La voix de huit ans, qui là-haut chantait les amours illégitimes du roi Henri, la fit sourire et elle se ravisa.
Quand elle eut gratté à l'huis, La Violette vint lui ouvrir. Philippe devant son miroir achevait de revêtir son justaucorps bleu. Il allait partir pour Saint-Germain. Angélique devait le suivre de peu, conviée à la partie de la reine et à un petit souper qui suivrait. Les gens de Cour disposent de peu de temps pour régler leurs questions domestiques.
Le marquis, avec courtoisie, ne marqua aucune surprise en voyant sa femme se présenter chez lui. Il la pria de s'asseoir et continua sa toilette, attendant sans impatience qu'elle lui communiquât l'objet de sa visite.
Angélique regardait Philippe enfiler ses bagues. Il les choisissait longuement, les essayait et examinait d'un œil critique sa main tendue devant lui. Une femme n'y eût pas apporté plus de soin.
Elle trouva à ce masque d'homme concentré sur une tâche si futile la froideur fermée de la sottise.
Que venait-elle chercher près de lui ? Un conseil ? Cela paraissait dérisoire. Elle dit enfin, pour rompre un silence qui devenait embarrassant :
– M. de Vivonne m'a demandé de lui donner mon fils Cantor.
Philippe ne marqua aucun intérêt. Il poussa un soupir et retira toutes les bagues de sa main droite dont l'ensemble ne lui causait pas satisfaction. Il demeura songeur devant ses écrins ouverts puis, paraissant se souvenir d'Angélique, dit avec ennui :
– Ah ! Oui ? Eh bien, recevez mes compliments pour cette bonne nouvelle. La faveur de M. de Vivonne est montante, et l'on peut compter sur sa sœur Mme de Montespan pour la maintenir longtemps à son zénith.
– Mais M. de Vivonne doit partir en expédition en Méditerranée.
– Preuve nouvelle de la confiance que lui témoigne le Roi.
– L'enfant est bien jeune.
– Qu'en pense-t-il ?
– Qui cela ? Cantor ? Oh !... il m'a paru content et même très désireux de suivre ce gentilhomme. Rien d'étonnant à cela. M. de Vivonne le gâte et le comble de sucreries à toute occasion. Mais ce n'est pas à un gamin de huit ans de décider de son sort. J'hésite...
Les sourcils de Philippe ébauchèrent une mimique surprise.
– Voulez-vous qu'il fasse carrière ?
– Oui, mais...
– Que de mais ! fit-il avec ironie.
Elle parla très vite, les joues en feu.
– M. de Vivonne a une réputation de débauché. Il a fait partie de la bande de Monsieur. Chacun sait ce que cela veut dire. Je ne voudrais pas confier mon fils à un homme qui risquerait de le corrompre.
Le marquis du Plessis avait remis à ses doigts un gros solitaire et deux autres bagues. Il marcha jusqu'à la fenêtre, et dans un rayon de soleil en fit miroiter les facettes.
– À qui voudriez-vous donc le confier alors ? fit-il de sa voix lente. À l'oiseau rare, de mœurs pures, ni intrigant, ni cafard, influent près du roi, comblé d'honneurs par lui et... qui n'existe pas ! L'apprentissage de la vie n'est pas simple. Plaire aux grands n'est pas une tâche facile.
– Il est bien jeune, répéta Angélique. Je crains qu'il ne soit témoin de spectacles qui heurteraient son innocence.
Philippe eut un petit rire contenu.
– Que de scrupules de la part d'une mère ambitieuse ! Pour moi, j'avais dix ans à peine lorsque M. de Coulmers me mit dans son lit. Et, quatre années plus tard, à peine ma voix avaitelle révélé mon nouvel état d'homme que Mme du Crécy, désireuse de goûter les bienfaits d'une sève printanière, m'offrait – ou plutôt m'imposait – l'asile de son alcôve. Elle devait bien compter dans les quarante ans... Que dites-vous de l'alliance de cette émeraude et de la turquoise ?
Angélique demeurait sans parole. Elle était absolument atterrée.
– Philippe ! Oh ! Philippe !
– Oui, cela ne convient peut-être pas en effet. Vous avez raison. L'éclat et le vert de l'émeraude nuisent au bleu de la turquoise. Je mettrai plutôt un autre diamant près de l'émeraude.
Il lui jeta un regard et eut un bref ricanement.
– Quittez donc cette mine déconfite. Si mes réflexions vous dérangent, pourquoi me demander conseil ? Ignorez ou feignez d'ignorer en quoi consiste l'éducation complète d'un jeune gentilhomme. Et laissez vos enfants s'élever parmi les honneurs.
– Je suis leur mère. Il n'y a pas que les honneurs qui comptent. Je ne peux pas les abandonner moralement. Votre mère n'a donc jamais veillé sur vous ?
Philippe esquissa une moue de mépris.
– Oh ! c'est vrai, j'oubliais... Nous n'avons pas reçu la même éducation. Si mes souvenirs sont exacts vous avez grandi, pieds nus, entre la soupe aux choux et les histoires de revenants. Dans ces conditions, on peut avoir une mère. À Paris, à la Cour, il n'en va pas de même pour un enfant.
Revenu vers sa table-coiffeuse, il ouvrait de nouveaux écrins. Elle ne voyait pas son visage penché, mais seulement une tête blonde qui paraissait ployer sous un ancien fardeau.
