Honorine, née d'un viol anonyme, payait pour les étreintes qu'Angélique avait acceptées ou recherchées.

Philippe, les baisers du Roi, la fruste et exaltante passion du pauvre Normand, prince des esclaves, les plaisirs grossiers et joyeux que savait lui prodiguer le policier Desgrez, ceux plus raffinés qu'elle avait goûtés avec le duc de Vivonne. Ah ! Encore elle oubliait Racoski !... et d'autres sans doute.

De si longues années écoulées... vécues. Par lui, par elle. On ne pouvait demander qu'elles s'effacent.

Il caressait son menton d'un geste machinal. Sa barbe récemment sacrifiée lui manquait visiblement.

– Avouez, ma chère, que la situation est embarrassante.

Comment pouvait-il continuer à ironiser alors qu'elle parvenait à peine à se tenir debout tant son cœur lui faisait mal.

– Pour avoir voulu l'éclaircir, je constate qu'elle n'en est que plus obscure... tout nous sépare.

– Viens, maman ! Mais viens donc, maman, répétait Honorine en tirant sur la jupe de sa mère.

– Vous ne tenez certainement plus à un rapprochement qui était il y a quelques heures bien éloigné de vos pensées, toutes occupées par un autre...

– Viens, maman !

– Oh ! tais-toi, dit Angélique avec l'impression que son cerveau allait éclater.

– Quant à moi...

Il jetait un regard dubitatif autour de lui, considérant la cabine où il s'était plu à rassembler des meubles de prix, des instruments de choix, le décor d'une existence variée, difficile et passionnante, où Angélique n'avait pas de place.

– ... Je suis un vieil aigle des mers habitué à la solitude. À part les brèves années conjugales que j'ai vécues jadis en votre charmante compagnie, les femmes n'ont jamais occupé dans ma vie qu'un rôle épisodique. Vous serez peut-être flattée de l'apprendre. Mais cela crée des goûts qui ne me disposent guère à me retrouver dans la peau d'un époux modèle. Ce navire n'est pas grand, mes appartements sont restreints... Je vous propose une chose. Le temps du voyage, ramassons les dés jetés et considérons la partie nulle.

– Nulle ?

– Demeurons à nos places respectives. Vous restez dame Angélique, parmi vos compagnons... et moi, je reste... chez moi.

Ainsi, il la reniait, la rejetait. Au fond, il ne saurait que faire d'elle à ses côtés. Alors il la renvoyait à ceux qui, ces derniers mois, étaient devenus les siens.

– Et vous ne me demanderiez pas, en plus, d'oublier la révélation que vous venez de me faire ? dit-elle sarcastique.

– L'oublier ? Non. Mais ne pas l'ébruiter, en tout cas.

– Viens, maman, répétait Honorine en la tirant vers la porte.

– Plus j'y réfléchis, en effet, plus je considère qu'il serait mal venu d'apprendre à vos amis que vous avez été, fût-ce en un temps lointain, ma femme. Ils s'imagineraient que vous êtes aussi ma complice.

– Votre complice ? De quoi ?

Il ne répondit pas. Il méditait, le front barré d'un pli dur.

– Retournez parmi eux, fit-il brièvement, d'un ton de commandement. Ne parlez pas. C'est inutile. Et d'ailleurs on vous croirait simplement folle. Cette histoire de mari disparu, retrouvé, et qui vous emmène sur son navire sans que vous l'ayez vous-même aussitôt reconnu, avouez que cela paraît suspect.

Il se tournait vers la table pour y prendre son masque de cuir, l'écorce protectrice de son visage abîmé qui craignait la morsure salée des embruns et aussi l'espionnage des hommes.

– Ne dites rien. Ne leur laissez rien soupçonner. De plus, ce ne sont pas des gens qui m'inspirent confiance.

Angélique était déjà parvenue près de la porte.

– Croyez bien que c'est réciproque, fit-elle entre ses dents.

*****

Debout dans l'encadrement de la porte, sa fille à la main, elle se retournait et elle le dévorait des yeux. Il avait remis son masque. Cela l'aidait à discerner ce qu'il avait voulu lui faire comprendre.

Il était lui et un autre. Joffrey de Peyrac et le Rescator. Un grand seigneur banni et un pirate des mers qui, poussé à vivre, avait fini par se dépouiller de ses anciens attachements, par faire sien le seul âpre présent.

Bizarrement, il lui parut plus proche que l'instant précédent. Elle était soulagée de ne s'adresser qu'au Rescator.

– Mes amis s'inquiètent, dit-elle, ils s'inquiètent, monseigneur le Rescator, de savoir où vous les emmenez. On n'a pas coutume, figurez-vous, de rencontrer des glaces au large de l'Afrique où nous devrions nous trouver.

Il s'était approché d'un globe de marbre noir, étoilé de signes étranges. Il y posait sa main, demeurée patricienne, mais brune comme celle d'un Arabe, et d'un doigt suivait des lignes

tracées en incrustations d'or. Au bout d'un long moment d'étude, il parut se souvenir de sa présence et répondit avec indifférence.

– Dites-leur que la route du Nord mène aussi vers les Iles.

