– Allez donc ! Mais si vous n'êtes pas de retour dans une heure, j'interviendrai !

*****

Les pensées d'Angélique, tandis qu'elle franchissait les échelons du château-arrière, étaient aussi chaotiques que la mer. Comme les vagues devenues soudain échevelées et désordonnées, ses sentiments se heurtaient et elle eût été incapable même de les définir : colère, appréhension, joie, espoir, et puis, tout à coup, une fugitive terreur qui lui tombait sur les épaules comme une chape de plomb.

Il allait se passer quelque chose ! Et c'était quelque chose de terrible, d'écrasant, dont elle ne se relèverait pas.

Elle crut qu'on l'avait fait entrer dans le salon du Rescator et ce ne fut qu'au moment où la porte se refermait derrière elle qu'elle se vit dans une étroite cabine vitrée, qu'éclairait une lanterne suspendue à un double cadre qui l'empêchait de se balancer. Il n'y avait personne dans la cabine. En y regardant de plus près. Angélique pensa que la pièce devait être attenante aux appartements du capitaine, car bien qu'étroite et basse elle s'ornait vers le fond d'une haute fenêtre comme celles garnissant le château-arrière. Sous la tenture recouvrant les murs, Angélique découvrit une porte. Ceci confirma son impression qu'elle communiquait certainement avec les salons où elle avait déjà été reçue. La jeune femme tourna le loquet pour s'en assurer, niais la porte résista. Elle était fermée à clé. Haussant les épaules avec un mélange d'agacement et de fatalisme, Angélique revint s'asseoir sur le divan qui garnissait presque toute la pièce. Plus elle y réfléchissait, plus elle devenait persuadée que cette cabine était la chambre de repos du Rescator, Il devait s'y trouver dissimulé lorsque le soir du départ, elle était revenue à elle sur le divan oriental et qu'elle avait senti le poids d'un regard invisible la guettant.

L'avoir amenée directement dans cette pièce, ce soir-là, était déjà assez cavalier. Mais elle allait mettre les choses au point ! Elle attendit en perdant, peu à peu, patience. Puis, ayant décidé que cela devenait intolérable et qu'il se moquait d'elle, elle se leva pour s'en aller.

Elle eut la désagréable surprise de trouver la porte par laquelle on l'avait introduite, elle aussi, close. Cela lui rappela, de façon insoutenable, les procédés d'Escrainville et elle se mit à frapper le panneau de bois en appelant. Sa voix fut couverte par le sifflement du vent et le fracas de la mer. L'agitation des vagues s'était accentuée depuis la nouvelle tombée de la nuit. Y aurait-il une tempête comme Le Gall l'avait annoncé ?

Elle pensa aux rencontres possibles des énormes blocs de glace et eut soudain peur. En s'appuyant à la cloison elle gagna la fenêtre qu'éclairait faiblement le grand fanal arrière. La verrerie épaisse était constamment inondée par le ruissellement des lames qui y laissaient traîner une écume neigeuse, lente à se dissiper.

Pourtant, au sein d'une accalmie subite, Angélique, jetant un coup d'œil dehors, vit se balancer au ras de l'eau, tout proche, un oiseau blanc qui paraissait la fixer cruellement. Elle se rejeta en arrière, bouleversée.

« C'est peut-être l'âme d'un noyé ? Tant de navires ont dû sombrer dans ces parages... Mais pourquoi me laisse-ton enfermée, seule ? »

Une secousse la détacha de la paroi, et après avoir cherché en vain à se rattraper, elle se retrouva, sur le lit, violemment assise.

Il était recouvert d'une fourrure blanche, épaisse, et d'une taille respectable. Angélique y enfonça machinalement ses mains glacées. On racontait qu'il y avait, dans le Nord, des ours aussi blancs que la neige. La couverture avait dû être taillée dans l'une de ces peaux.

« Où nous mène-t-on ? »

Au-dessus d'elle dansait le singulier dispositif de la lanterne qui l'agaça, car au centre, le récipient à huile demeurait incompréhensiblement immobile. La lanterne elle-même était un curieux objet d'or. Jamais en France, ni en Islam, Angélique n'en avait observé de pareil. En forme de boule ou de calice, des motifs entrecroisés laissaient filtrer la lueur jaune de la mèche.

Heureusement, la tempête ne semblait pas augmenter. Par intermittence, Angélique entendait l'écho de voix se répondant. Au début, elle n'arrivait pas à situer d'où venaient ces voix ; l'une était sourde, l'autre forte et basse et, par instants, on pouvait distinguer certains mots prononcés. Des ordres fusaient :

– Déferle partout ! Hissez misaine et brigantin, toute la barre au travers !...

C'était la voix du capitaine Jason traduisant, sans doute, les indications que lui donnait le Rescator.

Les croyant dans la chambre voisine, Angélique alla de nouveau tambouriner à la porte de communication. Puis elle comprit aussitôt qu'ils se trouvaient au-dessus d'elle, sur la dunette, au poste de commandement.

Le mauvais temps justifiait l'attention de deux capitaines. L'équipage devait être en état d'alerte. Mais pourquoi le Rescator avait-il fait venir Angélique pour une entrevue – galante ou non ? – alors qu'il pouvait fort bien prévoir, quand il lui avait envoyé son message, que la marche du navire le retiendrait sur la dunette ?

