Quand tout le monde s'en fut extasié, le roi reprit sa marche, et lentement l'on s'en alla par les allées du berceau d'eau, celles qui contournaient le bassin de Latone et menaient au grand Parterre, vers les voies pleines d'ombre du Labyrinthe. Comme on y parvenait, le ciel devenait pourpre sous les derniers rayons du soleil. Les arbres prenaient une teinte bleue, mais il restait encore assez de lumière pour faire étinceler les images multicolores que formaient les groupes des statues. À l'époque, tout le parc de Versailles était réchauffé par l'ardeur d'un coloris primitif. Les sculptures qui n'étaient pas recouvertes d'or étaient peintes « au naturel ».

À l'entrée du Labyrinthe, Esope le Phrygien, en bonnet rouge, le corps difforme enveloppé d'un manteau bleu, accueillait les princes les yeux ironiques et la bouche malicieuse. Devant lui se tenait l'Amour pour signifier que si ce dieu nous jette quelquefois dans un labyrinthe d'inconvénients, la malice et le bon sens nous donnent aussi parfois le moyen de les démêler et de les surmonter.

Le roi prit la peine d'expliquer gracieusement l'allégorie à la reine, qui approuva et trouva le groupe fort pittoresque.

Le Labyrinthe lui-même, ornement indispensable des jardins princiers d'alors, revêtait à Versailles un lustre singulier. C'était un carré de jeune bois fort épais et touffu où se croisaient et s'enchevêtraient une infinité de petites allées tellement mêlées les unes aux autres qu'il était malaisé de les suivre et de ne pas s'égarer.

À chaque détour on poussait de légers cris admiratifs en découvrant l'un des trente-neuf groupes de plomb coloriés, au milieu de petits bassins de coquillages et de fines rocailles, disposés là pour la distraction du promeneur. Ils mettaient en scène les animaux des fables d'Esope et certains oiseaux au plumage éclatant directement copiés sur ceux de la Ménagerie. Trente-sept quatrains de Benserade, gravés en lettres d'or sur des cartels de bronze contaient l'anecdote.

Jusque-là il ne s'agissait que d'une promenade comme la Cour en entreprenait chaque jour à la suite du maître, jamais lassé d'admirer la beauté et les progrès de son jardin. Mais brusquement, à l'intersection de cinq allées, la compagnie déboucha dans un merveilleux cabinet en forme de pentagone. Sur les fonds des grandes charmilles, chaque côté du pentagone était orné d'une architecture de feuillage, soulignée de guirlandes et dont le socle central supportait trois vases de marbre ornés de fleurs rouges, rosés, bleues et blanches. Au milieu du cabinet une haute gerbe d'eau dressait sa colonne neigeuse, et, entourant le bassin dont elle jaillissait, il y avait cinq tables de marbre faisant face aux cinq allées. Elles étaient séparées par des pots de faïence supportant des orangers aux fruits confits, et chacune était garnie d'une succulente surprise. L'une représentait une montagne où dans plusieurs espèces de cavernes on voyait diverses sortes de viandes froides. L'autre portait un palais miniature fait de massepains et de pâtes sucrées. La troisième était chargée d'une pyramide de confitures sèches. Une autre d'une infinité de coupes de cristal et de vases d'argent remplis de toutes sortes de liqueurs. La dernière offrait un assortiment d'objets en caramel, brun, blond ou roux, parfumés au chocolat, au miel ou à la cannelle... On prit le temps de louer l'agrément de cette salle fraîche et réconfortante, puis des mains avides démolirent le palais de massepains, pillèrent les caramels et s'emparèrent des coupes de liqueurs.

Assis alentour sur des sièges de gazon, nobles dames et nobles seigneurs entreprirent le plus gai des pique-niques.

Du point médian où ils se trouvaient, ils avaient vue sur les cinq allées qui chacune était bordée d'arcades de cyprès alternant avec des arbres fruitiers en pot, leurs branches garnies de fruits splendides. Tout à l'heure chacun, en repartant glanerait, au long du chemin, poires, pommes, pêches, cédrat, cerises.

À l'extrémité d'une perspective la statue du dieu Pan jetait un dernier éclat d'or, tandis que vers l'Est deux satyres et deux bacchantes dansant profilaient leurs silhouettes sombres sur un ciel vert pâle.

– Quelque bon génie nous a transportés sur les rives de l'Astrée ! s'exclama Mlle de Scudéry.

– Bientôt nous allons apercevoir sur les rives du charmant Lignon bergers et troupeaux enrubannés !

Et soudain, avec la nuit, une infinité de lumières jaillirent et coururent le long des bosquets et des charmilles. Les bergers et les bergères annoncés parurent, chantant et dansant, tandis que d'un grand rocher quarante satyres et bacchantes agitant des thyrses et des tambours de basque, s'élançaient, environnaient l'aimable compagnie pour la guider vers le lieu du théâtre.

Une calèche, une chaise à porteurs attendaient le roi, la reine, les princes et les emportèrent au long des avenues des tilleuls.

Le théâtre où devait se donner la comédie avait été élevé sur un grand espace au croisement de l'allée royale et de plusieurs autres allées. Là les choses se brouillèrent par manque de service d'ordre. Le public populaire « qui voulait voir » et les invités d'honneur, les courtisans, formaient une multitude compacte et hurlante à laquelle la présence des satyres et des bacchantes communiquait une allure de saturnale.

La porte s'ouvrit devant la calèche du souverain, puis se referma. La chaise de la reine ne put en franchir l'obstacle. Vainement les porteurs hurlaient-ils :

– Place à Sa Majesté la Reine !

Nul ne bougeait. Durant une demi-heure dans un tumulte furieux se disputant l'entrée, Marie-Thérèse, bouillante de colère, dut se résigner à l'attente. Enfin le roi vint la chercher lui-même. Angélique, dès les premiers instants de la bataille, s'était retirée du combat. Son bon sens lui conseillait de ne pas risquer sa fragile toilette dans ce pugilat. Elle s'écarta donc de la fourmilière grouillante, croisa quelques personnes qui, comme elle, se résignaient à l'attente. La comédie durerait longtemps. Mais la nuit était douce et le parc de Versailles, avec ses illuminations et le bruissement de ses jets d'eau jaillissant au cœur de tous les bosquets, offrait à ses yeux un spectacle féerique. Elle goûta d'être seule. Dans une niche de verdure ponctuée de lampions comme un ciel étoile, un petit pavillon de marbre l'attira. Elle monta trois marches et s'appuya contre l'une des fines colonnades. Une odeur de chèvrefeuille et de rosés grimpantes flottait autour d'elle. La clameur de la foule décroissait. En se retournant elle crut rêver. Un fantôme blanc comme neige s'inclinait devant elle, au bas des marches. Quand il se redressa elle reconnut Philippe. Elle ne l'avait pas revu depuis leur bataille dans la grange, cette étreinte que Philippe avait voulue méchante et qui lui laissait, quoi qu'elle s'en défendît, un souvenir troublant. Tandis que la Cour revenait vers la capitale, le maréchal du Plessis demeurait dans le Nord puis conduisait l'armée en Franche-Comté. Angélique était au courant de ses déplacements par la rumeur publique car, naturellement, ce n'était pas Philippe qui se serait donné la peine de lui écrire.

Elle lui écrivait, elle, parfois, des petits billets où elle parlait de Charles-Henri et de la Cour et dont elle espérait, bien en vain, la réponse.

Tout à coup il était là, levant sur elle ses yeux impassibles, mais une ombre de sourire adoucissait ses lèvres.

– Je salue la baronne de la Triste Robe, dit-il.

– Philippe !... s'écria Angélique. (Elle étala à deux mains sa lourde jupe de brocart. ) Philippe, il y a pour dix mille livres de diamants sur cette robe.

– Celle que vous portiez jadis était grise avec des petits nœuds de ruban bleu clair au corsage et un col blanc.

– Vous vous souvenez de cela ?

– Pourquoi ne m'en souviendrais-je pas ?

Il monta les marches et s'appuya contre l'une des colonnes de marbre. Elle lui tendit la main. Après une imperceptible hésitation, il la baisa.

– Je vous croyais aux armées, dit Angélique.

– Un message du roi m'a prié de regagner la Cour afin de me montrer à la grande fête qu'il voulait donner ce soir. