– Qu'avez-vous fait de lui, Sire ?

– C'est son sort qui vous inquiète, n'est-ce pas ? ricana-t-il. C'est pour lui que vous avez eu le courage de vous présenter devant moi ? Eh bien, rassurez-vous, votre Rakoczi n'est même pas en prison. Et voyez comme vous me jugiez mal, car je l'ai comblé de bienfaits. Je lui ai accordé tout ce qu'il cherchait à obtenir de moi depuis longtemps. Il est reparti en Hongrie couvert d'or, pour y semer le désordre puisque ça l'amuse de créer la discorde entre l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie et les Ukrainiens. Cela arrangeait mes plans, car je n'ai guère besoin d'une coalition en Europe Centrale pour le moment. Tout est donc pour le mieux.

De la dernière phrase Angélique n'avait retenu qu'un mot : il est retourné en Hongrie. Elle en éprouva un choc. Elle ne savait pas si son attachement pour Rakoczi était très profond, mais pas un instant elle n'avait envisagé qu'elle pourrait ne pas le revoir. Or, il était reparti vers ces terres lointaines et sauvages qui lui semblaient appartenir un peu à une autre planète. Le roi l'avait brusquement balayé de sa vie et elle ne le reverrait plus. Plus jamais.

Elle eut envie de hurler de rage. Elle voulait revoir Rakoczi. Parce qu'il était son ami ; il était sain, clair, ardent. Elle avait besoin de lui. On n'avait pas le droit de disposer ainsi de leur vie comme s'ils étaient des marionnettes. Sa colère lui fit monter un voile rouge au visage.

– Au moins lui avez-vous donné beaucoup d'argent, cria-t-elle. Qu'il puisse se battre, qu'il puisse chasser ses rois, qu'il puisse délivrer son peuple des tyrans qui l'oppressent, jouent et disposent des vies humaines comme des pantins, qu'il leur donne la liberté de penser, de respirer, d'aimer...

– Taisez-vous !

Le roi lui étreignait les épaules de ses mains de fer.

– Taisez-vous !

Il parlait d'une voix contenue.

– Je vous en supplie ne m'insultez pas, mon amour. Je ne pourrais vous absoudre. Ne me criez pas votre haine. Vous me faites souffrir jusqu'au sang. Il ne faut pas prononcer les mots dangereux qui nous sépareraient. Nous devons nous retrouver, Angélique. Taisez-vous. Venez.

Il l'entraîna et la fit asseoir au bord d'une vasque de marbre où l'eau avait des transparences de perle. Elle haletait, les dents serrées, la gorge nouée. La force du roi la dominait.

Il lui caressait le front de sa main, qu'elle aimait, et il lui communiquait sa maîtrise.

– Je vous en prie ne vous laissez pas déshonorer par une crise de nerfs. Mme du Plessis-Bellière ne pourrait se le pardonner.

Elle céda avec des sanglots brefs. Lasse, brisée, elle appuya sa tête contre celui qui se tenait debout à ses côtés. Elle le voyait au-dessus d'elle, la dominant. Par l'entrée de la grotte la lueur du couchant pénétrait de rouge et d'or la chevelure du souverain. Jamais Angélique n'avait réalisé à ce point sa force implacable.

En réalisant que depuis qu'elle était à la Cour, depuis ce premier matin où, comme l'alouette fascinée, elle s'était rendue à Versailles pour y être couronnée déesse du printemps, depuis ce jour, sans qu'elle le sût, elle était aux mains du roi. Le plus rétif animal qu'il eût jamais dressé, certes. Mais il y parviendrait. Il montrait en toutes choses la patience, la ruse et le calme invincibles des grands fauves aux aguets. Il s'assit près d'elle. Il continuait à la presser chaleureusement contre lui, parlant avec douceur.

– C'est un bizarre amour que le nôtre, Angélique.

– Est-il seulement question d'amour ?

– De ma part, oui. Si ce n'est de l'amour, alors qu'est-ce donc ? fit-il avec passion. Angélique... Ce nom me revient sans cesse en mémoire. Alors que mon travail me retient, soudain je ferme les yeux, un doux vertige me saisit et le nom est sur mes lèvres... Angélique ! Jamais je n'ai éprouvé un tourment qui me distraie à ce point de mon labeur. Parfois je suis effrayé de l'amour que j'ai laissé pénétrer en moi. La faiblesse qu'il me cause est comme une blessure dont je crains de ne pas guérir. Vous seule, votre don, pourrait me guérir. Je rêve, oui, il m'arrive de rêver... du soir où j'aurai votre peau tiède et parfumée contre la mienne, du regard inconnu que mon étreinte fera naître en vos yeux... Mais je rêve de choses plus précieuses encore et qui de vous seule me paraissent sans prix. D'un sourire de vous. Léger, amical, complice, que vous me dédieriez parmi la foule un grand jour d'ambassade, alors que je ne suis que le roi qui descend la Galerie es Glaces avec son lourd manteau et son sceptre. D'un regard qui approuverait mes desseins. D'une moue, d'une bouderie qui me prouveraient votre jalousie. De ces choses communes et douces que j'ignore.

– Vos amantes ne vous les ont-elles pas fait déjà connaître ?

– Elles étaient mes amantes et non pas mes amies. Je le voulais ainsi. Maintenant c'est autre chose...

