– Prenez garde à la compagnie du Saint-Sacrement, ma chère, glissa Athénaïs avec une grimace méchante. Voilà de quoi les irriter.
Angélique se défendit, le feu aux joues.
– Je ne vois pas ce que la compagnie du Saint-Sacrement peut y trouver à redire. Si je ne peux recevoir les hommages de mon mari, sous mon toit...
Athénaïs pouffa derrière son éventail.
– En plein jour... et sur le tapis ! Mais c'est le comble du vice, ma chère ! Ça ne se pardonne qu'avec un amant.
Philippe, indifférent aussi bien aux plaisanteries qu'aux sarcasmes, et peut-être les ignorant, passait, superbe. Le roi eut pour lui des duretés ; il ne parut pas les remarquer. Dans la fièvre des dernières grandes fêtes que le roi donnait avant les campagnes d'été, Angélique ne pouvait se rapprocher de lui.
Chose étrange, Philippe était redevenu glacé à son égard et quand elle lui parla, au hasard dans le bal, il lui répondit d'un ton rogue. Elle finit par se dire qu'elle avait rêvé le doux instant paré de perfection qu'elle tenait au creux de son souvenir comme une rose épanouie aux pétales de pourpre. Mais les doigts du monde s'étaient acharnés à massacrer la fleur délicate, au point qu'elle en rougissait encore. Et Philippe était bien à l'image de ce monde, rustre et méchant. Elle ignorait que Philippe était la proie de sentiments complexes inusités pour lui, où les reproches de son orgueil se mêlaient à une sorte de peur panique que lui inspirait Angélique. Il ne s'était senti la force de la dominer que par la haine. Si ce rempart cédait il tomberait dans l'asservissement. Or, il s'était juré de ne jamais se laisser asservir par une femme. Et il lui arrivait maintenant, lorsqu'il évoquait certaines nuances de son sourire, certains de ses regards, de se sentir malade comme un adolescent. Des timidités anciennes le reprenaient. Obnubilé par une vie libertine où il avait connu plus de dégoûts que de satisfactions, il doutait d'avoir goûté un tel instant d'harmonie surnaturelle au cours d'une union physique avec un de ces êtres exécrés et méprisables que représentaient pour lui les femmes. Fallait-il s'avouer que c'était cela qu'on nommait l'amour ? Ou n'était-ce qu'un mirage ? La peur de décevoir à nouveau le torturait. Il en mourrait de dépit, se disait-il, et de chagrin aussi. Mieux valait le cynisme et le viol !...
Angélique, qui n'eût jamais imaginé de tels tourments derrière ce visage insensible, éprouvait peu à peu une cruelle déception. Les brillantes fêtes ne réussissaient pas à l'en distraire. Les attentions du roi pour elle l'irritaient et ses regards appuyés coulaient dans ses veines un malaise. Pourquoi Philippe l'abandonnait-il ?
Un après-midi où toute la Cour applaudissait Molière, dans le théâtre de verdure, elle se sentit envahie d'une grande mélancolie. Il lui semblait qu'elle était redevenue cette petite fille pauvre et farouche parmi les pages moqueurs qui, au château du Plessis, s'était enfouie dans la nuit, le cœur lourd de regrets et de tendresse bafouée. Le même désir de fuir l'envahit. « Je les hais tous », pensa-t-elle. Et sans bruit elle quitta le château et fit appeler son carrosse. Elle devait plus tard se rappeler le mouvement impulsif qui l'avait arrachée à Versailles, et le nommer « pressentiment ». Car lorsqu'elle parvint, au soir, devant l'hôtel du faubourg Saint-Antoine, un grand remue-ménage y régnait et La Violette la prévint que son maître était envoyé sur le front de Franche-Comté, et devait partir demain matin à l'aube. Philippe soupait, seul devant deux flambeaux d'argent, dans la salle à manger aux boiseries noires. À la vue d'Angélique, en vaste manteau de taffetas rose, il fronça les sourcils.