– Nu et grelottant, murmura-t-il, parfois affamé... confié aux laquais ou aux servantes qui me pervertissaient, telle était ma vie ici même dans cet hôtel dont je devais hériter un jour. Mais lorsqu'il s'agissait de me montrer, rien n'était trop beau pour moi. Les plus riches costumes, les plus doux velours, les cols les plus fragiles. Des heures entières ma chevelure était confiée au coiffeur. Lorsque j'avais terminé mon rôle de parade, je retrouvais mon cabinet obscur et l'abandon au long des couloirs. Je m'ennuyais. Personne ne se souciait de m'apprendre à lire ou à écrire. J'ai considéré comme une aubaine de pouvoir entrer en service chez M. de Coulmers, ma jolie figure l'avait séduit.
– Vous veniez parfois au Plessis...
– Trop courts séjours. Il me fallait paraître et graviter autour du trône. On n'avance qu'en se montrant. Mon père, dont j'étais le seul fils, n'eût pas admis de me laisser au fond d'une province. Il s'est félicité de me voir faire si rapidement mon chemin... J'étais très ignorant et n'avais guère d'esprit, mais j'étais beau.
– Voilà pourquoi vous n'avez jamais rencontré l'amour, dit Angélique comme se parlant à elle-même.
– Que si ! Il me semble qu'en ce domaine mes expériences sont nombreuses et diverses.
– Ce n'est pas l'amour, Philippe.
Elle se sentait gelée, triste et pleine de pitié comme devant un malheureux privé du nécessaire. « La mort du cœur est la pire ! » Qui donc lui avait dit cela un jour, avec cette mélancolie dédaigneuse des élus ? Le prince de Condé, l'un des plus grands seigneurs par le rang, la fortune et la gloire.
– N'avez-vous jamais aimé... au moins une fois, d'un sentiment exclusif... une femme ?
– Si... Ma nourrice sans doute. Mais c'est loin.
Angélique ne sourit pas. Elle le regardait avec gravité, les mains jointes sur ses genoux.
– Ce sentiment, murmura-t-elle, qui transpose en un seul être la grandeur de l'univers, la douceur de tous les rêves informulés, l'élan et la puissance de la vie...
– Vous parlez à merveille de ces choses. Non, ma foi, je ne crois pas que pour ma part j'aie jamais connu pareille exaltation... Pourtant, je vois un peu ce que vous voulez dire. Une fois, j'ai tendu la main mais le mirage s'est évanoui...
Ses paupières voilèrent son regard et, avec son visage lisse, le sourire léger de ses lèvres il revêtit l'expression énigmatique de ces gisants de pierre qu'on voit sur les tombeaux des rois. Jamais il ne lui avait paru si lointain qu'à l'instant où peut-être il se rapprochait d'elle.
– C'était au Plessis... Je venais d'avoir seize ans et mon père m'avait acheté un régiment. Nous séjournions en province pour le recrutement. Au cours d'une fête on me présenta une jeune fille. Elle avait mon âge, mais à mes yeux avertis ce n'était qu'une enfant. Elle portait une petite robe grise avec des nœuds bleus au corsage. J'avais honte qu'on me la désignât comme ma cousine. Mais quand je pris sa main pour la conduire à la danse je sentis cette main qui tremblait dans la mienne, et cela me causa une sensation nouvelle et merveilleuse. Jusqu'alors c'était moi qui avais toujours tremblé devant le désir impérieux des femmes mûres ou les taquineries piquantes des jeunes coquettes de la Cour. Cette fillette me rendait un pouvoir bafoué. Ses yeux admiratifs me versèrent un baume, une liqueur grisante, je me sentis devenir un homme et non plus un jouet ; un maître et non plus un valet... Cependant je la présentai en me moquant à mes camarades :
« Voici, dis-je la baronne de la Triste Robe. Alors elle s'enfuit ! Je regardai ma main vide et je fus saisi d'un sentiment intolérable. Celui que j'avais éprouvé le jour où un oiseau capturé dont j'avais fait mon ami s'était envolé de mes mains. Tout me parut gris. Je voulais la retrouver pour apaiser sa colère et voir à nouveau son regard transformé. Je ne savais comment m'y prendre car mes initiatrices ne m'avaient pas enseigné la façon de séduire une jouvencelle ombrageuse. En passant, j'ai pris un fruit dans une coupe, avec l'intention de le lui offrir par contenance... C'était une pomme je crois, rose et dorée comme son visage. Je l'ai cherchée dans les jardins. Mais je ne l'ai pas retrouvée ce soir-là...
« Que serait-il advenu si nous nous étions retrouvés ce soir-là ? » songeait Angélique.
« Nous nous serions regardés timidement... Il m'aurait offert une pomme. Et nous aurions marché sous la lune, nous reprenant la main... »
Deux adolescents blonds, par les allées murmurantes de ce parc où viennent rôder les biches de la forêt de Nieul... Deux adolescents envahis d'un bonheur ineffable, de celui qu'on ne peut goûter qu'à seize ans, lorsqu'on a envie de mourir sur la mousse en s'embrassant dans l'ombre... Angélique n'aurait pas surpris le secret du coffret au poison... Sa vie aurait peut-être suivi une autre destinée...
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