Aux côtés du roi se tenait l'amazone en justaucorps rouge. Animé par la passion de la course, le visage un peu maigre et sans réelle beauté de la favorite se fardait de rose. Angélique lui trouva un charme fragile qui éveilla en elle une secrète pitié. Sans bien analyser d'où venait ce sentiment il lui sembla que Mlle de La Vallière, pourtant parvenue au faîte des honneurs, n'était pas de taille à se défendre parmi la Cour. Autour d'elle Angélique reconnut le prince de Condé, Mme de Montespan. Lauzun, Louvois, Brienne, Humières, Mmes du Roure et de Montausier, la princesse d'Armagnac, le duc d'Enghien, puis plus loin Madame, la ravissante princesse Henriette, et naturellement Monsieur, le frère du Roi, flanqué de son inséparable favori le Chevalier de Lorraine. D'autres encore qu'elle connaissait moins mais qui tous portaient sur eux un même sceau de grand luxe, de santé et d'avidité. Le roi regardait avec impatience vers un petit sentier sous bois. Deux cavaliers y venaient au pas. L'un était Philippe du Plessis-Bellière portant également une légère gaule de bois doré, garnie d'un pied de biche. Ses vêtements et sa perruque étaient à peine déplacés par le désordre de la chasse.
Le cœur d'Angélique se serra de colère et de regret à la vue de sa beauté. Quelle allait être la réaction de Philippe en l'apercevant, après l'avoir laissée pantelante, quelques heures plus tôt, au fond d'un couvent ? Angélique serra les rênes dans un mouvement résolu. Elle le connaissait assez pour savoir que devant le roi il ne risquerait aucun éclat. Mais ensuite ?... Philippe retenait sa monture, un cheval blanc, afin de se maintenir au niveau de son compagnon.
Celui-ci, un vieillard au visage buriné, le menton marqué d'une mouche de poils gris à la mode ancienne, ne se hâtait pas. Il accentuait même sa lenteur, malgré l'attente visible du roi, et s'épongeait d'un air bougon.
– Le vieux Salnove estime que Sa Majesté l'a encore fait courir trop longtemps, dit quelqu'un près d'Angélique. Il se plaignait l'autre jour que du temps du roi Louis XIII on ne s'encombrait pas de tant de « coureurs » inutiles qui alourdissent la chasse et la prolongent par leur présence.
Salnove était, en effet, l'ancien Grand Veneur du feu roi. Il avait enseigné au monarque actuel les rudiments de cet art passionnant et lui en voulait de ne pas maintenir les règles traditionnelles. Faire de la chasse un plaisir de Cour ! Morbleu ! Le roi Louis XIII ne s'encombrait pas de jupons lorsqu'il lui prenait fantaisie d'aller courir les bois. M. de Salnove ne manquait pas une occasion de rappeler cette maxime à son élève. Il n'avait pas encore très bien compris que Louis XIV n'était plus le garçonnet joufflu qu'il avait hissé jadis pour la première fois sur un cheval. De son côté le roi, par courtoisie et affection, maintenait le vieux serviteur de son père à son poste. Philippe du Plessis, Grand Veneur en fait, ne l'était pas en titre. Il le montra lorsque, parvenu à quelques pas du roi, il remit au marquis de Salnove la gaule au pied de biche, insigne de son titre.
Salnove la prit et selon le cérémonial reçut à son tour des mains du roi la gaule au pied de sanglier qu'il lui avait remise au départ.
La chasse était terminée. Cependant le roi demanda d'un ton sec :
– Salnove, les chiens sont-ils las ?
Le vieux marquis souffla encore pour reprendre haleine. Son épuisement n'était pas feint. Tous ceux qui avaient participé activement à la chasse : courtisans, piqueurs et valets, étaient fourbus.
– Les chiens ? fit Salnove avec un haussement d'épaules. Oui, pas mal, comme cela.
– Et les chevaux ?
– Je crois bien.
– Et tout cela pour deux cerfs sans cors, dit le roi avec humeur.
Il jeta un regard autour de lui sur la foule amassée. Angélique eut l'impression que ce regard impavide où l'on ne pouvait rien lire, l'avait effleurée et reconnue. Elle se recula un peu.
– C'est bon, dit le roi, nous chasserons mercredi.
Il y eut un silence contraint et comme atterré. Certaines dames se demandaient avec effroi comment elles feraient pour se remettre en selle le surlendemain. Le roi répéta un peu plus haut :
– Nous chasserons après-demain, entendez-vous Salnove ? Et cette fois nous voulons un dix-cors.
– Oui, Sire, j'entends du premier mot, répondit le vieux marquis.
Il salua très bas, puis s'écarta ; mais en disant assez haut pour être entendu des invités de la chasse :
– Ce qui me pique c'est que j'entends toujours demander si les chiens et les chevaux sont las et jamais les hommes...
– Monsieur de Salnove ! le rappela Louis XIV.
Et lorsque le Grand Veneur fut à nouveau devant lui :
– Sachez que chez moi les hommes de chasse ne sont jamais fatigués... Du moins c'est ce que j'entends, moi.
Salnove s'inclina derechef.
Le roi se remit en marche, entraînant derrière lui la foule bigarrée des courtisans, qui n'avaient plus d'autre ressource que de redresser vaillamment l'échine. En passant devant Angélique, le roi marqua un temps d'arrêt. Son regard lourd et impénétrable la fixait et pourtant ne semblait pas la voir. Angélique ne baissa pas la tête. Elle se disait qu'elle avait toujours bravé sa peur et que ce n'était pas aujourd'hui qu'elle allait perdre contenance. Elle regarda le roi, puis lui sourit avec naturel. Le souverain tressaillit comme s'il avait été piqué par une abeille, et ses joues se colorèrent.
– Mais... n'est-ce pas Mme du Plessis-Bellière ? demanda-t-il avec hauteur.
– Votre Majesté a la bonté de se souvenir de moi ?
– Certes, et beaucoup plus que vous ne semblez vous souvenir de nous, répondit Louis XIV en prenant son entourage à témoin d'une telle inconscience et d'une telle ingratitude. Votre santé est-elle enfin rétablie, Madame ?
– Je remercie Votre Majesté, mais ma santé a toujours été fort bonne.
– Alors comment se fait-il que vous ayez par trois fois décliné nos invitations ?
– Sire, pardonnez-moi, mais elles ne m'ont jamais été communiquées.
– Vous m'étonnez, Madame. J'ai moi-même averti M. du Plessis de mon désir de vous voir participer aux fêtes de la Cour. Je doute qu'il ait pu être assez distrait pour l'oublier.
– Sire, mon mari a peut-être jugé que la place d'une jeune femme était en sa demeure à tirer l'aiguille plutôt que d'être détournée de ses austères devoirs par le spectacle des merveilles de la Cour.
D'un même mouvement tous les chapeaux emplumés se tournèrent, avec celui du roi, vers Philippe, qui sur son cheval blanc était la statue même d'une rage impuissante et glacée. Le roi comprit à demi. Il avait de l'esprit, et l'art de tourner avec tact les situations embarrassantes. Il éclata de rire.
– Oh ! Oh ! marquis, est-ce possible ! Votre jalousie est-elle si grande que vous n'hésitez devant aucun moyen pour soustraire à nos yeux le charmant trésor dont vous êtes propriétaire ? C'est pousser trop loin l'esprit d'avarice, croyez-moi. Je pardonne pour cette fois, mais je vous condamne à faire bonne figure aux succès de Mme du Plessis. Quant à vous, Madame, je ne veux pas vous pousser trop loin dans le chemin de l'insoumission conjugale en vous félicitant d'avoir passé outre aux décisions d'un époux par trop autoritaire. Mais votre esprit d'indépendance me plaît. Prenez donc part sans réticence à ce que vous appelez les merveilles de la Cour. Je me porte garant que M. du Plessis ne vous fera pas reproche.
Philippe, le chapeau à bout de bras, s'inclina profondément, d'un mouvement ample presque outré de soumission. Autour d'elle Angélique ne voyait plus que des sourires empressés sur des masques qui, trois secondes plus tôt, ne respiraient qu'une curiosité avide à la déchirer en mille pièces.
– Félicitations ! lui dit Mme de Montespan. Vous avez l'art de vous mettre dans des situations impossibles, mais aussi celui de vous en tirer à merveille. Cela ressemblait aux tours d'adresse des baladins du Pont-Neuf. Au visage du roi j'ai cru que vous alliez avoir toute la meute à vos trousses. L'instant d'après vous faisiez figure de victime audacieuse qui a franchi les mille obstacles et jusqu'aux murs d'une prison pour répondre coûte que coûte à l'invitation de Sa Majesté.
– Vous ne croyez pas si bien dire !
– Oh ! racontez-moi cela.
– Peut-être... un jour.
– Racontez. Ce Philippe est donc tellement épouvantable ? Quel dommage ! Lui si beau...
Angélique détourna la conversation en donnant le galop à son cheval. Par un chemin creux, cavaliers, chiens et valets descendaient le coteau de Fausse-Repose, tandis que les cors sonnaient à l'arrière pour guider les retardataires. Bientôt, dans une éclaircie, apparut le carrefour encombré par les équipages.
À l'orée du bois se tenait la compagnie de militaires loqueteux dont le commandant avait secouru Angélique et Mlle de Parajonc. Lorsque le cortège royal parut, deux joueurs de fifres et de tambourins qui se tenaient en tête commencèrent à jouer une marche militaire. Derrière eux s'ébranlèrent les deux porte-bannières, puis le chef suivi de ses officiers et de leurs petites troupes.
– Grands dieux, dit une voix de femme, quels sont ces épouvantails en loques qui osent ainsi se présenter devant le roi ?
– Remerciez le ciel de n'avoir pas eu affaire aux épouvantails de trop près dans ces dernières années, s'exclama en riant un jeune seigneur au teint vigoureux. Ce sont les révoltés du Languedoc !
Angélique demeura comme frappée par la foudre.
Le nom ! Le nom qu'elle cherchait depuis qu'elle avait distingué dans la pénombre du sous-bois le visage balafré du gentilhomme gascon, lui sautait à l'esprit :
– Andijos !
C'était Bernard d'Andijos, le gentilhomme toulousain, le joyeux pique-assiette du Gai Savoir, toujours promenant sa bedaine satisfaite d'une partie de chansons à une partie de bal. Et c'était lui qui soudain avait galopé à travers le Languedoc, semant le brandon d'une des plus terribles révoltes provinciales du temps !...
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