– Le temps aussi pour autre chose, dit Angélique en le regardant dans les yeux.

La nuit était si douce et leur isolement si parfait dans l'abri du petit temple d'amour, qu'elle éprouvait toutes les audaces. Il était revenu. Dans la cohue de la fête il l'avait cherchée. Il n'avait pu résister au désir de la joindre. En s'abritant derrière l'ironie il lui faisait l'aveu qu'elle lui avait manqué. N'étaient-ils pas en route tous deux vers quelque chose de merveilleux ?

Philippe ne parut pas comprendre, mais ses mains prirent un peu durement les bras d'Angélique, écartant les bracelets pour en caresser la peau lisse. Puis, d'un doigt négligent il souleva les lourds colliers de pierres précieuses qui s'arrondissaient sur les épaules et la gorge de la jeune femme.

– Place forte trop bien défendue, dit-il. J'ai toujours admiré l'art qu'avaient les belles de s'offrir à demi nues et cependant inabordables.

– C'est l'art de la parure, Philippe. L'armure des femmes. C'est ce qui fait le charme de nos fêtes. Ne m'avez-vous point trouvée belle ?

– Trop belle, dit Philippe, énigmatique. Dangereusement belle.

– Pour vous ?

– Pour moi et pour d'autres. Mais qu'importé, cela vous agrée. Vous trépignez de plaisir à l'idée de jouer avec le feu. On ferait plus facilement un pur-sang d'un cheval de labour qu'on ne changerait la nature d'une gourgandine.

– Philippe ! s'exclama Angélique. Oh ! quel dommage ! Vous commenciez à parler comme un vrai « muguet ».

Philippe riait.

– Ninon de Lenclos m'a toujours recommandé de tenir la bouche close.

« Se taire, ne point sourire, être beau, passer et disparaître, voilà votre genre, disait-elle. Je connaîtrais les pires ennuis à m'en écarter.

– Ninon n'a pas toujours raison. J'aime vous écouter parler.

– Pour les femmes, un perroquet suffirait.

Il lui prit la main et ils descendirent les degrés de marbre.

– Le son des violons vient de s'amplifier. Le théâtre a dû ouvrir ses portes. Il est temps de rejoindre le roi et sa suite.

Ils revinrent par une allée garnie de petits arbres fruitiers dans leurs pots d'argent. Philippe étendit la main et cueillit une pomme rose et rouge.

– Voulez-vous ce fruit ? dit-il.

Elle accepta presque timidement et sourit en rencontrant ses yeux. La cohue bruyante les sépara. Les spectateurs discouraient sur les mérites de la pièce et le génie de Molière, les rires qu'il avait déchaînés avaient rasséréné les esprits. La nuit était complètement venue, mais le vélum profond du ciel et des bois formait le décor idéal à l'édifice de lumière devant lequel on s'arrêtait maintenant. Nouveau palais de rêve, fragile vision d'une nuit surgie au détour d'une allée, il était gardé par des faunes dorés, jouant des instruments rustiques sur des piédestaux de verdure, dans des vases transparents d'où fluaient des cascatelles d'eaux vives. Les lumières lui faisaient une carapace cristalline.

Le roi s'arrêta un instant pour louer cette apparition, puis il pénétra dans le palais éphémère. Le plafond était construit de verdures reliées par de fines menuiseries constellées d'or. Sur la corniche s'alignaient des vases de porcelaine emplis de fleurs s'intercalant avec des boules de cristal lumineux qui parsemaient la voûte de lumière d'arc-en-ciel. Suspendus à des gazes d'argent ou bien à des guirlandes de fleurs, d'innombrables lustres éclairaient ce salon des Mille et une Nuits. Entre chacune de ses portes, deux grands flambeaux encadraient une flèche d'eau qui, retombant en nappe moirée sur plusieurs conques superposées, s'allait perdre dans de grands bassins. Dans le fond correspondant à la porte d'entrée un buffet, dressé sur des degrés, assemblait de merveilleuses pièces d'orfèvrerie, bassins, vases, cassolettes, pots, aiguières d'argent destinés au service de la bouche du roi.

Au milieu de la salle on apercevait le cheval Pégase, ailes déployées, frappant du sabot la cime d'un haut rocher et en faisant jaillir la fontaine d'Hippocrène. Au-dessus du cheval symbolique, parmi les verdures de sucre, des arbrisseaux aux fruits confits, des herbages de pâtes et de caramels, des lacs de confitures, Apollon et les Muses, tenant conseil, semblaient présider à la table royale festonnée de fleurs, chargée de bassins d'argent et dressée en forme circulaire autour du rocher de Pégase.

C'était le moment du Grand Souper. Le roi prit place et les dames dont il avait souhaité la compagnie formèrent autour de lui une couronne brillante. Chacune avait rivalisé de splendeur dans sa toilette.

Angélique vit, avec un certain soulagement et un peu de dépit, qu'elle n'était pas désignée pour la table royale. Elle ne pouvait guère s'attendre à cet honneur. Depuis la campagne des Flandres l'attitude du roi à son égard demeurait ambiguë. Il ne lui avait jamais témoigné son mécontentement et son affabilité ne semblait pas s'être atténuée. Pourtant une barrière s'était dressée entre eux, au point qu'elle se demandait parfois si elle n'était pas seulement tolérée à la Cour.

D'un coup d'œil ironique elle releva les noms des élues encadrant le Roi-Soleil et se dit qu'à quelques exceptions près, c'était une assemblée de fieffées gourgandines au passé lourd de débauches.

