« Madame, je vous ai fait attendre longtemps ; mais j'ai été jaloux de vos amis : j'ai voulu avoir seul ce mérite auprès de vous. » Est-ce que des paroles aussi gracieuses n'effacent pas pour moi toutes ces longues années usantes ? Depuis je respire, je vis, je ne suis plus rongée de mesquins soucis. J'ai retrouvé ma société qui me faisait grise mine, repris l'habitude du monde, et... me voici à Versailles !

Angélique l'assura avec chaleur qu'elle s'en réjouissait, elle aussi, sincèrement. Mme de Montespan, qui passait derrière elle, posa une main légère sur l'épaule blanche de sa protégée.

– Alors... contente ?

– Ah ! chère Athénaïs, toute ma vie témoignera de la reconnaissance que je vous porte !

Les tables se vidaient. Le roi venait de se lever avec sa suite et s'engageait dans une longue allée, tandis que la foule affluant de tous côtés sur l'emplacement du festin recevait licence de piller les plats et les corbeilles de gâteaux et de fruits abandonnés. L'allée semblait fermée à son extrémité par une palissade de lumière. Mais elle s'ouvrit à l'approche du cortège. Et ce fut dans un nouveau concert d'eaux cascadantes et ruisselantes, dans un nouveau déploiement d'arabesques de lumière, de tritons argentés et de grottes de rocaille, l'apparition d'un autre dédale enchanteur.

De couloir de verdure en tonnelle de fleurs on passait entre deux rangées de satyres riants, ou de gerbes d'eau, on contournait des bassins où jouaient des dauphins d'or, on voyait tout à coup les couleurs de l'arc-en-ciel que déployait à chaque pas un ingénieux système lumineux.

Ce promenoir féerique aboutit dans la salle construite pour le bal et qui était parée de porphyre et de marbre. Du plafond à pans décorés de soleils d'or sur fond azuré retombaient des lustres d'argent. Des banderoles de fleurs se balançaient à la corniche, et entre les pilastres qui soutenaient celle-ci étaient ménagées des tribunes et deux grottes réservées aux musiciens, où l'on apercevait Orphée et Arion pinçant la lyre. Le roi ouvrit le bal avec Madame et les princesses. Puis dames et gentilshommes s'avancèrent à leur tour, déployant le luxe de leurs toilettes en des figures complexes. Les danses anciennes se conduisaient plus rapides sur un rythme frivole de farandoles. Les nouvelles étonnaient par leur lenteur hiératique. Elles étaient beaucoup plus difficiles à suivre, tout était dans la pose du pied et les gestes étudiés des bras et des mains. Un invincible mouvement, précis, minutieux, presque mécanique comme celui d'une horloge entraînait les vivants automates dans une ronde inlassable, une chorégraphie apparemment sereine mais qui, peu à peu, soutenue par la musique s'emplissait d'une tension informulée. Il y avait beaucoup plus de désir contenu dans ces patientes approches, ces frôlements de mains aussitôt séparées, ces lents détours d'un regard brûlant, ces gestes alanguis et toujours inachevés d'offrande ou de refus que dans la plus endiablée des « corrante ». La Cour au sang chaud s'engouait de ces rythmes apparemment sages. Elle reconnaissait sous ce masque hypocrite l'approche de l'Amour, qui est moins l'enfant du feu que celui de la nuit ou du silence.

Angélique dansait bien. Elle prenait un plaisir personnel à se retrouver dans les dessins compliqués des ballets. Au passage des doigts retenaient parfois les siens, mais distraite elle n'y prenait garde. Elle reconnut pourtant les deux mains royales sur lesquelles, au hasard d'un rondeau, se posaient les siennes. Son regard alla aux yeux du roi puis se baissa vivement.

– Toujours fâchée ? dit le monarque à mi-voix.

Angélique feignit l'étonnement.

– Fâchée ? Au cours d'une pareille fête ! Que veut dire Votre Majesté ?

– Une pareille fête peut-elle atténuer la rancœur que vous me vouez depuis de longs mois ?

Êtes-vous Sire, vous me bouleversez. Si Votre Majesté me prête de tels sentiments à son égard depuis de longs mois, pourquoi ne m'en a-t-elle jamais fait l'observation ?

– Je craignais trop que vous ne me lanciez à la figure des pois verts.

La danse les sépara.

Lorsqu'il repassa devant elle, elle vit que les yeux bruns impérieux et doux quêtaient une réponse.

– Le mot craindre ne sied guère aux lèvres de Votre Majesté !

– La guerre me semble moins redoutable que la sévérité de votre jolie bouche.

Dès qu'elle le put, Angélique quitta la danse et vint se cacher au dernier rang des tribunes, parmi les douairières qui suivaient les évolutions en jouant de l'éventail. Un page vint l'y chercher de la part du roi en la priant de le suivre. Le roi l'attendait, hors de la salle de bal, dans l'ombre d'une allée où les lumières ne projetaient qu'une légère clarté.

– Vous avez raison, dit-il d'un ton badin, votre beauté ce soir m'entraîne au courage. Le moment est venu de nous réconcilier.

– Est-il bien choisi ? Toute la compagnie ce soir est avide de Votre Majesté et d'ici un moment chacun va la chercher des yeux et s'interroger sur son absence.

