Il ouvrit la main pour montrer sur sa paume deux pièces d'or frappées à l'effigie du Soleil.

– Ce sont des traces des trésors des Incas ! Les mêmes que ramènent parfois les Espagnols. Et, surtout, j'ai remarqué que les autres cales étaient remplies d'appareillages curieux pour plongées profondes, des grappins spéciaux, des échelles, que sais-je ? Par contre la place nécessaire au fret pondéral est par trop réduite pour un honnête bateau marchand.

– Que supposez-vous donc ?

– Rien. Tout ce que je peux dire c'est que ce pirate vit en piratant. De quelle façon ? C'est son affaire. Je préfère cela à me trouver devant un concurrent possible. Peuh ! Ces gens-là sont courageux, mais guère au courant des combinaisons marchandes. Ce n'est pas eux qui peuvent régner pour de bon sur les mers. C'est nous autres, marchands de métier, qui allons les remplacer peu à peu. C'est pourquoi cela me plairait assez de pouvoir m'entretenir face à face avec lui. Il aurait bien pu, pour le moins, m'inviter à souper.

– On dit que son appartement, dans le château-arrière, est luxueux et rempli de pièces de prix, émit le papetier.

Ils guettaient l'opinion d'Angélique, mais celle-ci, comme chaque fois qu'il était question du Rescator, se sentait emplie de malaise et elle ne dit mot. Le regard de maître Berne guettait le sien.

*****

Pourquoi l'obscurité, au lieu de s'accentuer, se dissipait-elle au contraire ? On aurait dit qu'une nouvelle aurore était proche.

La couleur de l'eau changeait à nouveau. D'un noir d'encre, elle paraissait au loin coupée en deux par une zone d'un blanc verdâtre d'absinthe. Lorsque le Gouldsboro pénétra dans cette zone, ses flancs frémirent comme ceux d'un cheval à l'approche du danger. De la dunette partaient des ordres.

Berne comprit soudain ce que le matelot de vigie dans le minier venait de hurler, là-haut, en anglais.

– Glace immergée à tribord, répéta-t-il.

Ils se tournèrent d'un même mouvement.

Une masse immense, fantomale, se dressait au delà du navire. Immédiatement, les matelots garnirent la rambarde de ce côté, armés de gaffes et de boudins de cordages pour tenter d'éviter une collision mortelle du brick avec la montagne dont s'exhalait un souffle glacial. Heureusement, conduit de main de maître, le bâtiment passa fort au large du dangereux obstacle. Derrière l'iceberg, le ciel s'était éclairci encore et, cette fois, la grisaille crépusculaire paraissait s'imprégner de rose.

Les passagers, qui demeuraient muets de stupeur et de crainte, doutant de leur vision, distinguèrent nettement trois points noirs posés sur l'iceberg qui s'en détachèrent lourdement, grossirent, et se transformèrent en s'approchant du navire en de curieuses formes blanches emplumées.

– Des anges ! dit Le Gall dans un souffle... C'est la mort.

Gabriel Berne conservait son sang-froid. Il avait passé un bras autour des épaules d'Angélique et elle ne s'en était même pas aperçue.

Il rectifia sèchement :

– Des albatros, Le Gall... tout simplement, des albatros polaires.

Les trois énormes oiseaux continuaient à suivre le sillage du navire, tantôt volant en larges cercles, tantôt se posant sur l'eau sombre et clapotante.

– Signe de malheur, dit Le Gall. Qu'une tempête nous prenne et nous sommes perdus.

Brusquement, Manigault éclata en imprécations :

– Suis-je fou ? Est-ce que je rêve ? Est-ce le jour ? Est-ce la nuit ? Qui est-ce qui prétend que nous hommes au large des Açores ? Damnation ! Nous suivons une autre route...

– C'est ce que je dis, monsieur Manigault.

– Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, andouille ! Le Gall se fâcha.

– Et qu'est-ce que ça aurait changé ? Ce n'est pas vous qui êtes le maître à bord, monsieur Manigault.

– C'est ce qu'on verra !

Ils se turent, parce que la nuit venait de retomber sur eux. L'étrange aurore s'était effacée. Des lanternes s'allumèrent aussitôt sur le navire. L'une d'elles s'avança vers le groupe formé par Angélique et les quatre hommes, sur le gaillard d'avant. Dans le halo, se découvrait la face burinée du vieux médecin arabe Abd-el-Mechrat. Le froid jaunissait son visage bien qu'il fût emmitouflé jusqu'à ses bésicles.

Il s'inclina, à plusieurs reprises, devant Angélique.

– Le maître vous prie de vous rendre chez lui.

Il souhaiterait que vous y passiez la nuit.

Débitée sur le ton le plus courtois, la phrase, dite en français, était fort claire. Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour, ce qui la réchauffa. Elle ouvrit la bouche pour décliner une demande jugée par elle offensante, lorsque Gabriel Berne la devança.

– Sale punaise, s'exclama-t-il la voix tremblante de fureur, où vous croyez-vous pour transmettre d'aussi insultantes propositions... sur le marché d'Alger, peut-être ?

Il levait le poing. Le geste rouvrit sa blessure et il dut s'arrêter, en retenant avec peine un gémissement de douleur, Angélique s'étant interposée.

