– Dites, bosco, demanda Le Gall, pourquoi venez-vous nous ennuyer avec votre chou allemand ? On devrait être à la hauteur des Açores ou par là, à l'heure qu'il est, et on y ferait provision d'oranges et de vivres frais !
L'autre lui jeta un coup d'œil en biais et haussa les épaules.
– Il n'a pas compris, dit Manigault.
– Il a fort bien compris, mais il ne veut pas répondre, renchérit Le Gall en suivant des yeux la forme trapue, chaussée de bottes d'ogre, qui sortait de l'entrepont derrière les marins porteurs de gamelles.
*****
Le surlendemain, Angélique, en faisant quelques pas sur le gaillard d'avant, aperçut Le Gall occupé à de mystérieux calculs pour la mesure desquels il se servait de sa montre et d'une boussole. À son approche, il sursauta et dissimula ces objets sous sa casaque de pêcheur, en toile huilée.
– Vous méfiez-vous de moi ? demanda Angélique. Pourtant, je serais bien incapable, même, de savoir ce que vous complotez là seul avec votre montre et votre boussole.
– Non, dame Angélique. J'ai cru seulement que c'était l'un des hommes d'équipage qui approchait. Vous avez un peu une façon, comme eux, de marcher sans bruit. On ne vous sent même pas venir. On vous voit là. Ça fait un peu peur. Mais, puisque c'est vous, il n'y a pas de mal.
Il baissa la voix :
– Il y a bien le gars à son poste, dans la hune, qui m'observe du haut du grand mât, mais ça ne fait rien. Il ne peut pas comprendre mon manège. Et tous les autres sont à la soupe, sauf l'homme de barre. La mer est belle, ce soir, peut-être pas pour longtemps, mais le navire va tout seul. J'en ai donc profité pour essayer de nous repérer enfin.
– Sommes-nous si loin des Açores ?
Il la fixa d'un œil goguenard :
– Justement !... Je ne sais pas si vous avez remarqué que, l'autre soir, le bosco n'a rien voulu répondre quand je lui ai posé la question pour les Açores. C'est pourtant exactement sur la route si l'on va aux Iles d'Amérique. Même que nous pas serions par l'Ascension, ce qui indiquerait pour nous un cap plein sud, que cela ne m'étonnerait pas. Mais naviguer comme nous le faisons, plein ouest, voilà qui est une bien étrange route pour joindre les grandes Antilles ou autres îles de la zone tropicale !...
Angélique lui demanda comment il avait pu déterminer cela, privé de tables de longitudes et de celles de la connaissance du temps, comme de sextant et de montre précise.
– J'ai simplement guetté la sonnerie du quart de midi à bord. C'est alors le midi astronomique, car quand j'étais sur la dunette, j'ai jeté un coup d'œil dans le poste de direction, en passant. Il a de beaux instruments, le patron ! Tout ce qu'il faut ! Quand on sonne, je suis sûr que c'est juste. C'est pas des gars à se tromper de cap. Je compare avec ma montre qui est encore à l'heure de La Rochelle. Avec ça, ma boussole, et la position du soleil, quand il passe au zénith, et quand il va pour se coucher cela me suffit pour être certain que nous suivons « La route du Nord » : celle des morutiers et des baleiniers. Je ne l'ai jamais faite, mais je la reconnais. Regardez-moi seulement la mer, comme elle est différente.
Angélique n'était pas convaincue. Les méthodes empiriques du brave homme ne lui semblaient pas d'une certitude scientifique à toute épreuve. Quant à la mer, elle était certes différente de la Méditerranée, mais c'était l'Océan, et elle avait entendu bien des fois les matelots parler des tempêtes qui les assaillaient pas plus loin que le golfe de Gascogne. Et l'on disait qu'en certaines saisons, on pouvait avoir très froid, même au large des Açores...
– Regardez-moi cette couleur laiteuse, dame Angélique, insistait le Breton. Et avez-vous remarqué au matin le ciel de nacre : c'est le ciel du Nord. Ça, je m'en porte garant ! Et ce brouillard, donc ! Il est lourd comme de la neige. Route dangereuse à l'extrême aux tempêtes d'équinoxe. Jamais les morutiers ne la passent en cette saison. Et voilà que nous nous y trouvons ! Dieu nous garde !...
La voix de Le Gall s'était faite lugubre. Angélique avait beau écarquiller les yeux : elle n'apercevait aucun brouillard : seulement un ciel blanc se confondant vers le Nord-Ouest avec la mer dont le séparait une minuscule strie rougeâtre, l'horizon.
– Donc tempête et brouillard pour la nuit... ou pour demain, continua sombrement Le Gall.
Décidément il voulait voir les choses en sombre. Pour un ancien marin, il se laissait bien facilement impressionner par la solitude de cette mer déserte où ils n'avaient rencontré aucun navire depuis leur départ. Pas une voile en vue ! Les passagers trouvaient cela monotone. Angélique s'en réjouissait. Les rencontres en mer, elle avait appris à les redouter. La vue de l'Océan avec ses hautes et longues lames de fond ne la lassait jamais. Elle n'avait pas eu à souffrir du mal de mer comme la plupart de ses compagnes, au début. Maintenant celles-ci se cantonnaient dans l'entrepont à cause du froid. Depuis deux jours les matelots y avaient apporté des pots en terre, couverts de dessins barbares, à demi ouverts dans le haut et sur le côté, qu'on remplissait de charbons ardents. Ces sortes de braseros ou de poêles primitifs suffisaient à maintenir une chaleur et une sécheresse relatives, que complétait, le soir venu, l'apport des grosses chandelles de suif. Il n'aurait pas fallu être rochelais pour ne pas s'intéresser à ce singulier système de chauffage à bord d'un navire, et tous ces messieurs avaient donné leur avis.