– Non. L'on danse. L'on peut toujours me croire en un autre point de la salle. C 'est l'occasion rêvée pour échanger quelques mots sans attirer l'attention, au contraire.

Angélique se sentait devenir raide comme une barre de fer. La manœuvre était claire. Mme de Montespan et le roi s'étaient entendus à nouveau pour la mêler au petit jeu dont elle avait naguère fait les frais.

– Comme vous êtes rétive ! fit-il avec douceur en lui prenant le bras. N'ai-je même pas le droit de vous adresser des remerciements ?

– Des remerciements ? À quel sujet ?

– M. Colbert m'a dit à plusieurs reprises que vous faisiez merveille dans le rôle qu'il vous avait confié parmi les personnes de la Cour. Vous avez su créer un climat de confiance vis-à-vis d'affaires peu en vogue, expliquer, éclairer les esprits, tout cela sur un plan mondain qui n'attirait pas la méfiance, au contraire ! Nous ne doutons pas de vous devoir la réalisation de certains succès financiers.

– Oh ! n'est-ce que cela ? fit-elle en se dégageant. Votre Majesté n'a pas à me manifester de la reconnaissance. J'y trouve mon intérêt largement... et cela me suffit.

Le roi tressaillit. L'ombre où il l'avait entraînée était si épaisse qu'elle ne pouvait distinguer ses traits. Le silence qui régna entre eux fut embarrassé et tendu.

– Décidément vous m'en voulez ! Je vous en prie, il faut m'en révéler la cause.

– Votre Majesté en est-elle tout à fait ignorante ? Cela m'étonne de sa perspicacité.

– Ma perspicacité se laisse souvent prendre en défaut par l'humeur des dames. Je ne me sens guère assuré sur ce point. Et quel homme, fût-il roi, peut jamais se vanter de l'être ?

Sous le ton plaisant il paraissait désemparé. Sa nervosité s'en accrut.

– Retournons vers vos hôtes, Sire, je vous en prie...

– Rien ne presse. J'ai décidé de voir clair dans cette affaire.

– Et moi j'ai décidé de ne plus vous servir de paravent à vous et à Mme de Montespan, éclata-t-elle. M. Colbert ne me paie pas pour cela. Ma réputation me tient assez à cœur pour que j'en dispose à mon gré et n'en fasse cadeau à personne... même au roi.

– Ah !... C'est donc cela. Mme de Montespan a voulu jouer de vous comme d'une marionnette en détournant sur votre faveur présumée les soupçons de son insupportable mari. Plan habile en effet.

– Que Votre Majesté n'ignorait pas.

– Me traiteriez-vous de fourbe ou d'hypocrite ?

– Faut-il mentir au roi ou lui déplaire ?

– Ainsi voilà l'opinion que vous avez de votre souverain ?

– Mon souverain n'a pas à se conduire de cette façon à mon égard. Pour qui me prenez-vous ? Suis-je un jouet dont on dispose ? Je ne vous appartiens pas.

Deux mains violentes happèrent les poignets d'Angélique.

– Vous vous trompez. Toutes mes dames m'appartiennent par droit de prince.

L'un et l'autre tremblaient de colère. Ils restèrent ainsi un instant, les yeux étincelants, à se braver.

Le roi se ressaisit le premier.

– Allons, nous n'allons pas partir en guerre pour des futilités. Me croiriez-vous si je vous disais que j'ai cherché à convaincre Mme de Montespan de ne pas vous choisir comme victime ? Pourquoi celle-ci ? lui disais-je. « Parce que, répondait-elle, seule Mme du PlessisBellière est capable de me surclasser. Je n'admettrai pas qu'on dise que Votre Majesté s'est détournée de moi pour quelqu'un qui n'en vaille pas la peine. » Voyez ! C'est la preuve, dans une certaine mesure, de l'estime qu'elle vous porte... Elle vous croyait assez naïve pour jouer le jeu sans vous en apercevoir. Ou assez sournoise pour l'accepter. Elle s'est trompée sur les deux tableaux. Mais il n'est pas juste de me faire porter le poids de votre rancune. Pourquoi ce petit complot vous a-t-il blessée à ce point, Bagatelle ? Est-ce un grand déshonneur que de passer pour la maîtresse du roi ? N'en retiriez-vous pas un certain renom ? Des avantages ?... Des flatteries ?...

D'un bras caressant il l'attirait contre lui et la retint, lui parlant à mi-voix, penché vers elle et cherchant à deviner ce visage que lui dérobait l'ombre de la nuit.

– Votre réputation ternie, dites-vous ? Non, pas à la Cour. Elle en obtiendrait plutôt un nouveau lustre, croyez-moi... Alors ? Dois-je penser que vous avez fini par vous laisser prendre au piège ? Par croire à la farce ?... Est-ce bien cela ? Déçue ?...

Angélique ne répondait pas, le front caché dans le velours du pourpoint au parfum d'iris ; et sensible à l'enveloppement doux des bras qui la retenaient et qui resserraient leur étreinte. Il y avait si longtemps qu'elle ne s'était pas laissé bercer ainsi. Douceur d'être faible, de se sentir puérile, et de se faire gronder un peu.