Angélique porta ses deux mains jointes contre sa bouche en un geste incrédule.

– Est-ce là tout ce que vous avez cru du sentiment d'amour que je vous ai voué, fit-elle douloureusement.

– Vous étiez très jeune... Je vous ai distraite, pendant un temps. Et je reconnais qu'on ne pouvait trouver plus charmante épouse. Mais je n'ai jamais songé, même en ce temps-là, que vous étiez faite pour la fidélité... Laissons cela... Analyser le passé me semble bien inutile. Essayer de le faire revivre, une tâche bien vaine. Cependant, ainsi que vous venez de me le faire remarquer, vous demeurez encore ma femme et à ce titre j'aurai des questions à vous poser qui intéressent encore d'autres que nous et dont l'importance dépasse la nôtre propre...

Les noirs sourcils se rapprochèrent, assombrissant les yeux qui pouvaient paraître presque dorés lorsque la gaieté, même feinte, les éclairait. Mais la colère ou le soupçon les rendait ténébreux et perçants.

D'instant en instant, Angélique reconnaissait les jeux d'une physionomie qui l'avait tant fascinée jadis. « Ah ! c'est lui ! c'est bien lui », se disait-elle, défaillante sous la révélation et ne sachant si c'était de désespoir ou de joie.

– Qu'avez-vous fait de mes fils ? Et où sont-ils donc ?

Elle répéta, comme si elle tombait des nues :

– Vos fils ?

– Je me suis exprimé pourtant clairement, il me semble. Oui, mes fils. Les vôtres aussi ! Ceux dont je suis le père évidemment. L'aîné, Florimond, qui est né à Toulouse, au Palais du Gai-Savoir. Le second, que je n'ai pas connu mais dont j'ai appris l'existence : Cantor. Où sont-ils ? Où les avez-vous laissés ? Je ne sais pourquoi, je m'imaginais vaguement que je les trouverais parmi ces gens pourchassés que vous me demandiez d'embarquer. Une mère essayant de soustraire ses fils à un injuste sort, voici un rôle dont je vous aurais certainement su quelque gré. Mais aucun des jeunes garçons embarqués ne peut être l'un d'eux. Et d'ailleurs, vous ne semblez préoccupée que de votre fille. Où sont-ils ? Pourquoi ne les avez-vous pas emmenés avec vous ? À qui les avez-vous laissés ? Qui se préoccupe d'eux ?...

Chapitre 9

Répondre était crucifiant. Les mots ratifieraient l'absence des deux joyeux petits garçons à jamais disparus. C'est pour eux qu'elle avait peiné, qu'elle avait souffert. Elle les avait voulus à l'abri du besoin, réhabilités. Elle les avait rêvés grands, beaux, assurés, brillants. Elle ne les verrait jamais grandir. Eux aussi l'avaient quittée. Elle dit avec difficulté :

– Florimond est parti il y a longtemps... Il avait treize ans alors. Je n'ai jamais su ce qu'il était devenu. Cantor... est mort, à l'âge de neuf ans.

Sa voix sans inflexions pouvait paraître indifférente.

– J'attendais votre réponse. Je m'en doutais. C'est cela que je ne vous pardonnerai jamais, dit le Rescator, la mâchoire serrée de fureur, votre indifférence à l'égard de mes fils. Ils vous rappelaient une période que vous désiriez oublier. Vous les écartiez. Vous couriez à vos plaisirs, vos amours. Et maintenant vous avouez sans émoi que de celui même qui est probablement de meure vivant, vous ne savez rien ? Je vous aurais peut-être beaucoup pardonné mais cela, non. Jamais !

Angélique demeura comme assommée puis elle bondit devant lui, dressée, blême. De toutes les accusations qu'il avait portées contre elle, celle-ci était de loin la plus odieuse, la plus injuste. Il lui avait reproché de l'avoir oublié et c'était faux, de l'avoir trahi, et c'était hélas, en partie vrai. De ne l'avoir jamais aimé, et c'était monstrueux. Mais elle ne supporterait pas de passer pour une mauvaise mère alors qu'elle avait eu parfois l'impression de donner son sang pour ses fils. Elle n'avait peut-être pas été une mère très affectueuse et toujours présente, mais Florimond et Cantor étaient sans cesse demeurés au centre de son cœur... Avec lui... Lui qui, aujourd'hui, osait lui lancer des reproches à la tête, alors que pendant des années il s'était promené sur les mers sans se soucier ni d'elle, ni de ses enfants dont il paraissait si subitement anxieux. Était-ce lui qui les avait tirés de la misère où sa chute avait précipité les innocents ? Elle allait lui demander par la faute de qui le fier petit Florimond avait toujours été un enfant sans nom, sans titres, plus déclassé qu'un bâtard ? Elle allait lui dire dans quelles circonstances Cantor était mort. Par sa faute à lui ! Oui, par sa faute. Car c'était son navire de pirate qui avait coulé la galère française sur laquelle était embarqué le jeune page du duc de Vivonne.

Elle suffoquait de révolte et de souffrance. Comme elle ouvrait la bouche pour parler, une lame plus longue soulevant le navire la fit trébucher. Elle se retint à la table. Elle n'avait pas le pied aussi solide que le Rescator qui, lui, semblait rivé au plancher.

