe, obligeant la plaie béante à demeurer ouverte jusqu'à ce que tous les éléments, nerfs, muscles, tendons aient repoussé, chacun suivant le rythme de croissance voulu par la nature.

Quoi qu'il en soit, il avait souffert pour une femme qui n'existait plus et qui ne pouvait pas renaître.

À ce point de ses réflexions, il pensa, en regardant la mer, à des prunelles vertes insondables et il rabattit le volet de bois avec violence.

Le Maure Abdullah, attendant derrière lui, s apprêtait à éteindre la lanterne.

– Non, va, nous descendons plus bas, lui dit-il.

Et il s'engagea derrière l'Arabe dans un nouveau puits d'ombre, ouvrant à même le plancher de la batterie. Ces exercices lui étaient devenus trop familiers pour le distraire de ses pensées. Toute sa volonté n'eût pu, ce matin-là, le détourner de l'obsession d'Angélique. D'ailleurs, c'était en partie à cause d'elle qu'il se rendait à fond de cale. Irritation, rancune, perplexité, il ne savait plus ce qui dominait en lui. Certes pas l'indifférence, hélas ! Comme si les sentiments que pouvait lui inspirer une femme qui, depuis quinze ans, avait cessé d'être sa femme et qui l'avait trahi de toutes les façons, n'étaient pas déjà assez complexes sans qu'il vînt s'y ajouter le désir !

Pourquoi avait-elle eu ce geste extraordinaire, et qu'il attendait si peu, d'arracher son corsage pour lui montrer sur l'épaule le sceau de la fleur de lys ? C'était moins l'apparition de la marque infamante qui l'avait saisi tout à coup que la beauté de son dos de reine. Lui, l'esthète difficile, accoutumé à détailler la beauté des femmes, il en avait été ébloui.

Elle n'avait pas encore ce dos parfait jadis, car elle se dégageait à peine des formes graciles de l'adolescence. Elle n'avait que dix-sept ans quand il l'avait épousée. Il se souvenait maintenant qu'en caressant le jeune corps tout neuf, il avait parfois songé à la beauté qu'Angélique atteindrait lorsque la vie, les maternités, les honneurs aussi l'auraient épanouie. Et voilà que d'autres que lui l'avaient épanouie jusqu'à la perfection. Angélique, à l'instant où il s'y attendait le moins, lui rendait sa vision. Dépouillé de ces vêtements ternes et mal taillés, son torse apparu évoquait irrésistiblement celui de ces statues qu'on élève dans les îles de la Méditerranée aux déesses de la fécondité. Combien de fois il les avait admirées en se disant qu'il était hélas ! rare de trouver parmi les femmes de pareils modèles. Mais dans la pénombre, il en avait été plus frappé qu'à Candie. L'éclat de sa peau blanche comme le lait surgissait dans la tristesse de l'aube nordique, elle-même laiteuse, le mouvement des épaules vigoureuses, charnues et pourtant d'une ligne douce et pure, les bras lisses et forts, la tige de la nuque que dégageait la chevelure et que le sillon léger marquait d'une sorte d'innocence, tout cela l'avait séduit d'un seul regard, et il s'était approché, pénétré du sentiment stupéfait qu'elle était plus belle qu'autrefois et qu'elle était à lui !

Comme elle s'était rebellée ! Comme elle s'était défendue ! À croire qu'elle serait tombée du haut mal, s'il avait essayé d'aller plus loin. Qu'y avait-il donc qui l'avait tant effrayée en lui ? Son masque ? Sa personnalité cachée ? Ou le soupçon de quelque chose de désagréable qu'il n'allait pas tarder à lui apprendre ?

Le moins qu'on pût dire c'est qu'elle n'était pas attirée par lui. Ses appétits étaient nettement ailleurs.

*****

– Va, va, dit-il avec impatience à son Maure. Je te l'ai dit, nous descendons jusqu'au bas, jusqu'à la cale des prisonniers.

« Ils l'ont marquée à la fleur de lys, songea-t-il. Pour quel crime ? Pour quelle prostitution ? Jusqu'où a-t-elle traîné ? Pourquoi ?... Quels événements ont pu l'amener à tomber sous l'influence de ces bizarres Huguenots ? La pécheresse repentie ?... Oui, cela y ressemble assez. L'esprit des femmes est tellement faible... »

Il se doutait qu'il n'aurait pas facilement de réponse à ces questions et les images qu'elles levaient le tourmentaient d'autant plus.

« Marquée à la fleur de lys... je connais l'antre du bourreau, la froide horreur de ces lieux où l'on fabrique la douleur et l'abjection... La peur que peut inspirer un brasero où rougissent des instruments étranges... Pour une femme, c'est l'épreuve !... Comment l'a-t-elle affrontée ? Pourquoi ? Le Roi, son amant, ne la protégeait donc plus ? »

Ils arrivaient en bas. Là, dans les ténèbres, on cessait d'entendre jusqu'au bruit de la mer. On la sentait seulement, lourde et dense, derrière la mince cloison de bois immergée. L'humidité était pénétrante. Joffrey de Peyrac évoquait les voûtes suintantes des salles de torture de la Bastille, et du Châtelet. Lieux sinistres mais qui, pourtant, n'avaient jamais hanté ses rêves au cours des années qui avaient suivi celles de son arrestation et son procès à Paris. Qu'il en fût sorti à peu près vivant suffisait à le rasséréner.

