– Philippe ! dit-elle en se levant. Mais vous êtes trempé !
– Il pleut depuis le matin et j'ai galopé sans arrêt.
Elle agita une sonnette.
– Je vais vous faire apporter une collation chaude et peut-être faudrait-il songer à une flambée ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait annoncer, Philippe ? Votre appartement est aux mains des tapissiers. Je pensais que votre retour ne pouvait se prévoir avant l'automne et j'ai songé... que le moment serait opportun pour... faire quelques restaurations.
Il l'écoutait avec une sorte d'indifférence, planté sur ses jambes écartées, comme elle l'avait vu déjà si souvent se présenter.
– J'ai appris que votre fils était mort, dit-il enfin. La nouvelle ne m'est parvenue que la semaine passée...
Il y eut un silence pendant lequel le jour parut baisser brusquement, les nuées de pluie ayant réussi à voiler les dernières lueurs du couchant.
– Il avait rêvé de s'en aller sur la mer, reprit Philippe, et il a eu le temps de voir se réaliser son rêve. Je connais la Méditerranée. C'est une mer toute bleue et brodée d'or comme l'étendard du roi. Un beau linceul pour un petit page qui chantait...
Angélique se mit à pleurer, les yeux grands ouverts sur Philippe qu'elle ne voyait plus. Il avança la main et la posa sur ses cheveux.
– Vous aviez souhaité qu'il ne fût pas corrompu. La mort lui a épargné ces larmes honteuses que versent en secret les enfants surpris. Chacun son destin. Le sien n'a été que joie et chansons. Il avait une mère qui l'aimait.
– Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour m'occuper de lui, fit-elle en essuyant ses joues.
– Vous l'aimiez, répéta-t-il, vous luttiez pour lui. Vous lui avez donné ce qui était nécessaire à son bonheur : la sécurité de votre amour.
Angélique l'écoutait avec un sentiment de perplexité qui laissait place peu à peu à la plus grande stupéfaction.
– Philippe, s'exclama-t-elle enfin, vous n'allez pas me faire croire que vous avez quitté l'armée et que vous avez couvert 80 lieues par des routes détrempées de pluie seulement pour... pour m'apporter ces paroles de consolation !
– Ce ne serait pas la première stupidité que vous me feriez faire, dit-il, mais je ne suis pas seulement venu pour cela. J'avais aussi un présent pour vous.
Il se leva prenant dans sa poche une sorte d'étui de vieux cuir racorni qu'il ouvrit. Il en sortit un collier bizarre composé d'une chaîne d'or vert et de trois plaques d'or rose supportant les gros cabochons de deux rubis et d'une émeraude. L'ensemble était somptueux mais d'un goût barbare et ancien fait pour être porté par de solides beautés aux tresses blondes, telles qu'étaient les reines des premiers temps capétiens.
– Voici le pendentif des femmes de Bellière, dit-il. Celui qui leur a communiqué, dans les siècles, la vertu de courage. Il est digne d'être porté par une mère qui a donné son fils au royaume.
Il passa derrière elle pour le lui agrafer au cou.
– Philippe, murmura Angélique le souffle court, qu'est-ce que cela veut dire ? Qu'est-ce que cela signifie ? Vous souvenez-vous du pari que nous avons fait un jour sur les marches de Versailles ?
– Je m'en souviens, Madame, et vous avez gagné.
Il écarta plus encore les boucles blondes et se pencha pour baiser longuement le creux de sa nuque blanche. Angélique demeurait immobile. Le jeune homme la fit pivoter pour voir son visage. Elle pleurait.
– Ne pleurez plus, dit-il en l'étreignant. Je suis venu pour essuyer vos larmes et non pour vous en faire verser de nouvelles. Je n'ai jamais pu supporter de vous voir pleurer. Vous êtes une grande dame, que diable !
« Follement amoureux ! Follement amoureux ! se répétait Angélique, voilà ce que signifie le don du collier. »
Ainsi il l'aimait, et il lui en avait fait l'aveu avec une délicatesse qui versait un baume sur son cœur meurtri.
Elle lui prit le visage à deux mains pour le regarder avec tendresse.
– Pouvais-je me douter que sous votre terrifiante méchanceté se cachait tant de bonté ! Au fond, vous êtes un poète, Philippe.
– Je ne sais plus ce que je suis, bougonna-t-il avec humeur. Ce qui est certain, c'est que vous voilà avec le collier des Plessis-Bellière sur les épaules et que cela ne va pas sans m'inquiéter. Aucune de mes ancêtres n'a pu le porter sans rêver aussitôt guerre et fronde. Ma mère, ces cabochons sur la poitrine, levait des armées en Poitou pour le compte du Prince de Condé. Vous vous en souvenez comme moi. Et maintenant, que n'allez-vous inventer à votre tour ? Comme si vous aviez besoin d'une dose supplémentaire de courage.
Il la serra de nouveau, appuyant sa joue contre la sienne.
– Et vous me regardiez toujours avec vos yeux verts, murmura-t-il. Je vous tourmentais, je vous battais, je vous menaçais, et vous redressiez toujours la tête, comme une fleur après un orage. Je vous abandonnais pantelante, vaincue et je vous voyais resurgir plus belle que jamais. Oui, c'était exaspérant mais, à la longue, cela finit par inspirer un sentiment de... de confiance. Tant de constance chez une femme ! Je n'en revenais pas. Je finissais par compter les points : tiendra-t-elle ? me disais-je. Le jour de la chasse royale, où je vous ai vue affronter avec le sourire le courroux du roi et le mien, j'ai compris que je n'en sortirais jamais. Tout au fond de moi, j'étais fier que vous soyez ma femme.
Il l'embrassait à petits coups. Ses lèvres semblaient timides. Inhabitué à la tendresse, il avait dédaigné jusqu'alors ces manifestations dont il ressentait aujourd'hui le besoin. Il hésita à toucher ses lèvres. Ce fut elle qui, doucement, chercha les siennes. Elle pensa que ces lèvres d'homme de guerre avaient une simplicité fraîche et comme ignorante, et que par le plus étrange des hasards, après avoir traversé la vie et avoir été salis tous deux par bien des boues, ils échangeaient le baiser chaste et doux qu'ils avaient manqué jadis, en leur adolescence, dans le parc du Plessis.
– Je dois repartir, fit-il tout à coup avec sa brusquerie coutumière. Voilà assez de temps consacré aux affaires du cœur. Puis-je voir mon fils ?
Angélique fit appeler la nourrice qui arriva, tenant sur un bras le petit Charles-Henri, dressé dans ses robes de velours blanc comme un faucon sur le poing du chasseur. Avec ses boucles blondes s'échappant de son béguin de perles, son teint rose et ses grands yeux bleus, c'était un enfant superbe.
Philippe le prit dans ses bras, le fit sauter en l'air et le secoua en tous sens, mais ne put lui arracher un sourire.
– Jamais je n'ai vu un bébé aussi grave, expliqua Angélique. Il regarde chacun d'un air intimidant. Cela ne l'empêche pas de faire toutes sortes de bêtises, maintenant qu'il commence à marcher... On l'a trouvé tournant le rouet de la chambrière, la laine était tout emmêlée...
Philippe s'approcha d'elle et lui tendit l'enfant.
– Je vous le laisse. Je vous le confie. Gardez-le bien.
– Celui-ci est le fils que vous m'avez donné, Philippe. Il m'est cher.
Penchée à la fenêtre, avec sa belle poupée entre les bras, elle le regarda sauter sur son cheval, dans l'ombre de la cour, puis disparaître. Philippe était venu. Il avait recréé autour de sa douleur amère un bonheur vivant. Il était le dernier dont elle eût attendu réconfort. Mais la vie est fertile en surprises. Et elle s'émerveillait de songer que ce soldat intraitable qui avait mis à feu et à sang des villes entières eût galopé quatre jours dans la pluie et le vent parce qu'il entendait en son cœur l'écho de ses sanglots.
Chapitre 10
Versailles, en l'absence du roi et de la Cour, était plus que jamais livré aux architectes, aux ouvriers et aux artistes. Angélique s'étant frayé passage parmi les échafaudages et les gravats, finit par découvrir son frère Gontran, occupé à décorer un petit cabinet donnant sur le parterre du Midi. On aménageait là un appartement sans désignation précise, où l'on avait dû dépenser à profusion le marbre et l'or et tout ce qu'il y avait de plus précieux, pour faire de ces lieux un séjour enchanteur. Mme de Montespan étant venue à plusieurs reprises suivre la marche des travaux on comprenait que ces appartements étaient, jusqu'à nouvel ordre, réservés à la favorite.
Angélique jeta un regard distrait à toutes ces merveilles, aux moulures en trois ors représentant des roseaux et des herbes entrelacés parmi lesquels le peintre plaçait de ravissantes miniatures aux tonalités bleues et rosés. Elle demanda à son frère s'il pouvait un jour prochain venir chez elle, faire les portraits de Florimond et du petit Charles-Henri. Elle n'avait aucun portrait de Cantor et le cuisant regret qu'elle en éprouvait la poussait à fixer sur la toile les traits de ceux qui étaient encore vivants. Pourquoi n'y avait-elle pas songé plus tôt ? Gontran grommela que ce n'était pas facile.
– Je te paierai bien.
– La question n'est pas là, ma fille ! Je t'en ferai cadeau à l'occasion. Mais où trouver le temps de m'échapper ? Depuis que je suis sur Versailles je ne vois ma femme et mes enfants qu'une fois la semaine, le dimanche. Ici on commence à l'aube. On a une demi-heure pour dîner à 10 heures et faire collation à 11, et les chefs de chantier surveillent eux-mêmes qu'on ne dépasse pas plus de cinq minutes pour satisfaire ses besoins. Oh ! ça leur donne du travail aux chefs de chantier, avec tous les gars du marécage qui ont la dysenterie !
– Mais... où dormez-vous ? Où mangez-vous ?
– Il y a des dortoirs par là, fit Gontran avec un geste vague de son pinceau vers la fenêtre, et des gargotes organisées par corporation. Quant à prendre un jour dans la semaine, ou même quelques heures, pas question !
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