– Vous, si positive, vous vous étiez laissé prendre à l'illusion ? Elle secoua la tête avec véhémence, sans répondre.

– Non, je le pensais bien, dit le roi en riant. Et pourtant, n'y a-t-il eu que comédie ? Si je vous avouais que je ne vous ai pas regardée sans désir et que bien souvent la pensée m'est venue...

Angélique se dégagea avec fermeté.

– Je ne vous croirais pas, Sire. Je sais que Votre Majesté aime ailleurs. Son choix est beau, absorbant, invincible et ne présente que des avantages... à part l'ennui d'un mari soupçonneux il est vrai.

– Ennui qui n'est pas mince, dit le roi avec une grimace.

Il reprit le bras d'Angélique, et l'entraîna le long d'une allée d'ifs taillés.

– Vous ne vous imaginez pas tout ce que peut inventer Montespan pour me nuire. Il finira par me traîner devant mon propre Parlement. Certes, Philippe du Plessis serait un mari plus commode que ce sacripant de Pardaillan. Mais nous n'en sommes pas là, conclut-il avec un soupir.

Il s'arrêta la tenant aux bras pour la regarder bien en face.

– Faisons la paix, petite marquise. Votre roi vous demande humblement pardon. Resterez-vous de glace ?

Le charme de son sourire se devinait ainsi que l'éclat de ses yeux. Elle tressaillit. Ce visage penché, aux lèvres souples et souriantes, au chaud regard, l'attirait invinciblement.

Avec soudaineté elle s'enfuit, relevant sa lourde jupe bruissante pour courir. Mais elle se heurta vite aux murs clos des charmilles.

Haletante elle s'appuya contre le socle d'une statue et regarda autour d'elle. Elle se trouvait dans le petit bosquet de la Girandolle, d'un noir de velours sur lequel se dessinait le plumet blanc d'un jet d'eau entouré de dix autres jets qui retombaient en arceaux neigeux dans le bassin rond.

Là-haut, dans le ciel d'un bleu contenu, la lune, hors des féeries humaines, jetait sa clarté paisible. De la fête ne parvenait qu'une lointaine mélodie. Ici régnait le silence que troublaient seuls le chuchotement de l'eau, et les pas du roi qui s'approchait, écrasant de ses hauts talons le sable humide de l'allée.

– Petite fille, murmura-t-il, pourquoi vous êtes-vous enfuie ?

Il la reprit dans ses bras avec force, la contraignant à retrouver sa place dans la tiédeur de son épaule, tandis qu'il appuyait sa joue contre ses cheveux.

– On a cherché à vous faire du mal et vous ne le méritiez pas. Je savais pourtant de quelle cruauté les femmes, entre elles, sont capables. C'était à moi, votre souverain, de vous en défendre. Pardonnez-moi, petite fille.

Angélique défaillit, l'esprit égaré par un vertige plein de douceur. Les traits du roi étaient invisibles dans l'ombre de son grand chapeau de cour, ombre qui les enveloppait tous deux tandis qu'elle écoutait sa voix basse et prenante.

– Les êtres qui vivent ici assemblés sont terribles, mon petit. Sachez-le. Je les tiens sous ma férule, car je sais trop de quels désordres, de quelle folie sanguinaire ils sont capables, libres. Pas un qui n'ait une ville, une province, qu'il ne soit prêt à lever contre moi, pour le malheur de mon peuple. Aussi je les veux sous mon regard. Ici, dans ma Cour, à Versailles, ils sont inoffensifs. Aucun d'eux ne s'échappera. Mais ce n'est point sans dommage que se côtoient fauves et rapaces. Il faut avoir bec et ongles et griffes pour survivre. Vous n'êtes pas de leur race, ma jolie Bagatelle.

Elle demanda, si bas qu'il dut se pencher pour l'entendre :

– Votre Majesté veut-elle me faire entendre que ma place n'est pas à la Cour ?

– Certes non. Je vous y veux. Vous en êtes un des plus beaux joyaux. Votre goût, votre aménité, votre grâce m'ont ravi. Et je vous ai dit tout le bien que je pensais de vos affaires. Je voudrais seulement que vous échappiez aux rapaces.

– J'ai échappé à bien pire, dit Angélique.

Le roi, de la main, pesa doucement sur son front pour l'obliger à renverser la tête en arrière et mettre en lumière, dans le clair de lune, son visage au teint de pétale. Dans l'écrin sombre des cils, les yeux verts d'Angélique avaient des luisances de source gardant son mystère au fond de quelque forêt. Le roi se pencha et presque avec crainte posa ses lèvres sur ces jeunes lèvres qui soudain avaient un pli amer. Il ne voulait point l'effaroucher, mais bientôt il ne fut plus qu'un homme avide, subjugué par son désir, et le contact de cette bouche satinée qui, d'abord close et rétive, avait tressailli, puis s'animait et se révélait savante.

« Mais... c'est une femme expérimentée », songea-t-il dans un éclair. Intrigué, il la regardait avec des yeux nouveaux.

– J'aime vos lèvres, dit-il, elles ne ressemblent à aucune autres. Des lèvres de femme et des lèvres de jeune fille, à la fois... fraîches et brûlantes.