« J'espère qu'Abigaël ou Séverine va s'occuper d'Honorine !... D'ailleurs maître Gabriel a dit qu'il viendrait faire scandale si je n'étais pas de retour dans une heure parmi eux », se tranquillisait-elle. Mais il y avait beaucoup plus d'une heure qu'elle était là. Le temps passait et personne ne se présentait pour la délivrer. De guerre lasse, elle finit par s'étendre puis par s'enrouler dans la peau d'ours blanc dont la chaleur l'engourdit. Elle tomba dans un sommeil agité, coupé de réveils brusques où le glissement de la mer sur les carreaux de la fenêtre lui donnait l'impression d'être engloutie au fond des eaux en quelque palais sous-marin, où le murmure de deux voix orchestrant la tempête se confondait, pour elle, avec la pensée des fantômes désolés errant parmi les glaces d'un paysage proche des limbes. Comme elle rouvrait les yeux, la lumière de la chandelle lui parut plus atténuée. Le jour venait. Elle se dressa sur son séant.

« Que fais-je donc ici ? C'est inadmissible !... »

*****

Personne n'était encore venu.

Sa tête lui faisait mal. Ses cheveux s'étaient dénoués. Elle trouva sa coiffe qu'elle avait ôtée la veille, avant de s'étendre. Pour rien au monde, elle n'eût voulu que le Rescator la trouvât dans cette posture, négligée et abandonnée. C'était peut-être même ce qu'il avait attendu. Ses ruses étaient imprévisibles, ses pièges et aussi bien ses buts, surtout en ce qui la concernait, étaient difficiles à démêler.

Elle se hâta de se lever pour mettre de l'ordre dans sa toilette et eut l'instinctif souci féminin de chercher autour d'elle un miroir.

Il y en avait un fixé au mur. L'encadrement était d'or massif. Ce joyau sans prix scintillait d'un éclat diabolique. Elle se félicita de ne pas l'avoir aperçu au cours de la nuit. Dans l'état d'esprit où elle se trouvait alors, elle en aurait été terrorisée. Cet œil rond, aux profondeurs insondables, la fixant, lui aurait paru maléfique. L'encadrement représentait des guirlandes de soleils entrelacés d'arcs-en-ciel.

En se penchant vers son reflet, Angélique y vit l'image d'une sirène aux yeux verts, aux lèvres et aux cheveux pâles, sans âge, comme les sirènes qui gardent une éternelle jeunesse à travers les siècles.

Elle s'empressa de détruire cette image en tressant ses cheveux évanescents, et en les emprisonnant étroitement sous son bonnet. Puis elle se mordit les lèvres afin de leur rendre un peu de couleur et s'efforça de prendre une expression moins hagarde. Malgré cela, elle continuait à se considérer avec méfiance. Ce miroir n'était pas comme les autres. Ses transparences mordorées conféraient au visage des ombres douces, un halo mystérieux. Même ainsi avec son bonnet sage de ménagère rochelaise, Angélique se trouvait l'apparence inquiétante d'une idole.

« Est-ce que je suis réellement ainsi ou bien est-ce un miroir magique ? »

Lorsque la porte s ouvrit, elle le tenait encore à la main. Elle le dissimula dans les plis de sa jupe, tout en se reprochant de ne pas le remettre en place d'un geste habituel. Après tout, une femme a toujours le droit de se regarder dans un miroir.

Chapitre 5

C'était la porte de communication qui s'était ouverte. Le Rescator se tenait sur le seuil, une main contre la tenture qu'il avait écartée.

Angélique se redressa de toute sa taille et le considéra d'un air glacial.

– Puis-je vous demander, monsieur, pourquoi vous m'avez retenue ?...

Il l'interrompit en lui faisant signe d'approcher.

– Venez par ici.

Sa voix était encore plus sourde que d'habitude, et il toussa à deux reprises. Elle lui trouva une expression de lassitude. Il y avait quelque chose de changé en lui qui le rendait moins... « moins Andalou », aurait dit M. Manigault. Il n'avait même plus l'air d'un Espagnol. Elle ne douta plus qu'il fût d'origine française. Ce qui ne le rendait pas pour cela plus accessible. Son masque était constellé de gouttelettes humides, mais il avait eu le temps de passer des vêtements secs.

En pénétrant dans le salon, Angélique vit, jetés à la diable, la casaque, le haut-de-chausses, les bottes avec lesquels il avait affronté la tempête.

Elle dit, se rappelant une réflexion récente :

– Vous allez abîmer vos beaux tapis.

– Aucune importance.

Il bâilla en s'étirant.

– Ha ! Qu'il doit être déplaisant pour un homme d'avoir à ses côtés une ménagère. Comment peut-on être marié ?

Il se laissa choir dans un fauteuil, près d'une table dont les pieds étaient solidement fixés au plancher. Sous l'effet du roulis et du tangage, plusieurs objets en étaient tombés. Angélique se retint de justesse de les ramasser. La réflexion précédente du Rescator lui avait indiqué qu'il n'était pas en veine d'amabilité et qu'il prendrait prétexte de chacun de ses gestes pour l'humilier.