Mais une femme ? Surtout Angélique ! Il refusait de l'imaginer dans ces lieux d'horreur.

« L'avait-on jetée à genoux ? L'avait-on dépouillée de sa chemise ? Avait-elle crié très fort ? Hurlé de douleur ? »

Il s'appuyait contre une charpente visqueuse et l'Arabe, croyant qu'il voulait examiner le contenu de la cale qui s'ouvrait sur le couloir, levait haut sa lanterne. À sa lueur apparaissaient des coffres amoncelés cerclés et cloutés de fer, mais aussi des masses brillantes solidement arrimées, dont les formes se distinguaient mal tout d'abord. Puis, avec surprise, on détaillait des sculptures, des volutes : fauteuils, tables, vases, objets de toutes sortes, tous d'or massif, parfois en « petit argent » c'est-à-dire en platine. La flamme dansait, éveillant la chaleureuse magnificence des métaux nobles que ne peuvent corrompre ni l'eau ni le sel de la mer.

– Tu contemples tes trésors, ô mon maître ? demanda le Maure de sa voix gutturale.

– Oui, répondit Peyrac qui, en réalité, ne voyait rien.

Il reprit sa marche et, tout à coup, comme il se heurtait au fond du boyau à une lourde porte de cuivre, il fut saisi d'agacement.

– Toute cette cargaison d'or gâchée.

Ses correspondants d'Espagne attendraient en vain son arrivée. À cause des Rochelais, il avait dû reprendre la route du retour sans avoir achevé le voyage qui devait être son dernier voyage de l'or et mené à bien les négociations de ses futurs accords commerciaux. Tout cela pour une femme à laquelle il ne prétendait même pas tenir. Aucune, pourtant, ne lui avait jamais fait commettre de pareilles bévues d'affaires. Mais les Huguenots paieraient ! Ils paieraient même fort cher. Et tout serait finalement pour le mieux.

Chapitre 11

Du doigt, il fit glisser sans bruit le judas qui dissimulait une ouverture grillagée et s'approcha pour observer le prisonnier.

Celui-ci était assis à même le plancher, près d'une grosse lanterne qui devait lui dispenser à la fois lumière et chaleur, toutes deux fort piètres. Ses mains chargées de chaînes étaient posées sur ses genoux et son attitude était patiente. Joffrey de Peyrac ne s'y fiait pas. Il avait rencontré trop d'échantillons d'humanité pour ne pas savoir juger un homme au premier regard. Qu'Angélique, si raffinée jadis, fût capable d'aimer cet épais et froid Huguenot le jetait dans une fureur noire.

Des Huguenots, certes, il avait pu en voir à l'œuvre à peu près dans toutes les parties du monde. Pas commodes à manier, guère agréables à fréquenter, mais des hommes et des femmes de trempe. Il admirait leur intégrité commerciale et garantie par tout leur groupe, leur culture étendue, leur connaissance des langues, alors que tant de ses anciens pairs et coreligionnaires à lui, gentilhomme français, faisaient preuve d'une ignorance affligeante et n'imaginaient même pas que des êtres pensants puissent exister en dehors de leur sphère étroite.

Surtout, il appréciait la force de l'union que créait entre eux une religion sévère et encore menacée. Les minorités persécutées représentent le « sel de la terre ». Mais que diable une femme de haut lignage, et catholique, comme Angélique, était-elle allée faire chez ces commerçants austères et moroses ? Après avoir échappé par miracle aux dangers de l'Islam – où elle s'était jetée Dieu sait pourquoi – n'avait-elle pas repris la suite de ses exploits à la Cour ? Quand il pensait à elle c'était toujours ainsi qu'il la voyait : royale sous les lumières de Versailles et, souvent, il en était arrivé à se dire qu'elle avait été créée pour cela. Jusqu'à quel point la petite ambitieuse qui commençait à prendre conscience de son pouvoir, n'avait-elle pas calculé de s'élever jusqu'au trône du Roi, lorsqu'il l'avait emmenée au mariage de Louis XIV à Saint-Jean-de-Luz ? Elle était déjà la plus belle, la mieux parée, mais pouvait-il se vanter, lui, d'avoir captivé à jamais ce jeune cœur ? Sait-on de quels rêves divers les femmes forgent leur bonheur ?... Pour l'une le sommet en sera un collier de perles, pour l'autre le regard d'un Roi, pour une autre : l'amour d'un seul être, pour d'autres encore de menues satisfactions ménagères, telles que de réussir des confitures...