– Pourquoi me demandez-vous cela ?
– Oh ! répondez, fit-il avec impatience. Décidément, vous vous battrez jusqu'au bout. Vous êtes morte d'appréhension mais il faut encore que vous teniez tête. Que redoutez-vous d'apprendre par mes questions ?
– Je l'ignore moi-même.
– Réponse peu digne de votre sang-froid habituel et qui prouve par contre que vous commencez à soupçonner où je veux en venir... Madame du Plessis, ce mari que vous recherchiez, l'avez-vous retrouvé ?
Elle secoua négativement la tête, incapable de proférer un son.
– Non ?... Et pourtant, moi, le Rescator, qui connaissais tous et toutes en Méditerranée, je peux vous affirmer qu'il vous a approchée de très près.
Angélique sentit ses os se liquéfier, son corps se dissoudre. Elle cria, sans presque en avoir conscience :
– Non, non, ce n'est pas vrai... C'est impossible ! S'il m'avait approchée je l'aurais reconnu entre mille !...
– Eh bien, c'est ce qui vous trompe ! Car, voyez plutôt.
Chapitre 7
Le Rescator avait porté les mains à sa nuque.
Avant qu'Angélique eût compris le sens du geste qu'il ébauchait, le masque de cuir était sur les genoux du pirate et il tournait vers elle un visage nu. Elle eut un cri de terreur et se voila les yeux des deux mains. Elle se rappelait ce qu'on racontait en Méditerranée sur le pirate masqué, qu'il avait eu le nez tranché. La peur de découvrir cette face camarde domina son premier mouvement.
– Qu'est-ce qui vous prend ?
Elle l'entendit se lever, venir à elle.
– Pas beau, le Rescator, sans son masque ? J'en conviens. Mais tout de même !... La vérité vous est-elle si pénible à supporter que vous ne puissiez la regarder en face ?
Les doigts d'Angélique glissèrent lentement sur ses joues. À deux pas d'elle se tenait un homme qui lui était étranger et que, pourtant, elle connaissait. Un soupir de soulagement lui échappa : au moins, il n'avait pas du tout le nez tranché. Son regard noir et perçant, abrité de sourcils touffus, avait bien la même expression que celui qu'elle voyait briller tout à l'heure entre les fentes du masque. Il avait des traits burinés, durs, et sa joue gauche portait les traces de cicatrices anciennes. À cause de ces marques qui le déformaient un peu, il impressionnait, mais il n'avait rien d'effrayant. Quand il parla, il avait la voix du Rescator.
– Ne me regardez pas avec ces yeux-là !... Je ne suis pas un fantôme... Venez par ici, au grand jour... Voyons, ce n'est pas possible que vous ne me reconnaissiez pas...
Il la menait avec impatience près de la fenêtre et elle se laissait faire avec le même regard dilaté et fixe qui ne comprenait pas.
– Regardez-moi bien... Ces cicatrices n'éveillent-elles en vous aucun souvenir ? Votre mémoire est-elle aussi tarie que votre cœur ?...
– Pourquoi, murmura-t-elle, pourquoi m'avez-vous dit, tout à l'heure qu'à Candie... Il m'avait approchée...
Une lueur d'inquiétude parut dans les yeux noirs qui surveillaient son visage. Il la secoua rudement.
– Réveillez-vous. Ne faites pas semblant de ne pas comprendre. À Candie, je vous ai approchée. Masqué, il est vrai. Vous ne m'avez pas reconnu et je n'ai pas eu le temps de vous dévoiler mon identité. Mais, aujourd'hui ?... Êtes-vous aveugle... ou folle ?
« Oui, folle... » pensa Angélique. Elle avait devant elle un homme qui, par un pouvoir diabolique, osait lui présenter les traits de Joffrey de Peyrac. Ce visage tant aimé, dont elle avait conservé longtemps la trace brûlante au fond de son cœur, s'en était allé d'elle, pour finir par s'effacer car elle n'avait jamais possédé aucun portrait qui le lui rappelât.
Maintenant, c'était l'inverse : il se recomposait devant elle avec une précision hallucinante. Le nez fin et noble, les lèvres fortes et railleuses, l'ossature des pommettes et de la mâchoire, saillante, précise sous la peau mate des hommes d'Aquitaine, et la ligne familière des cicatrices qui le défiguraient et où parfois, doucement, autrefois, elle passait son doigt.
– Vous n'avez pas le droit de faire cela, fit-elle d'une voix sans timbre. Vous n'avez pas le droit de lui ressembler pour mieux me tromper.
– Cessez de divaguer... Pourquoi refusez-vous de me reconnaître ?
Elle se débattit contre le mirage dangereux.
– Non, non, vous n'êtes pas... lui. Lui, il avait des cheveux... oui, une énorme chevelure noire, autour du visage.
– Mes cheveux ? Il y a beau temps que je me suis fait tondre cette tignasse encombrante. Ce n'est pas la mode pour un coureur de mer.
– Mais lui... il était boiteux, cria-t-elle. On peut couper une chevelure, on peut masquer un visage, mais on ne peut faire qu'une jambe trop courte devienne plus longue.
– J'ai pourtant rencontré le chirurgien qui a accompli sur moi ce miracle. Un chirurgien en livrée écarlate... que vous avez eu l'heur d'approcher vous aussi !
Et comme elle demeurait muette d'incompréhension, il lui jeta :
– Le bourreau.
Il s'était mis à marcher de long en large en soliloquant.
– Maître Aubin, le bourreau, l'exécuteur des hautes et basses œuvres de la ville de Paris. Ah ! que voilà un habile homme pour vous faire craquer nerfs et muscles et vous ramener à la bonne mesure ordonnée par notre Roi. Ma boiterie initiale était causée par une atrophie des tendons à l'arrière du genou. Après trois séances de chevalet, l'emplacement n'était plus qu'une seule plaie béante et ma jambe infirme avait fini par rattraper sa compagne. Quel excellent bourreau et quel bon Roi que les nôtres ! Dire que je fus transformé sur-le-champ serait certes mentir. Aussi dois-je surtout à mon ami Abd-el-Mechrat d'avoir parachevé une œuvre d'art si bien commencée. Mais je reconnais qu'aujourd'hui, avec un certain rehaussement au fond de ma botte, mon allure ne se distingue guère de celle des autres. C'est une sensation fort agréable, après trente ans de boite-rie, que de sentir le sol assuré sous ses pas. Je ne croyais pas avoir le privilège de connaître cela au cours de mon existence. Une démarche normale, ce qui est pour tant de gens ce que j'appellerai un trésor banal, pour moi, c'est mon contentement de chaque jour... j'aimais sauter, faire le baladin. J'ai pu donner libre cours à mes goûts de gamin infirme privé, puis d'homme repoussant. Ceci d'autant plus que le métier de la mer y prédisposait.
Il parlait comme pour lui-même, mais son regard aigu ne quittait pas le visage de la jeune femme d'une pâleur de cire. Elle continuait à paraître ne pas entendre, ni comprendre. Il pensa que l'atterrement qu'elle montrait dépassait ses prévisions les plus sombres. Enfin les lèvres d'Angélique bougèrent.
– Sa voix !... Comment pouvez-vous prétendre... Il avait une voix incomparable. D'elle, je me souviens bien.
Elle entendait cette voix, surgie du passé, avec une force éclatante. Debout à l'extrémité d'une longue table de banquet, il y avait une silhouette vêtue de velours rouge, encadrée d'une opulente chevelure d'ébène, ses dents découvertes dans un rire étincelant, tandis que les notes du « bel canto » faisaient retentir les voûtes du vieux palais de Toulouse.
Ah ! comme elle l'entendait. Toute sa tête en vibrait douloureusement. Exaltation du chant et regret affreux de ce qui avait été... ce qui aurait pu être...
– Où est-elle sa voix ? La voix d'or du Royaume ?...
– MORTE !
L'amertume donnait au timbre qui avait lancé ce mot une note plus discordante encore. Non, jamais Angélique ne pourrait associer ce visage à cette voix. L'homme s'arrêta devant elle et dit avec une sorte de douceur.
– Vous souvenez-vous ? À Candie ? Lorsque je vous ai dit que ma voix s'était brisée jadis parce que j'avais appelé quelqu'un de trop lointain : Dieu... Mais qu'en échange il m'avait accordé ce que je Lui demandais : la vie... Ce fut sur le parvis de Notre-Dame. Je croyais bien cette fois ma dernière heure venue... j'ai crié vers Dieu. Crié trop fort, alors que je n'avais plus de forces... Ma voix s'est brisée à jamais... Dieu donne, Dieu reprend. Tout se paie...
Soudain elle ne douta plus.
Il venait de jeter entre eux ces images atroces et inoubliables, des images qui n'appartenaient qu'à eux. Celles d'un condamné, en chemise, la corde au cou, venu faire amende honorable sur le parvis de Notre-Dame, quinze années auparavant.
Ce condamné misérable, arrivé au dernier degré de l'épuisement, et que soutenaient le bourreau et le prêtre, c'était l'un des maillons de cette chaîne invraisemblable qui reliait le seigneur triomphant de Toulouse à l'aventurier des mers qu'elle avait aujourd'hui devant elle.
– Mais alors, fit-elle, d'un ton d'indicible stupeur... vous êtes... mon mari ?
– Je le fus... Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Bien peu de chose, il me semble.
Et, comme il ébauchait un sourire moqueur, elle le reconnut. Le cri qu'elle avait clamé si souvent, en elle-même : « Il est vivant », commença à dilater son cœur, mais il avait une résonance funeste et désenchantée. Rien de l'éblouissante lumière de sa joie dont elle avait nourri ses rêves pendant des années.
« Il est vivant... Mais il est mort aussi : l'homme qui m'aimait... et qui chantait et ne peut plus chanter. Et cet amour... et ce chant-là, rien ne les ressuscitera... Jamais. »
Sa poitrine lui faisait mal comme si vraiment son cœur allait éclater. Elle voulut reprendre souffle, n'y parvint pas. Un gouffre noir l'accueillit, où elle sombra, emportant jusque dans l'inconscience le sentiment qu'il lui était arrivé quelque chose de terrible et pourtant de merveilleux.
Chapitre 8
Quand elle revint à elle, ce fut cela qui domina. L'impression qu'une catastrophe irrémédiable et qu'un bonheur sans nom se partageaient son être, le condamnant tour à tour au froid et à la bienfaisante chaleur, aux ténèbres et à la lumière. Elle ouvrit les yeux. Le bonheur était là sous la forme d'un homme debout à son chevet, sous les traits d'un visage qu'elle ne reniait plus.
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