– Au fond, c'est beaucoup moins dangereux qu'un brasero ouvert. D'où peuvent venir d'aussi curieux poêles de terre ?
Angélique se rappela soudain la phrase de Nicolas Perrot :
« Quand nous serons dans la zone des glaces, on vous apportera de quoi vous chauffer. »
– Mais enfin, s'écria-t-elle, peut-il y avoir des glaces au large des Açores ? Une voix se rapprochant répondit moqueuse :
– Où voyez-vous des glaces, par ici, dame Angélique ?
Manigault accompagné de maître Berne et du papetier Mercelot s'approchaient d'elle. Les trois Huguenots étaient enveloppés dans leurs manteaux, le chapeau jusqu'aux yeux. De forte carrure, tous trois, on eût pu les confondre.
– Il fait frisquet, je vous l'accorde, mais l'hiver n'est pas loin et les tempêtes d'équinoxe rafraîchissent forcément les parages.
Le Gall grommela :
– N'empêche que les parages, comme vous dites, monsieur Manigault, ils ont une drôle d'allure.
– Tu crains une tempête ?
– Je crains tout !
Il ajouta avec effroi.
– Regardez... Mais regardez donc. C'est le pays de la fin du monde.
La houle vive était tombée soudain. Mais sous cette apparence calme, l'océan paraissait tavelé, agité comme d'un bouillonnement de marmite. Puis le soleil rouge perça le ciel tout blanc, répandant une lueur de cuivre fondu. L'astre du jour parut soudain énorme, écrasant la mer. Il disparut avec rapidité et presque aussitôt, pendant un court instant, tout devint vert, puis noir.
– La Mer des Ténèbres, soupira Le Gall. La vieille mer des anciens Vikings...
– Nous venons simplement d'assister à un beau coucher du soleil, dit Mercelot. Qu'y a-t-il là d'extraordinaire ?
Mais Angélique devina que lui-même était saisi par l'apparence anormale des choses. L'obscurité qui leur avait tout d'abord paru totale, au point qu'ils ne s'entrevoyaient plus, se dissolvait, faisant place à une pénombre crépusculaire. Tout, soudain, était redevenu visible, même l'horizon, mais ils baignaient dans un monde dénué de vie, où ni couleurs, ni chaleur ne pourraient renaître.
– C'est ce qu'on appelle la nuit polaire, dit Le Gall.
– Polaire ! Tu en as de bonnes ! s'exclama Manigault.
Son rire tonitruant éclata comme un sacrilège dans le silence. Il s'en rendit compte et s'interrompit. Pour se donner une contenance, il regarda les voiles qui retombaient, flasques.
– Qu'est-ce qu'ils f... les gars, sur ce bateau fantôme ?
Comme s'ils n'avaient attendu que cette réflexion, les hommes d'équipage jaillirent d'un peu partout.
Les gabiers escaladèrent les haubans et commencèrent à se déplacer le long des vergues. Mais ils faisaient peu de bruit à leur habitude et ces ombres mouvantes ajoutaient à l'atmosphère insolite.
« C'est ce soir, cette nuit, qu'il va se passer quelque chose », pensa Angélique. Et elle porta la main à son cœur comme si elle manquait de souffle. Maître Berne était près d'elle. Cependant elle n'était pas sûre qu'il pût lui venir en aide. La voix du capitaine Jason cria ses ordres en anglais du haut de la dunette. Manigault s'ébroua, soulagé.
– À propos, vous parliez des Açores, tout à l'heure. Toi, Le Gall, qui as plus navigué que moi, peux-tu dire quand nous allons y faire escale ? J'ai hâte de savoir si les correspondants portugais que j'ai là-bas ont bien reçu mes transferts de fonds de la Côte des Épices.
Il tapa les poches de son ample vareuse :
– Quand je me sentirai de nouveau en possession de mon argent, je pourrai enfin tenir tête à cet insolent chef de pirates. Pour l'instant, il nous traite comme de pauvres hères. Nous devrions lui baiser les mains ! Mais attendons que nous soyons dans les Caraïbes. Il n'est pas dit qu'il sera le plus fort.
– Dans les Caraïbes, les flibustiers sont maîtres, dit Berne du bout des lèvres.
– Mais non, mon cher. Ce sont les négriers ! Et moi, je suis déjà bien en place là-bas. Mais une fois que j'y aurai mis la main moi-même, je compte bien obtenir le monopole des esclaves. Que vaut un navire qui transporte simplement tabac et sucre à l'aller, en Europe, et qui ne revient pas bourré de Nègres au retour d'Afrique ? Or, ce bateau-là, sur lequel nous sommes, n'est pas un bateau-négrier. Il serait équipé autrement. Et puis j'ai trouvé ceci en feignant de chercher mon chemin dans les cales.
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