– Que venez-vous faire ici ?
– N'ai-je pas le droit d'y revenir quand bon me semble ?
– Vous étiez requise à Versailles pour plusieurs jours.
– J'ai eu l'impression que j'allais tout à coup périr d'ennui ; alors j'ai planté là tous ces gens insupportables.
– J'espère que votre excuse est fausse, car elle serait inadmissible et vous risqueriez de mécontenter le roi... Qui vous a prévenue de mon départ ?
– Personne, vous dis-je. Je tombe de surprise à la vue de ces préparatifs. Ainsi vous seriez parti sans même me dire adieu ?
– Le roi m'avait prié d'entourer ce départ de la plus grande discrétion, et particulièrement de vous le celer. On sait que les femmes sont incapables de tenir leur langue.
« Le roi est jaloux », faillit lui crier Angélique. Philippe ne voyait donc rien, ne comprenait donc rien, à moins qu'il ne feignît l'ignorance ?
Angélique s'assit à l'autre bout de la table et prit le temps d'ôter ses gants de fine peau marqués de perles.
– C'est étrange. La campagne d'été n'est pas commencée. Les troupes sont encore dans leurs quartiers d'hiver. Je ne connais personne pour l'instant dont le roi se soit départi sous prétexte de guerre. Votre envoi ressemble fort à une disgrâce, Philippe.
Le jeune homme la regarda, en silence, si longuement qu'elle crut qu'il n'avait pas entendu.
– Le roi est le maître, dit-il enfin.
Il se leva avec raideur.
– Je dois me retirer car il se fait tard. Prenez bien soin de votre santé en mon absence, Madame. Je vous fais mes adieux.
Angélique leva vers lui des yeux bouleversants. « N'aurions-nous pas de meilleurs adieux à nous faire ? » semblait-elle implorer.
Il ne voulut pas comprendre. Incliné, il baisa seulement la main qu'elle lui tendait. Dans le secret de sa chambre la petite cousine pauvre se mit à pleurer. Elle versait les larmes qu'elle avait retenues jadis dans sa fierté d'adolescente. Des larmes découragées, désespérées.
– Jamais je ne comprendrai ce garçon ! Jamais je n'en viendrai à bout.
Il allait partir pour la guerre. Et s'il ne revenait pas ?... Oh ! il reviendrait. Ce n'était pas cela qu'elle craignait. Mais l'heure de grâce serait passée. Par la fenêtre ouverte sur les jardins tranquilles, la lune entrait, et l'on entendait un rossignol chanter. Angélique redressa son visage mouillé. Elle se dit qu'elle aimait cette demeure où s'étouffaient les bruits, parce que c'était celle où elle avait vécu avec Philippe. Bizarre intimité que la leur, qui ressemblait plutôt à une décevante partie de cligne-musette, chacun courant à ses atours, à ses essayages entre deux obligations à la Cour, deux voyages, deux chasses à courre...
Mais il y avait eu aussi ces moments fugitifs et comme volés à l'avidité mondaine, ces instants où Philippe s'était assis près d'elle pour la regarder nourrir le petit Charles-Henri, ces conversations où ils avaient ri en se regardant, ce matin où Philippe enfilait ses bagues en l'écoutant parler de Cantor, et ce jour si proche où ils s'étaient laissés aller à la folie de leurs corps et où il l'avait prise avec une ardeur attentive qui ressemblait à de l'amour. Brusquement elle n'y put tenir. Elle se revêtit, s'enveloppa dans son nuageux peignoir de linon blanc, et vivement, sur ses pieds nus, traversant la petite galerie, elle courut jusqu'à la chambre de Philippe.
Elle entra sans frapper. Il dormait, nu, en travers du lit. Les lourds draps de dentelle ayant glissé à demi à terre découvraient sa poitrine musclée, à laquelle la lueur atténuée du clair de lune donnait le brillant et la pâleur du marbre. Son visage était différent dans le sommeil. La chevelure courte et bouclée qu'il portait sous sa perruque, ses longs cils, sa bouche renflée, lui communiquaient cet air d'innocence et de sérénité que l'on voit aux statues grecques. La tête légèrement rejetée vers l'épaule, les mains abandonnées, il semblait sans défense.
Angélique, au pied du lit, retint son souffle pour mieux l'observer. Son cœur était étreint par tant de beauté, par des détails inconnus d'elle et qu'elle découvrait pour la première fois ; une petite chaîne d'or avec une croix enfantine à son cou de gladiateur, un grain au sein gauche, des cicatrices qui çà et là avaient laissé le souvenir de la guerre et des duels. Elle posa sa main sur son cœur pour en surprendre les battements. Il eut un léger mouvement. Glissant hors de son peignoir, elle se blottit doucement près de lui. Sa chaleur d'homme bien portant, le contact de sa peau lisse l'enivrèrent. Elle se mit à baiser ses lèvres, elle prit sa tête pour l'appuyer, lourde et pesante, contre sa poitrine. Il remua, la rencontra dans son demi-sommeil.
– Toute belle, murmura-t-il tandis que sa bouche effleurait son sein d'un mouvement d'enfant affamé.
Presque aussitôt il se dressa, l'œil mauvais.
– Vous ?... Vous ici ! Quelle insolence ! Quelle...
– Je suis venue vous faire mes adieux, Philippe, mes adieux à ma façon.
– La femme doit attendre le bon plaisir de son mari et non pas s'imposer à lui. Déguerpissez !
Il l'empoigna pour l'envoyer hors du lit mais elle se cramponna, suppliant tout bas :
– Philippe ! Philippe, gardez-moi ! Gardez-moi cette nuit près de vous.
– Non.
Il dénouait ses bras avec fureur mais elle l'enlaçait de nouveau et elle était assez fine pour deviner, à bien des signes, que sa présence n'était pas sans l'émouvoir.
– Philippe, je vous aime... gardez-moi dans vos bras !
– Que venez-vous y chercher, sacrebleu ?
– Vous le savez bien.
– Petite impudique ! N'avez-vous pas assez d'amants pour contenter vos embrasements ?
– Non, Philippe. Je n'ai pas d'amants. Je n'ai que vous. Et vous allez partir pour de longs mois !
– C'est donc cela qui vous manque, petite p... Pas plus de dignité qu'une chienne en chaleur !
Un bon moment il continua à jurer, la traitant de tous les noms, mais il ne la repoussait plus et elle se blottissait étroitement, écoutant ses insultes comme la plus tendre des déclarations d'amour. À la fin il poussa un profond soupir, lui saisit les cheveux pour lui renverser la tête en arrière. Elle souriait et le regardait. Elle était sans peur. Elle avait toujours été sans peur. C'était cela qui l'avait vaincu. Alors avec un dernier juron il l'enlaça. Ce fut une étreinte silencieuse et qui, chez Philippe, cachait la crainte d'une défaillance. Mais la passion d'Angélique, la joie presque naïve qu'elle éprouvait à être dans ses bras, son habileté de femme amoureuse, bonne servante d'un plaisir qu'elle partageait, eurent raison de ses doutes. L'étincelle jaillit, devint brasier, consuma en Philippe les mauvaises hantises. D'un cri sourd qui trahissait la violence de son plaisir, Angélique sut le combler d'orgueil. Il n'avouait rien. L'heure des bouderies, des rancœurs de la guerre sournoise qui les avait dressés l'un contre l'autre, était encore trop proche. Il chercherait encore à lui mentir. Il ne la voulait pas rassurée. Et comme elle s'attardait, gisante à ses côtés, dans l'entremêlement de ses longs cheveux dénoués :
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