– Allez-vous-en ! lui dit-il brutalement.

Elle obéit cette fois avec une docilité empressée et caressante qui lui donna envie de la battre, ou. de l'embrasser follement. Il serra les dents, lutta contre le regret de la voir disparaître et le désir de la retenir, de la garder encore jusqu'à l'aube, blottie dans le creux de son coude, dans l'ombre chaude de son corps, ainsi qu'une petite bête palpitante et songeuse. Folie ! Futilités. Faiblesse dangereuse. Vivement que le vent des batailles et le souffle des boulets dispersent tout cela !

*****

Peu après le départ du maréchal du Plessis-Bellière, ce fut le tour du petit Cantor de rejoindre les armées. Au dernier moment, Angélique eût voulu y renoncer. Elle se sentait terriblement triste et assaillie de sombres pressentiments. Elle avait commencé d'écrire souvent à Philippe en Franche-Comté, mais il ne répondait jamais. Ce silence, quoiqu'elle voulût s'en défendre, la déprimait. Quand Philippe lui avouerait-il qu'il l'aimait ? Peut-être jamais. Peut-être était-il incapable d'aimer ? Ou de s'apercevoir qu'il l'aimait. Ce n'était pas un philosophe, mais un guerrier. Croyant de bonne foi qu'il la détestait il essayait encore de le lui prouver. Mais il ne pourrait pas effacer ce qui avait jailli entre eux, la complicité inavouée de la jouissance qui les rejetterait encore l'un vers l'autre, hagards et faibles. Contre cela, ni les dévots cafards, ni les libertins moqueurs, ni le roi, ni Philippe lui-même, ne pourraient rien. Angélique fit effort pour s'occuper du départ de Cantor. Elle disposait de peu de temps. Cantor s'en alla.

Angélique, entraînée en d'innombrables réceptions, n'eut guère le temps de s'appesantir sur l'émotion de ce matin brumeux où le petit garçon, rouge de plaisir, se hissa dans le carrosse du duc de Vivonne, accompagné de son précepteur Gaspard de Racan. L'enfant était vêtu d'un costume de moire verte qui seyait à ses yeux, avec beaucoup de dentelles et de rosettes de satin. Ses cheveux frisés étaient coiffés d'un grand chapeau de velours noir garni de plumes blanches.

Sa guitare enrubannée l'encombrait. Il la tenait précieusement contre lui à la façon des enfants pour leur jouet préféré. C'était le dernier présent d'Angélique. Une guitare en bois des îles, incrustée de nacre et que le plus grand luthier de la capitale avait dessinée et montée pour lui.

Barbe sanglotait dans l'ombre de la porte cochère. Angélique ne voulait pas s'émouvoir. C'était la vie ! Les enfants s'en vont. Mais chaque étape arrache des liens ténus et qu'on ignorait, au cœur des mères...

Elle s'informa désormais avec un intérêt accru des affaires de la Méditerranée. En partant pour donner leur appui aux Vénitiens contre les Turcs qui voulaient s'emparer du dernier bastion de la chrétienté en Méditerranée, les galères françaises se trouvaient revêtues d'une mission céleste et le duc de Vivonne et ses troupes méritaient le nom de Croisés. Angélique souriait doucement en songeant au petit Cantor, rouage minuscule et innocent de la sainte expédition. Elle l'imaginait assis à la proue d'un navire, les rubans de sa guitare flottant dans le bleu du ciel.

Elle profita de ses rares moments de loisirs à Paris pour reprendre contact avec Florimond. Souffrait-il d'être séparé de Cantor ? N'était-il pas jaloux d'avoir vu son cadet s'établir si brillamment et convié déjà à l'honneur des batailles ? Elle s'aperçut vite que si Florimond se présentait fort poliment devant elle, il lui coûtait de demeurer tranquille, ne serait-ce que dix minutes. Des occupations multiples l'attendaient : monter son cheval, nourrir son faucon, soigner son dogue, fourbir son épée, se préparer pour accompagner au manège ou à la chasse monseigneur le Dauphin. Il ne se montrait patient que lorsqu'une leçon de latin avec l'abbé de Lesdiguières était en vue.

– Ma mère et moi nous causons, disait-il alors à son précepteur, qui se retirait n'osant insister.

La conversation se passait surtout en démonstration des talents de duelliste de messire Florimond. Sous des dehors sensibles et fragiles il avait des goûts terriblement « garçon ». Il ne rêvait que pourfendre, vaincre, tuer et défendre son honneur. Il n'était heureux qu'une épée à la main et s'exerçait déjà à tirer au mousquet. Il trouvait monseigneur le Dauphin bien empoté.

– J'essaie un peu de le dégourdir, mais hélas ! soupirait-il. De vous à moi, ma mère, je vous le dis, mais il ne faudrait pas que ma réflexion parvienne à d'autres oreilles. Cela pourrait nuire à ma carrière.

– Je sais, je sais, mon fils, approuvait Angélique en riant, un peu inquiète cependant de cette précoce sagacité.

Elle savait aussi que le petit Dauphin aurait suivi Florimond au bout du monde, subjugué par ses yeux noirs pleins de feu et sa vitalité militaire. Oui, Florimond était charmant. Il plaisait et il réussissait en tout. Elle le soupçonnait d'être profondément égoïste... comme tous les enfants sans doute.

Mais elle mesurait avec une subtile mélancolie que lui aussi s'était éloigné d'elle. Il virevoltait, l'épée au poing.

– Regardez... Regardez-moi, ma mère. Je coupe, je feinte... Et je me fends... Voilà, en plein cœur... Mon adversaire est à terre... Mort !

Il était beau. La passion de vivre avait allumé sa flamme en lui. Mais dans la peine, voudrait-il encore pleurer sur son épaule ! Les cœurs d'enfant mûrissent vite au brillant soleil de la Cour...

*****

La nouvelle de la défaite du cap Passero parvint au milieu de juin, en pleine fête, la dernière que donnait le roi avant d'entreprendre sa campagne de Lorraine. On sut que les galères de M. de Vivonne avaient été assaillies au large de la Sicile par une flottille barbaresque que dirigeait un renégat algérois dont les exploits étaient célèbres en Méditerranée et qu'on surnommait le Resquator.

Vivonne avait dû se réfugier dans une baie à l'abri du cap Passero. Il se montrait fort abattu. Ce n'était pourtant qu'une escarmouche. Deux galères seulement sur les vingt qu'il commandait avaient été coulées. Il est vrai que l'une d'elles portait une grande partie des gens de sa maison, et M. de Vivonne avait eu le désagrément de voir disparaître au fond de l'eau ses trois gentilshommes, ses dix officiers de bouche, ses quatre valets, les vingt choristes de sa chapelle, son aumônier, son maître d'hôtel, son écuyer, et son petit page avec sa guitare.

Chapitre 9

On ne présenta guère de condoléances à Mme du Plessis-Bellière, car le fils qu'elle avait perdu à Passero n'était encore qu'un enfant. Est-ce qu'un enfant compte ? Le calme de l'été apportant une trêve aux plaisirs de la Cour lui permit de ressasser son chagrin à loisir à Paris.

Elle ne pouvait croire à l'horrible nouvelle. C'était une chose impensable. Cantor ne pouvait pas mourir. Il était l'enfant du miracle ! Bien avant de naître il avait bravé le poison avec lequel on voulait supprimer sa mère. Il avait vu le jour sous les voûtes putrides de l'Hôtel-Dieu, parmi les derniers des déshérités. Il avait passé les six premiers mois de sa vie dans une étable, abandonné, couvert de croûtes, suçant de sa petite bouche quelque haillon sale pour calmer sa faim. Il avait été acheté par les Bohémiens pour sept sous... Il avait survécu au pire !... Et maintenant l'on osait dire que ce petit corps robuste, indomptable, était privé de vie... Folie ! Ceux qui parlaient ainsi ne connaissaient pas le petit Cantor !

Angélique refusait absolument d'accepter l'atroce réalité des faits. Barbe s'étouffait de douleur jour et nuit ; Angélique, inquiète pour sa santé, finit par la bousculer un peu.

– Bien sûr, Madame, bien sûr, murmura la servante à travers ses sanglots. Madame ne peut pas comprendre. Madame ne l'a pas aimé comme moi.

Angélique, atterrée, la laissa et regagna sa chambre. Elle s'assit près de la croisée ouverte.

La saison allait vers l'automne. C'était un soir de pluie fine où miroitait la lumière du jour déclinant.

Angélique mit ses deux mains sur son visage. Son cœur était lourd. Lourd d'un regret que rien ne pourrait jamais effacer. Celui d'avoir trop rarement pris le temps d'attirer le petit Cantor sur ses genoux pour baiser ses joues rondes.

La physionomie de son enfant lui demeurait mystérieuse. Parce qu'il lui ressemblait, parce qu'il ressemblait à tous ses petits frères de Sancé qu'elle avait vus grandir autour d'elle, elle ne réalisait pas assez que Joffrey de Peyrac était aussi le père de Cantor. L'esprit positif, aventureux et irréductible du grand comte toulousain se retrouvait en lui.. Elle le revoyait s'en allant en guerre, grave et pénétré de joie sous son grand chapeau. Elle le revoyait chantant pour la reine, elle entendait sa voix d'ange : Adieu mon cœur, adieu ma vie

Adieu mon espérance !

Et elle le revoyait encore tout petit, fardeau léger qu'elle portait en ce jour d'hiver lointain où elle l'avait ramené au Temple, à travers un Paris embaumé par l'odeur des crêpes de la Chandeleur.

Le clapotement las d'un cheval, en bas, sur les pavés de la cour, l'arracha à ses souvenirs. Elle jeta un regard machinal au-dehors et crut reconnaître la silhouette de Philippe dans le cavalier qui, ayant mis pied à terre montait les marches du perron. Philippe pourtant était aux armées sur le front de Franche-Comté où le roi venait de se rendre. Un second cavalier pénétrait à son tour sous la voûte de l'entrée principale de l'hôtel. Cette fois elle reconnut sans erreur, la haute stature du valet La Violette, courbé sous l'averse.

C'était donc bien Philippe qui venait d'arriver. Elle entendit son pas dans la galerie, avant d'avoir eu le temps de rassembler ses pensées endolories et il fut là, couvert de boue jusqu'à la ceinture et pour une fois en assez piteux état, son feutre et les revers de sa casaque transformés en gouttière.