Durci, accusé, plus régulier aussi car ses cicatrices semblaient s'être estompées, marqué de cette patine que confère à l'homme la force de l'âge, c'était bien là le visage de Joffrey de Peyrac.
Le plus pénible était qu'il ne souriait point.
Il la regardait sans émotion, avec une expression si lointaine que c'était lui maintenant qui semblait ne plus la reconnaître.
Pourtant – parce que dans la tête embrumée d'Angélique, subsistait l'idée que le miracle auquel elle avait tant rêvé s'était accompli – elle eut un élan vers lui. Il l'arrêta d'un geste :
– Je vous en prie, madame. Ne vous croyez pas obligée de feindre une passion qui exista, peut-être, jadis, je ne le nie pas, mais qui, depuis longtemps, s'est éteinte en nos cœurs.
Angélique s'immobilisa comme arrêtée net par un coup. Les secondes passaient. Et dans le silence elle entendit avec acuité les sifflements du vent au-dehors, dans les haubans et les voiles, comme des plaintes déchirantes faisant écho à celles de son cœur. Il avait eu, pour prononcer ces dernières paroles, l'air distant du grand seigneur toulousain de jadis. Et elle l'avait reconnu sous sa livrée nouvelle d'aventurier des mers. C'était LUI. Elle devait être d'une pâleur mortelle.
Il alla chercher quelque chose dans un meuble au fond du salon. De dos, c'était le Rescator et elle espéra un instant que tout ceci n'était qu'un mauvais rêve. Mais il revint et, dans la demi-clarté du jour polaire, un destin inexorable lui rendait le visage oublié. Il lui tendait un verre :
– Buvez cet alcool.
Elle fit signe que non.
– Buvez, insista-t-il, de sa dure voix rauque.
Pour ne plus avoir à l'entendre et pour en finir, elle avala le contenu du verre.
– Vous sentez-vous mieux ? Pourquoi ce malaise ?
Angélique s'étouffa avec l'alcool, toussa et eut peine à reprendre son souffle. La question lui avait rendu partiellement ses esprits.
– Comment ? Pourquoi ? Découvrir que l'homme que je pleure depuis des années est là, vivant, sous mes yeux, et vous voudriez que je...
Cette fois ce fut d'un sourire qu'il l'arrêta. Ce sourire découvrait l'éclat des dents demeurées splendides. C'était bien celui du dernier des troubadours, mais voilé d'un sentiment mélancolique ou désenchanté.
– Quinze ans, madame ! Songez-y plutôt. Essayer de nous leurrer serait une comédie indigne et stupide. Nous avons désormais connu l'un et l'autre d'autres souvenirs... d'autres amours...
Alors la vérité qu'elle se refusait à regarder en face la transperça comme la pointe aiguë et glacée d'un poignard.
Elle l'avait retrouvé mais il ne l'aimait plus. Dans les songes de toute sa vie, elle l'avait toujours imaginé lui tendant les bras. Ces songes – elle s'en apercevait aujourd'hui – étaient puérils comme la plupart des imaginations féminines. La vie s'inscrit dans une pierre plus dure que la simple et molle cire des rêves. Sa forme se façonne à grands éclats coupants, qui heurtent, qui font mal.
« Quinze ans, madame ! Songez-y ! »...
Il avait connu d'autres amours.
Il avait peut-être épousé une autre femme ? Une femme qu'il se serait mis à aimer passionnément, beaucoup plus, sans doute, qu'il ne l'avait aimée elle-même ?...
Une sueur froide mouilla ses tempes, elle crut qu'elle allait défaillir à nouveau.
– Pourquoi m'avez-vous révélé cela aujourd'hui ?
Il eut un rire étouffé.
– Oui, pourquoi aujourd'hui, plutôt qu'hier ou que demain ? Je vous l'ai déjà dit : pour faire cesser une situation ridicule. J'attendais que vous me reconnaissiez, mais il faut croire que vous m'aviez bellement et définitivement enterré, car aucun doute ne semblait même vous effleurer. Vous prodiguiez vos soins à votre cher blessé et à ses enfants, et, ma foi, bien que mari n'eût jamais si belle occasion de surveiller incognito les agissements d'une épouse volage, la comédie finis sait par me paraître douteuse. Devais-je alors attendre que vous veniez me demander comme au capitaine du navire, seul maître à bord, et, de ce fait seul représentant de la loi, de vous unir à ce marchand ? Ç'aurait été pousser la plaisanterie un peu loin ne croyez-vous pas... Madame de Peyrac ?...
Il éclata de ce rire brisé qu'elle ne pouvait plus supporter.
– Taisez-vous ! cria-t-elle, en portant la main à ses oreilles. Tout cela est atroce.
– Je ne vous le fais pas dire. Cri du cœur s'il en fut.
Il continuait d'ironiser. Il supportait avec légèreté ce qui, elle, la ravageait comme une tempête. Il avait eu le temps de s'y habituer puisqu'il savait qui elle était depuis Candie. Et puis cela devait lui être un peu indifférent. On voit les faits avec tant de simplicité quand on n'aime plus.
Si ambiguë et dramatique que fût leur situation actuelle, il devait même s'en amuser au fond !...
En cela aussi elle le reconnaissait. N'avait-il pas ri, dans la salle du Tribunal, alors même qu'on allait le condamner au bûcher ?...
– Je crois que je vais devenir folle, gémit-elle en se tordant les mains.
– Certainement non !
Il affecta une nonchalance rassurante.
– Vous n'allez pas devenir folle pour si peu. Voyons, vous en avez connu d'autres ! Une femme qui a tenu tête à Moulay Ismaël... Et la seule captive chrétienne qui ait jamais réussi à s'évader d'un harem et du royaume de Marocco... Il est vrai que vous y avez été aidée par un vaillant compagnon... ce roi des esclaves à la réputation légendaire... comment se nommait-il au fait ? Ah ! oui : Colin Paturel.
Il répéta en la fixant songeusement :
– Colin Paturel...
Le nom et le ton étrange sur lequel il était prononcé pénétra le brouillard dans lequel se débattait l'esprit d'Angélique.
– Pourquoi me parlez-vous tout à coup de Colin Paturel ?
– Pour rafraîchir votre mémoire.
Le regard noir et brillant prenait le sien. Il avait une puissance attractive insurmontable et, pendant quelques instants, Angélique fut incapable de s'en dégager, comme l'oiseau fasciné par le serpent. À cette lumière, une pensée se détacha clairement, en lettres de feu, devant elle.
« Il sait donc que Colin Paturel m'a aimée... et que je l'ai aimé... »
Elle avait peur et elle avait mal. Toute sa vie lui apparaissait comme une suite d'erreurs irréparables et qu'il lui faudrait payer très cher.
« Moi aussi, j'ai connu d'autres amours... Mais cela ne compte pas », avait-elle envie de crier avec la superbe inconscience des femmes.
Comment lui expliquer cela ? Toutes ses paroles étaient maladroites. Ses épaules ployaient. La vie pesait sur elle son poids de pierre. Accablée elle laissa tomber son visage entre ses mains.
– Vous voyez bien, ma chère, que les protestations ne servent à rien, murmura-t-il de sa voix assourdie qui continuait à lui sembler étrangère, je vous le répète, je ne tiens pas à une comédie trompeuse, comme vous autres femmes vous excellez à en jouer. Je préfère de beaucoup vous voir sans scrupules comme je le suis moi-même. Et pour vous rassurer tout à fait, j'irai même jusqu'à vous dire que je comprends votre bouleversement. Ce n'est pas à l'heure où l'on s'apprête à convoler en justes noces avec un nouvel élu de son cœur, qu'il est agréable de voir surgir un époux bel et bien oublié, et qui, par-dessus le marché, semble vous demander des comptes. Or il n'en est rien, rassurez-vous. Ai-je dit que je mettrais obstacle à vos projets matrimoniaux... s'ils vous tiennent tant à cœur ?
Une pareille manifestation d'indulgence était la pire insulte qu'elle pût recevoir. Qu'il pût envisager de la voir mariée à un autre, c'était exprimer, on ne peut plus clairement, qu'il ne tenait plus à elle, mais aussi qu'il envisageait, le cœur léger, une véritable hérésie. Il était devenu un pécheur endurci et inconscient. C'était inconcevable ! Il perdait la raison ou bien c'était elle !
Sous l'humiliation, elle perdit son attitude égarée. Elle se redressa et lui jeta un regard plein de hauteur étreignant machinalement la main à laquelle jadis elle avait porté son anneau de mariage.
– Monsieur, vos paroles sont, pour moi, dénuées de sens. Quinze années ont pu s'écouler, mais, puisque vous êtes vivant, il n'en demeure pas moins que je reste votre femme aux yeux de Dieu, sinon des hommes.
Une fugitive émotion crispa les traits du Rescator. Sous les traits de la femme qu'il se refusait à reconnaître comme sienne, il avait vu reparaître la jeune fille de noble race, raidie, qu'il avait accueillie dans son palais de Toulouse.
Mais plus encore, l'image qu'elle venait de lui offrir dans une sorte de vision fulgurante, c'était celle de la grande dame qu'elle avait dû être... à Versailles. « La plus belle de toutes les dames, lui avait-on dit, plus reine que la Reine elle-même. »
En un éclair, il la dépouillait de ses vêtements lourds et grossiers et l'imaginait dans sa splendeur, avec son dos de neige sous la lumière des lustres, ses épaules parfaites supportant le poids des bijoux, tandis qu'elle se redressait de ce même mouvement souple et invincible.
*****
Et cela c'était insoutenable.
Il se leva car, malgré sa volonté de demeurer impassible, la tension de la scène l'atteignait dans toutes ses fibres.
Ce fut pourtant la même expression dure et indéchiffrable qu'il tourna vers Angélique après un long silence.
– C'est exact, concéda-t-il. Vous êtes bien, en effet, la seule femme que j'aie jamais épousée. En quoi certes vous ne m'avez guère imité, si j'en crois mes renseignements, j'ai été très vite remplacé.
– Je vous croyais mort.
– Plessis-Bellière, fit-il, comme s'il cherchait à se souvenir. Pour ma part, j'ai toujours assez bonne mémoire, et je me souviens que vous m'aviez entretenu de ce petit cousin, d'une beauté réputée, dont vous étiez tant soit peu amoureuse déjà. Quelle excellente occasion donc, une fois débarrassée de ce mari imposé par votre père, bancal et malchanceux par surcroît, de réaliser un rêve longtemps caressé en secret !
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