Il ne tentait plus d'autres gestes. Et lorsqu'elle se détacha de lui lentement il ne la retint pas. Ils demeurèrent indécis, à quelques pas l'un de l'autre. Soudain, une série de détonations assourdies ébranla les frondaisons du parc.

– Messieurs les artificiers commencent à tirer leurs fusées. Nous ne pouvons manquer ce spectacle. Revenons, dit le roi à regret.

Ils marchèrent en silence jusqu'aux abords de la salle de bal. La rumeur de la foule ponctuée par les sourdes explosions du feu d'artifice roula vers eux comme le bruit de la mer. La clarté se fit très vive au détour d'un buisson de jasmin. Le roi prit la main d'Angélique pour écarter légèrement la jeune femme et la contempler.

– Je ne vous ai point encore félicitée de votre toilette. C'est une merveille qui n'a d'égale que votre beauté.

– Je remercie Votre Majesté.

Angélique plongeait dans sa révérence de cour. Le roi, incliné, le pied cambré, baisa sa main.

– Alors ?... Amis de nouveau ?

– Peut-être.

– J'ose l'espérer...

Angélique s'écarta, un peu hagarde, aveuglée par d'étranges lumières et troublée de voir que le château lui apparaissait dans le lointain comme revêtu d'une parure de feu sur un fond de ténèbres.

Les spectateurs poussaient des cris d'admiration effrayés. Dans l'encadrement de la porte brûlait une figure de Janus à double visage. Les fenêtres du rez-de-chaussée supportaient des trophées de guerre lumineux et celles du premier étage les images enflammées des Vertus. Près du faîte un immense soleil étalait ses rayons. Plus bas, à ras de terre, le bâtiment paraissait encerclé d'une balustrade incandescente.

La calèche du roi passa, enlevée par six chevaux fringants que montaient les postillons porteurs de torches. La reine, Madame, Monsieur, Mlle de Montpensier et le prince de Condé y avaient pris place.

Ils firent halte devant le bassin de Latone. Celui-ci prolongeait l'embrasement du château. Il n'était plus qu'un lac de feu où des êtres irréels s'agitaient sous un berceau chatoyant de gerbes entrecroisées. D'innombrables vases phosphorescents alternant avec des candélabres antiques soulignaient les belles courbes du Fer à Cheval. Le roi fit arrêter sa calèche un instant, et contempla en silence l'harmonieux dessin des lumières. Derrière les carrosses, la foule accourue emplissait la nuit de cris joyeux. Les véhicules tournèrent et prirent la grande allée bordée d'une double haie de thermes qui, par un incompréhensible artifice, paraissaient translucides de clarté. Mais soudain, entre ces statues, jaillirent des gerbes de lumière. Dans les profondeurs du grand parc, des myriades de fusées éclataient avec un bruit de tonnerre. Les bassins s'enflammaient partout comme des bouches de volcans.

Le vacarme grandissait et de brusques paniques se produisirent. Des femmes apeurées se réfugièrent en courant sous les arbres et dans les grottes. Tout le parc de Versailles flambait. Les canaux, les étangs devenaient pourpres sous le reflet de brusques incendies. De grosses fusées tranchaient de leurs lances fulgurantes le ciel noir ; d'autres le sillonnaient de zébrures. D'autres se transformaient en queue de comètes ou chenilles bariolées.

Enfin, à l'instant où de tous les points de l'horizon s'élançaient, formant une voûte de feu, des gerbes de fusées, on vit planer dans les airs, comme des papillons éblouissants, un L et un M, les chiffres du roi et de la reine.

Le vent de la nuit les emporta lentement parmi les fumées rousses de la féerie qui s'éteignait.

Les dernières lueurs rosés de la fête se mêlèrent à celles du ciel qui, vers l'est, se colorait. L'aube naissait.

Louis XIV donna l'ordre de regagner Saint-Germain. Les courtisans harassés le suivaient à cheval ou dans leurs propres voitures.

Chacun se répétait à l'envie qu'on n'avait jamais vu si belle fête au monde.

Chapitre 8

Une fête inoubliable, deux promenades amoureuses dans l'ombre d'une allée, un émerveillement qui éblouissait l'être entier, l'emportait sur sa vague dorée et pourtant un arrière-goût d'anxiété, qui rendait la bouche amère et troublait les réminiscences agréables... Voilà où en était Angélique au lendemain de la nuit de Versailles. Rôdant curieusement à travers sa pensée vagabonde, un souci mineur revenait et s'imposait à elle, le visage rond du petit Cantor que Monsieur de Vivonne voulait s'adjoindre comme page.

« Réglons d'abord cette question », se dit Angélique, s'arrachant à la rêverie paresseuse. Elle quitta le divan où elle se reposait des fatigues de la nuit passée. En traversant la petite galerie de l'hôtel du Plessis, la voix de Cantor lui parvint, là-haut, dans les étages :

Marquis tu es plus heureux que moi d'avoir dame si belle...

La jeune femme s'arrêta devant une porte de chêne noir. Là, elle hésita un instant. Elle n'était jamais venue jusqu'à cette porte. C'était celle des appartements de Philippe. Elle recula en se disant que sa démarche n'avait pas de sens.