Ce court moment de répit avait suffi à Angélique pour retenir les mots irrémédiables qui allaient jaillir. Pouvait-elle annoncer à un père qu'il était responsable de la mort de son enfant ? Le sort ne s'était-il pas déjà acharné sur Joffrey de Peyrac ? On avait voulu le tuer, on l'avait dépouillé de ses biens, on l'avait banni, on en avait fait un errant, sans autres droits que ceux qu'il pouvait conquérir par son épée.

Qu'il fût, à la fin, devenu un autre homme, forgé par l'implacable loi de ceux qui doivent tuer pour ne pas être tués, comment s'en indigner aujourd'hui ? C'était elle, Angélique, qui était d'une naïveté à pleurer d'avoir pu rêver le contraire. La dure réalité obéissait à d'autres exigences. Dans ce désastre, à quoi servirait donc d'y ajouter encore, en lui révélant qu'il avait fait périr leur enfant ?

Non, elle ne lui dirait pas cela. Non, jamais ! Mais elle lui révélerait pêle-mêle ce qu'il semblait vouloir ignorer. Ses larmes, ses terreurs de très jeune femme, jetée sans expérience au grand vent de la misère et de l'abandon. Elle ne lui dirait pas comment Cantor était mort, mais comment il était né : au soir du bûcher de la Place de Grève et comment elle avait été une malheureuse, poussant dans les rues glacées de Paris une brouette d'où surgissaient, bleuis de froid, les petits visages ronds de ses fils.

Alors, peut-être qu'il comprendrait. Il la jugeait mais c'était parce qu'il ignorait sa vie. Quand il saurait, est-ce qu'il pourrait demeurer insensible ? Les mots ne pourraient-ils ranimer l'étincelle qui couvait peut-être sous les cendres d'un cœur où s'étaient accumulées trop de ruines. Un cœur ravagé comme le sien.

Mais elle, au moins, demeurait capable d'amour. Alors elle tomberait à ses genoux, elle le supplierait. Elle lui dirait tous ces mots qui se pressaient sur ses lèvres. Qu'elle l'avait toujours aimé... Que, sans lui, elle n'avait été qu'attente, insatisfaction... N'était-elle pas partie follement à sa recherche, contre la volonté du Roi, ce qui l'avait entraînée dans des périls sans nom.

Alors elle vit que l'attention du Rescator s'était détournée d'elle. D'un air intrigué il surveillait la porte du salon qui s'entrouvrait doucement, doucement... C'était inaccoutumé. Le Maure faisait bonne garde. Qui pouvait se permettre d'entrer, sans être annoncé, dans les appartements du grand maître ? Le vent ou la brume ?

Un souffle glacial s'engouffra poussant une écharpe de brouillard qui s effilocha au contact de la chaleur. De ce voile impalpable une petite apparition surgit : bonnet de satin vert pomme, chevelure de feu. Les deux notes colorées brillaient avec une particulière intensité sur le fond grisâtre du dehors. Derrière elle, la sentinelle barbaresque tendait sa face emmitouflée que le froid jaunissait.

– Pourquoi l'as-tu laissée entrer ? demanda le Rescator en arabe.

– L'enfant cherchait sa mère. Honorine s'était précipitée vers Angélique.

– Maman, où étais-tu ? Maman, viens !

Angélique la voyait mal. Elle regardait d'un air hébété le rond visage levé vers elle, les yeux noirs obliques et sagaces. L'apparence étrangère de sa fille lui était si frappante qu'un court instant les sentiments qu'elle avait éprouvés autrefois l'envahirent : horreur de cette existence qu'elle avait été contrainte d'enfanter, refus de la faire sienne, reniement de son propre sang qui, dans cette enfant, se mêlait à une source impure, révolte de ce qui avait été, honte brûlante.

– Maman, maman, toute la nuit tu étais partie. Maman !

L'enfant répétait avec insistance ce nom qu'elle employait pourtant rarement. L'instinct de revendication et de défense si farouche au cœur des enfants lui dictait le mot terrible, le seul qui pouvait lui ramener sa mère, l'arracher à cet homme noir qui l'avait appelée et enfermée dans son château plein de trésors.

– Maman, maman !

Honorine était là. Elle était le signe de tout l'impardonnable, le sceau posé sur la porte close d'un paradis perdu, comme jadis les scellés du Roi, sur les portes du Palais du Gai-Savoir, avaient signifié à jamais la fin d'un monde, d'une époque, d'un bonheur. Les images se confondaient devant les yeux d'Angélique.

Elle prit la main d'Honorine.

Joffrey de Peyrac regardait l'enfant. Il supputait son âge : trois ans ? Quatre ans ?... Ce n'était donc pas la fille du maréchal du Plessis. Alors, de qui ? À son demi-sourire ironique et méprisant, elle devinait ses pensées. Un amant de passage. « Un bel amant aux cheveux roux ! » On lui en prêtait tant à la belle marquise du Plessis, maîtresse du roi de France, veuve du comte de Peyrac. Et là encore elle ne pourrait jamais lui dire la vérité. Sa pudeur se rebellait à cette seule pensée. Avouer une telle souillure, c'aurait été comme lui découvrir une plaie honteuse et répugnante. Elle la garderait pour elle, toujours cachée, avec les cicatrices ineffaçables de son corps et de son cœur, la brûlure de sa jambe soignée par Colin Paturel, la mort du petit Charles-Henri...