Il la contemplait, dévorait ses traits d'un regard où il n'y avait pas seulement du désir mais un autre sentiment fait de tendresse, d'admiration, de dévotion, expression si curieuse dans les yeux du roi qu'à son tour elle ne pouvait détacher ses prunelles des siennes. Elle voyait bien qu'il n'était qu'un homme seul, criant vers elle du sommet de sa montagne déserte. Ardemment, en silence, ils s'interrogeaient du regard. Le chuchotement de l'orgue hydraulique mêlant ses flûtes au bruit des eaux pour l'éternel concert champêtre était autour d'eux comme une irréelle promesse de bonheur. Angélique eut peur de succomber. Elle rompit le charme en se détournant.

– Mais qu'y a-t-il entre nous, Angélique ? dit le roi tout bas. Qu'est-ce qui nous sépare ? Quel est l'obstacle que je sens en vous, auquel je me meurtris en vain ? La jeune femme passa la main sur son front en essayant de rire.

– Je ne sais pas. Peut-être est-ce l'orgueil ? Peut-être est-ce la peur ? Je ne me reconnais pas les qualités suffisantes pour ce dur métier de maîtresse royale.

– Dur métier ? Vous avez de ces expressions flagellantes !

– Pardonnez-moi, Sire. Mais laissez-moi parler en toute simplicité pendant qu'il en est temps encore. Briller, paraître, supporter le poids des jalousies, des intrigues, et... des infidélités de Votre Majesté, ne jamais s'appartenir, être un objet dont on dispose, un jouet qu'on rejette quand il ne plaît plus, il faut beaucoup d'ambition ou beaucoup d'amour pour accepter cela. Mlle de La Vallière s'y est brisée en mille morceaux, et je ne suis pas du cuir de Mme de Montespan.

Elle se leva d'un brusque élan.

– Restez-lui fidèle, Sire. Elle est de votre force. Pas moi. Ne me tentez plus.

– Car vous êtes tentée ?...

Dressé, il l'enveloppait de ses deux bras et l'attirait contre lui, appuyait ses lèvres sur la chevelure d'or.

– Vos craintes sont folles, ma beauté... Vous ne connaissez de moi qu'une apparence. Pour quelle femme aurais-je pu me montrer indulgent ? Les tendres sont geignardes et sottes. Les ambitieuses ont besoin de sentir la férule pour ne pas tout dévorer. Mais vous... Vous êtes née pour être sultane-bachi, comme disait ce sombre prince qui voulait vous enlever. Celle qui domine les rois... Et déjà j'en accepte le titre. Je m'incline. Je vous aime de cent façons. Pour votre faiblesse, pour votre tristesse que je voudrais rassurer, pour votre splendeur que je voudrais posséder, pour votre intelligence qui me révolte et me confond, mais qui m'est devenue nécessaire comme ces objets précieux d'or ou de marbre, presque trop beaux dans leur perfection que l'on a besoin d'avoir là, près de soi, en gage de richesse et de force. Vous m'avez inspiré un sentiment inconnu : la confiance.

Il lui avait pris le visage entre ses deux mains et le levait vers lui, ne se lassant pas d'en détailler le mystère.

– J'attends tout de vous et je sais que, si vous consentez à m'aimer, vous ne pourrez pas me décevoir. Mais tant que vous ne serez pas à moi, tant que je n'aurai pas entendu votre voix se plaindre dans la défaillance de l'amour, je craindrai. J'ai peur en vous d'une trahison qui me guette. Et c'est pourquoi je voudrais hâter l'heure de votre défaite. Car ensuite je ne craindrais plus rien, ni vous ni la terre entière... Avez-vous jamais envisagé cela, Angélique ? Vous et moi ensemble... Quels desseins ne pourrions-nous réaliser ? Quelle conquête ne pourrions-nous entreprendre ? Quelles grandeurs ne pourrions-nous atteindre... Vous et moi ensemble... nous serions invincibles.

Elle ne répondait pas, secouée jusqu'au fond de son être comme par un grand vent terrible. Mais elle gardait les paupières closes et elle n'offrait aux yeux du roi qu'un visage extrêmement pâle, où il ne pouvait rien déchiffrer. Il comprit que l'instant de grâce était passé. Il soupira.

– Vous ne voulez pas répondre sans avoir médité ? Ce n'est que sagesse. Et vous m'en voulez aussi beaucoup de vous avoir fait arrêter, je le sens. Eh bien ! mauvaise tête, je vous accorde encore huit jours de pénitence pour calmer votre rancœur et réfléchir à mes paroles dans la solitude. Regagnez votre hôtel de Paris jusqu'à dimanche prochain. Ce jour-là, Versailles vous reverra plus belle que jamais, plus aimée s'il est possible, et plus triomphante sur mon cœur malgré vos coupables errements ! Hélas ! vous m'avez appris que, tout roi qu'on est, on ne commande pas l'amour, on ne commande pas le dévouement, ni même l'échange du désir. Mais je saurai être patient. Je ne désespère pas. Un autre jour viendra où nous nous embarquerons pour Cythère. Oui, ma chérie, un jour viendra où je vous mènerai à Trianon. J'ai fait construire là-bas une petite maison de porcelaine pour vous y aimer, loin du bruit, loin des intrigues qui vous effraient, avec la seule complicité des fleurs et des arbres qui l'entourent. Vous serez la première à la connaître. Chaque pierre, chaque objet a été choisi pour vous. Ne protestez pas. Laissez-moi seulement l'espérance. Je saurai attendre.