Nul n'ignorait que Mme de Bounelle-Bullion, femme d'un secrétaire d'État, retraitée de la galanterie, tenait un tripot dans sa maison, ni que la « Carte de la Cour » avait assigné l'Ile des Plaisirs pour demeure habituelle à Mme de Brissac. La maréchale de La Ferté et la comtesse de Fiesque rivalisaient de mignardises. On feignait d'oublier que l'Histoire amoureuse des Gaules du terrible Bussy-Rabutin les avait couvertes de sarcasmes. Plus loin, la duchesse de Mecklembourg, ancienne amazone de la Fronde, dont les intrigues et les amours avaient fait grand bruit, étalait son faste et ses bajoues.

Parmi les exceptions on pouvait citer la grave Mme de La Fayette, et dans une certaine mesure la triste duchesse de La Vallière, qui reléguée à l'extrémité de la table grignotait avec mélancolie les mets offerts par les officiers du roi. Personne ne s'occupait plus de la favorite déchue. Louis XIV n'arrêtait point son regard sur elle.

Quel visage féminin occupait son esprit alors qu'il dévorait avec son appétit coutumier la chère abondante des cinq services de chacun cinquante-six plats que M. le Duc, premier maître d'hôtel, faisait servir par de prestes valets ?

Mme de Montespan non plus ne faisait pas partie de la table royale. On vint dire à Angélique qu'elle devait se placer à celle que tenait Mme de Montausier. Les autres tables avaient été dressées sous des tentes, présidées par la reine et des dames d'honneur ; celle de Mme de Mautausier comprenait quarante couverts. Angélique s'assit entre Mlle de Scudéry qu'elle connaissait un peu pour avoir fréquenté son salon du Marais et une femme qu'elle dut regarder à deux fois avant de se convaincre de sa présence.

– Françoise ! Vous ici !

Mme Scarron sourit, rayonnante.

– Oui, ma chère Angélique ! Je dois avouer que je suis presque aussi incrédule que vous et peux à peine croire à ma chance lorsque je songe au triste état dans lequel j'étais il y a seulement quelques mois. Saviez-vous que j'ai failli partir pour le Portugal ?

– Non, mais j'avais entendu dire que M. de Cormeil voulait vous épouser.

– Ah ! ne me parlez pas de cette histoire. Parce que j'ai refusé cette demande j'ai perdu tous mes appuis et toutes mes amitiés !

– M. de Cormeil n'est-il pas fort riche ? Il vous eût assuré une large vie et à l'abri de vos perpétuelles anxiétés.

– Mais il est vieux et de plus terriblement débauché. C'est ce que j'ai dit à ceux qui me pressaient d'accepter. Ils se sont montrés surpris et mécontents, jugeant que ma situation ne me permettait pas de faire la difficile et que je ne l'avais pas été autant jadis quand j'avais accepté M. Scarron. Ils ont continué à me blâmer. J'ai dit à ce sujet à Mme la maréchale tout ce que j'ai pu trouver de plus fort et de plus sensé, mais elle me condamnait, elle m'imputait mes malheurs. Seule Ninon m'a donné raison. Son approbation m'a un peu consolée de la cruauté de mes amis... Que pensez-vous de la comparaison qu'on a osé me faire de cet homme avec M. Scarron ? Oh ! Dieu, quelle différence ! Sans fortune, sans plaisirs, il attirait chez moi toute la bonne compagnie ; or M. de Cormeil l'aurait haïe et éloignée. M. Scarron avait cet enjouement que tout le monde sait et cette bonté d'esprit que presque personne ne lui a connue ; l'autre ne l'a ni brillant ni badin, ni solide : s'il parle, il est ridicule. Mon mari avait le fond excellent. Je l'avais corrigé de ses licences, il n'était ni fou, ni vicieux par le cœur, d'une probité reconnue, d'un désintéressement sans exemple...

Elle parlait avec feu à mi-voix, avec cette passion à laquelle elle se laissait aller parfois lorsqu'elle était en confiance. Et Angélique, qui subissait le charme de sa personnalité, se dit à nouveau qu'elle était réellement belle et attirante.

Elle détonnait un peu par la simplicité de sa mise, mais sa robe de velours rouge brun aux chauds reflets rouges, choisie avec goût, son double collier de jais et de petits rubis, seyaient à sa carnation et à sa chevelure de brune.

Elle dit comment, réduite à la dernière extrémité, elle avait finalement accepté d'accompagner comme troisième dame d'honneur, presque comme chambrière, la princesse de Nemours qui allait épouser le roi du Portugal. C'est en faisant sa tournée d'adieu qu'elle avait revu Mme de Montespan. Celle-ci s'étonna. Mme Scarron décrivit sa misère.

– Mais sans me ravaler, vous pouvez m'en croire. Athénaïs m'a écoutée avec attention quoi qu'elle fût à sa toilette. Vous savez que nous sommes anciennes amies de pension et de la même province, comme vous Angélique. Depuis qu'elle est à Paris j'ai eu l'occasion de lui rendre de menus services. Enfin elle m'a assuré qu'elle se chargerait de parler au roi de ma pension supprimée et des placets inutiles. J'en ai écrit un nouveau sur son conseil, où je terminais en disant : « Deux mille livres, c'est plus qu'il n'en faut pour ma solitude et pour mon salut. » Le roi l'a reçu avec bonté et – miracle – ma pension a été rétablie ! En allant remercier Athénaïs à Saint-Germain, j'ai eu l'honneur de voir Sa Majesté, qui m'a dit :