Chapitre 10

Le comte Joffrey de Peyrac, alias le Rescator, se glissa par l'écoutille et descendit rapidement la raide échelle qui menait dans les entrailles du navire. Derrière le burnous blanc du Maure qui portait une lanterne, il s'engagea dans l'étroit labyrinthe des couloirs. Sous ses pas, le balancement du navire lui confirmait son impression rassurante : le danger était passé. Malgré la navigation au sein d'un brouillard, inquiétant et glacé, qui déposait partout sur les vergues et les ponts une fine patine de givre, il savait que tout allait bien. Le Gouldsboro filait avec l'aisance d'un bâtiment qui ne se sent pas menacé. Lui, le Rescator, il en connaissait tous les frémissements, les craquements divers de la coque aux mâts, tout ce qui constituait le grand corps de son navire, conçu pour les mers polaires et dont il avait lui-même dessiné les plans, en le faisant construire à Boston, le principal chantier naval de l'Amérique du Nord.

Tandis qu'il avançait, il tâtait de sa main le bois humide, et c'était moins pour prendre un appui dans sa marche que pour garder contact avec la charpente invincible du vaillant bâtiment.

Il respirait son odeur, celle des bois de séquoias, venus des Monts Klamath du lointain Oregon, celle des pins blancs du Haut Kennebec et du Mont Katandin, dans le Maine – « son » Maine – parfums que l'imprégnation du sel ne parvenait pas à effacer.

Pas une forêt d'Europe qui ne soit aussi belle que celles du Nouveau Monde. La hauteur, la vigueur des arbres, la splendeur vernissée des feuillages, ç'avait été une révélation pour lui, alors qu'il aurait pu se sentir plus ou moins blasé.

« La découverte du monde est infinie, songea-t-il encore. Nous nous apercevons chaque jour que nous ne savons rien... On peut toujours tout recommencer... La Nature et les éléments naturels sont là pour nous soutenir et nous pousser en avant. »

Cependant la longue lutte soutenue la nuit précédente contre l'hostilité de la mer et des glaces ne lui laissait pas au cœur la satisfaction habituelle, non seulement celle d'avoir triomphé, mais aussi de s'être enrichi d'un trésor intérieur que personne ne pourrait lui ravir. C'est qu'il avait eu à soutenir, depuis, une autre tempête et, quoiqu'il s'en défendît, elle avait fait en lui des ravages.

Pouvait-on imaginer farce où l'odieux le disputait au mauvais goût ? Il se refusait encore à prononcer le mot « drame ».

Il avait toujours essayé de donner à chaque événement ses proportions matérielles. Les histoires de femmes tiennent en général plus de la farce que du drame. Même s'il s'agissait de sa propre femme, d'une femme qui l'avait certes marqué plus que les autres – à grand dommage pour lui – il ne pouvait s'empêcher d'avoir envie de rire railleusement, en recomposant les données de la comédie : une épouse oubliée depuis quinze ans, reparaissant pour réclamer passage à son bord, sans le reconnaître, et, le comble, se préparant à lui demander sa bénédiction pour convoler avec un nouvel amoureux. Le hasard, on le sait, n'est pas chiche en frais d'imagination cocasse. Mais là, il dépassait les bornes. Fallait-il quand même le bénir ? Le remercier peut-être ? Faire confiance à ce hasard humoristique et grimaçant, qui venait agiter sous leurs yeux le spectre affadi d'un bel amour de jeunesse ? Ni lui ni elle ne souhaitaient un tel retour en arrière. Alors pourquoi avait-il parlé ce matin ? Puisqu'elle ne le reconnaissait pas, le plus simple n'aurait-il pas été de la laisser aller avec son cher Protestant ?

*****

La clarté nouvelle de l'endroit où il pénétrait l'aveugla avec la même lueur blessante que dans son esprit une pensée évidente.

« Imbécile ! À quoi te servirait d'avoir vécu cent vies, d'avoir frôlé la mort plus de fois encore, si tu en étais toujours à te cacher à toi-même tes propres vérités ! Avoue que tu ne pouvais pas laisser faire cela, parce que tu n'aurais pas pu le supporter. »

Sous l'effet de la colère, il promena autour de lui un regard sombre. Quelques hommes épuisés dormaient dans des hamacs ou sur de grossières couchettes aménagées sous l'affût des canons, mais on avait ouvert les sabords car cette deuxième batterie dissimulée dans un entrepont restreint manquait d'aération. Pour ce voyage, Joffrey de Peyrac avait été contraint d'y loger une partie de l'équipage, afin de laisser l'entrepont du gaillard d'avant aux passagers. De temps en temps, un paquet d'eau de mer embarquait et l'un des dormeurs grognait. Ici on se trouvait proche de la ligne de flottaison. On entendait les vagues chuchoter et clapoter. On eût pu les caresser de la main comme de grosses bêtes domptées. Il s'approcha d'une des ouvertures. Le jour qui pénétrait était rendu glauque par le voisinage de la mer.

Si soucieux qu'il fût du bien-être de son équipage, Joffrey de Peyrac, pour l'instant, ne s'en préoccupait pas. Les longues lames d'un vert pâle, moiré d'ombre, et où l'on croyait voir luire sans cesse le passage fugitif des glaces évoquait irrésistiblement pour lui des prunelles dont il avait voulu renier l'ascendant.