– Vous êtes fou ! Oh ne parle pas sur ce ton à un effendi.

– Effendi ou pas, il vous insulte. Admettez-vous, dame Angélique, qu'on vous prenne pour une femme... une femme qui...

– Ces hommes se croient-ils des droits sur nos femmes et nos filles ? intervint le papetier. C'est le comble.

– Calmez-vous, supplia Angélique. Après tout, il n'y a pas de quoi fouetter un chat et je suis seule en cause. Son Excellence le grand médecin Abd-el-Mechrat n'a fait que me transmettre une... invitation que, sous d'autres cieux, en Méditerranée, par exemple, on pourrait considérer comme un honneur.

– Effrayant, dit Manigault en regardant autour de lui d'un air impuissant. En fait, nous sommes tombés aux mains des Barbaresques, ni plus ni moins ! Une partie de l'équipage est composée de cette vermine et je parierais que le maître lui-même n'est pas dénué de sang d'infidèle, malgré ses airs espagnols. Un Maure andalou ou un bâtard de Maure, voilà ce qu'il est...

– Non, non, protesta Angélique, avec véhémence, je me porte garante qu'il n'appartient pas à l'Islam. Nous sommes sur un navire chrétien.

– Chrétien !

– Ha ! Ha ! Voilà la meilleure ! Un navire chrétien ! Dame Angélique, vous perdez la raison. Il y a de quoi, d'ailleurs.

Le médecin arabe attendait, impassible et dédaigneux, drapé dans ses lainages. Sa dignité et l'intelligence remarquable de ses yeux sombres rappelaient à Angélique Osman Ferradji, et elle éprouvait un peu de pitié à le voir grelotter dans cette nuit du bout du monde.

– Noble effendi, pardonnez mes hésitations et soyez remercié de votre message. Je dénie la demande que vous m'adressez et qui est inacceptable pour une femme de ma religion, mais je suis prête à vous suivre afin de porter moi-même ma réponse à votre maître.

– Le maître de ce navire n'est pas mon maître, répondit le vieil homme avec douceur, ce n'est que mon ami. Je l'ai sauvé de la mort, il m'a sauvé de la mort et nous avons fait ensemble le pacte de l'esprit.

– J'espère que vous n'avez pas l'intention de répondre à la proposition insolente qui vous est faîte, intervint Gabriel Berne.

Angélique posa une main apaisante sur le poignet du marchand.

– Laissez-moi une bonne fois m'expliquer avec un tel homme. Puisqu'il a choisi l'heure, acceptons-la. En vérité, je ne sais ni ce qu'il veut, ni quelles sont ses intentions.

– Je ne le sais que trop, moi, gronda le Roche-lais.

– Ce n'est pas certain. Un être aussi bizarre...

– Vous en parlez avec une familiarité indulgente, comme si vous le connaissiez depuis longtemps...

– Je le connais, en effet, assez pour savoir que je n'ai pas à craindre de lui... ce que vous craignez.

Elle poursuivit sur un léger rire, un peu provocant :

– Croyez-moi, maître Berne, je sais me défendre. J'en ai affronté de plus redoutables que lui.

– Ce ne sont pas ses violences que je crains, dit Berne à mi-voix, mais la faiblesse de votre cœur.

Angélique ne répondit pas. Ils échangeaient ces paroles sans se voir, s'étant attardés tandis que le matelot, porteur de lanterne, commençait à s'éloigner, suivi du médecin arabe, de l'armateur et du papetier. Ils se retrouvèrent tous devant l'écoutille qui menait à l'entrepont. Berne se décida.

– Si vous vous rendez chez lui, je vous accompagne.

– Je crois que ce serait une grave erreur, dit Angélique nerveuse. Vous éveillerez inutilement sa colère.

– Dame Angélique a raison, intervint Manigault. Elle a prouvé à maintes reprises qu'elle avait bec et ongles. Et je serais assez partisan, moi aussi, que dame Angélique aille s'expliquer avec cet individu. Il nous embarque, c'est bien. Mais, tout à coup, il se rend invisible, après quoi nous nous retrouvons dans les eaux polaires. Qu'est-ce que cela signifie, au juste ?

– La façon dont le médecin arabe a présenté sa requête ne laissait pas penser que monseigneur le Rescator souhaitait parler longitudes et latitudes avec dame Angélique.

– Elle saura bien l'y forcer, dit Manigault confiant. Souviens-toi de la façon dont elle a tenu Bardagne en laisse. Que diable ! Berne ! Qu'as-tu à craindre d'un grand escogriffe qui n'a pour tout moyen de séduction qu'un masque de cuir ? Je ne crois pas que ce soit très inspirant pour les dames, hein ?

– C'est ce qu'il y a sous ce masque que je crains, dit Berne du bout des lèvres.

Il n'aurait tenu qu'à lui d'user de sa force pour empêcher Angélique d'obéir au Rescator. Car il était profondément indigné qu'elle veuille répondre à une invite formulée en des termes aussi indécents. Mais se souvenant qu'elle redoutait, en devenant sa femme, d'être contrainte et de ne plus pouvoir agir à sa guise, il s'obligea à se montrer libéral et domina sa propre nature soupçonneuse.