Elle revoyait, dans l'aube sale d'un triste matin, cet autre compagnon des jours heureux, le jeune Cerbaland, à demi ivre, tirant son épée et s'écriant :

– Mordious ! Vous ne connaissez pas les Gascons, Madame. Écoutez tous. Je pars en guerre contre le Roi.

Était-il là aussi, Cerbaland, parmi ces fantômes émergés d'un autre temps et qui semblait à Angélique extrêmement lointain, bien que sept années à peine se fussent écoulées depuis la condamnation inique du comte de Peyrac1, qui avait été à l'origine de tous ces troubles ?

– Les révoltés du Languedoc, répétait près d'elle la voix un peu sosotte de la jeune femme. Mais n'est-ce pas dangereux de les laisser approcher du roi ?

– Non, rassurez-vous, répondit le gentilhomme au teint coloré, qui n'était autre que le jeune Louvois, ministre de la Guerre. Ces messieurs viennent faire leur soumission. Après six années de brigandages, pillages et escarmouches contre les troupes royales, on peut espérer que notre belle province du Sud-Ouest va rentrer dans le sein de la couronne. Mais il n'a fallu rien moins qu'une campagne personnelle de Sa Majesté pour faire comprendre à ce seigneur d'Andijos l'inutilité de sa rébellion. Notre prince lui a promis la vie sauve et l'oubli de ses fautes passées. En échange, il doit s'entremettre pour calmer les capitouls2 des grandes villes du Sud. Gageons que Sa Majesté n'aura désormais de plus fidèles sujets.

– N'empêche, ils me font peur ! dit la petite dame avec un frisson.

Le roi avait mis pied à terre, imité en cela par tous les cavaliers et cavalières de son entourage.

Andijos arrivé à quelques mètres du groupe fit de même. Ses vêtements déteints, ses bottes usées, son visage barré d'une cicatrice fraîche, tout en lui contrastait avec la brillante société vers laquelle il s'avançait. Il était l'image du vaincu auquel il ne reste que l'honneur, car il gardait les yeux bien droits et la tête haute.

Arrivé devant le roi, il tira vivement son épée. Il y eut un mouvement des courtisans, qui voulaient s'interposer. Mais le Toulousain ayant appuyé son arme au sol, la brisa d'un coup sec et jeta les deux tronçons aux pieds de Louis XIV. Puis s'avançant encore d'un pas il s'agenouilla et baisa la cuisse du roi.

– Le passé est le passé, mon cher marquis, dit celui-ci en posant légèrement sa main sur l'épaule du rebelle en un geste qui n'était pas dénué d'amitié. Il est permis à chacun de se tromper, et les sujets y sont plus enclins que les rois. Ceux-ci ont reçu l'investiture divine et peuvent avec une clarté plus certaine guider les peuples. Mais ne croyez pas que ce droit soit sans devoirs ; il comporte notamment celui de pardonner. Mes sujets rebelles, lorsqu'ils ont eu l'audace de prendre les armes contre moi, m'ont donné peut-être moins d'indignation que ceux qui, se tenant près de ma personne, me rendaient devoirs et assiduités alors que je savais qu'en même temps ils me trahissaient et n'avaient pour moi ni véritable respect, ni véritable affection. J'aime la franchise des actions. Relevez-vous, donc, marquis. Je regrette seulement que vous ayez brisé votre vaillante épée. Vous m'obligerez à vous en offrir une autre, car je vous nomme colonel et vous confie quatre compagnies de dragons. Maintenant accompagnez-moi jusqu'à mon carrosse. Vous y prendrez place, et je vous invite à Versailles.

– Votre Majesté m'honore, dit le brave Andijos dont la voix tremblait, mais je ne suis pas en état de me montrer à ses côtés. Mon uniforme...

– Qu'à cela ne tienne ! J'aime une livrée qui sent la poudre et la guerre. La vôtre est glorieuse. Je vous la rendrai. Vous porterez aux prochaines fêtes le même justaucorps bleu à revers rouges, mais qui sera brodé d'or au lieu d'être troué par les balles. Et cela me donne une idée... Savez-vous, messieurs, continua Louis XIV en se tournant vers ses familiers, que depuis longtemps j'ai dans l'esprit de créer un habit pour ceux que je tiendrai plus particulièrement en estime. Qu'en dites-vous ? L'Ordre des Justaucorps bleus ?... M. d'Andijos en serait le premier chevalier.

Les courtisans applaudirent à cette trouvaille. On pouvait déjà deviner que les justaucorps bleus feraient l'objet de compétitions acharnées... Bernard d'Andijos présenta ses trois principaux officiers.

– J'ai donné ordre pour que votre compagnie soit reçue cordialement ce soir et puisse faire bombance, dit le roi. M. de Montausier, veuillez prendre en charge tous ces braves. Ensuite chacun courut vers son équipage.

Assoiffés, les chasseurs appelaient les limonadiers, petits marchands attitrés de la Cour et qui la suivaient dans ses moindres déplacements. Le temps de s'envoyer un gobelet au fond du gosier, il fallait déjà repartir. La nuit tombait. Le roi était impatient de regagner Versailles. Les lanternes et les torches s'allumèrent.

Angélique, tenant Cérès par la bride, ne savait à quel parti se résoudre. Elle était encore sous le coup de l'émotion que lui avait causée l'apparition d'Andijos et des révoltés du Languedoc. La voix du roi qui lui était parvenue – voix très belle et qui, malgré sa jeunesse, avait parfois des inflexions paternelles – était tombée sur son cœur effrayé et endolori, comme un baume. Elle avait pris pour elle certaines paroles. Se ferait-elle reconnaître d'Andijos ? Lui parlerait-elle ? Que pourraient-ils se dire ? Un nom serait entre eux. Un nom qu'ils n'oseraient prononcer. Et la grande ombre noire du supplicié planerait sur eux, éteignant l'éclat des lampions de la fête... Un carrosse, en tournant, la frôla.

– Que faites-vous ? lui cria Mme de Montespan par la portière. Où est votre équipage ?

– À vrai dire je n'en ai point. Ma voiture a versé dans un fossé.

– Montez donc avec moi.

Un peu plus loin elles chargèrent Mlle de Parajonc et Javotte, et tout le monde s'en revint sur Versailles.

Chapitre 4

Les bois, à l'époque, enserraient étroitement le château. En débouchant du couvert des arbres on l'apercevait tout proche sur sa colline, et dans la nuit les hautes fenêtres scintillaient, envahies par les étoiles mouvantes des flambeaux qui allaient et venaient. L'animation était grande. Le roi avait fait porter un ordre comme quoi il ne repartirait pas dans la soirée à Saint-Germain, ainsi que prévu. Il allait demeurer trois jours encore à Versailles. Au lieu de plier bagage il fallait au contraire prévoir le coucher de Sa Majesté, de sa Maison et de ses invités d'honneur, installer le cantonnement des chevaux, organiser les repas. L'avant-cour était tellement encombrée de véhicules, de soldats et de valets que l'équipage de Mme de Montespan dut faire halte sur la place. Les dames descendirent. Athénaïs fut aussitôt happée par un groupe joyeux. Angélique s'attarda près de Mlle de Parajonc.

– Il faut vous hâter pour ne pas manquer la cérémonie de la curée, dit la vieille fille d'un air entendu.

– Qu'allez-vous devenir ? interrogea Angélique.

– Je vais m'asseoir sur cette borne cavalière. Ce sera bien le diable si je n'aperçois pas quelque visage de connaissance parmi ceux qui s'en retournent sur Paris. Je ne suis pas invitée du Roi, moi. Dépêchez-vous, ma belle. Tout ce que je vous demande c'est que vous veniez me faire le récit des enchantements vécus dans le rayonnement de l'astre.

Angélique le lui promit, l'embrassa et la laissa là, dans la nuit brumeuse, avec sa mante et son bonnet à rubans rosés d'un autre âge, son vieux visage blanc et sa naïve joie d'avoir pu approcher de si près la Cour, en ce jour mémorable.

Angélique, elle, franchissait le cercle magique et montait vers les élus.

« Dans le rayonnement de l'astre », se répéta-t-elle tandis qu'elle atteignait à travers la cohue le point de concentration de la foule.

C'était tout au fond contre le bâtiment central du château, dans la troisième petite cour qu'on appelait la Cour des Cerfs. Sous l'apparent désordre le triage des personnalités qui devaient entourer le Roi pendant la curée était fort surveillé. Angélique fut arrêtée par un garde suisse à hallebarde, et un maître des cérémonies s'informa respectueusement de ses titres. Dès qu'elle eut décliné son nom il la laissa passer et la guida même à travers les escaliers et les salons jusqu'à l'un des balcons du premier étage, qui donnait sur la Cour des Cerfs. Celle-ci était illuminée d'innombrables torches. La façade de briques rosés du palais, où se mouvaient des ombres empanachées, en était comme embrasée et les mille arabesques des balcons, des gouttières, des pots-à-feu, dorés à la feuille d'or, étincelaient en de chatoyantes broderies sur un fond pourpre.

*****

La sonnerie des cors éclata.

Le roi s'avança au balcon central, la reine à ses côtés. Les princesses du sang, les princes, les gentilshommes de premier rang les entouraient. Du fond de la nuit, montant la colline, l'aboiement de la meute s'approchait. Deux valets de chiens émergèrent de l'ombre à la grille de la Cour des Cerfs et entrèrent dans le cercle de clarté. Ils traînaient une sorte de paquet innommable d'où dégoulinaient le sang et des lambeaux de boyaux ; c'était la mouée, composée par les viscères des deux cerfs tués et que l'on transportait sur la peau d'une des bêtes fraîchement écorchée. Derrière eux d'autres piqueurs en livrée rouge apparurent, ayant sur leurs talons la meute des chiens affamés qu'ils tenaient en respect avec de longs fouets.

Philippe du Plessis-Bellière descendit le perron à leur rencontre, ayant en main la gaule au pied de biche. Il avait eu le temps de revêtir un uniforme étincelant, rouge aussi, mais avec quarante boutonnières dorées, horizontales, et vingt verticales sur les deux poches. Ses bottes de cuir jaune, étaient à talons rouges, avec des éperons de vermeil.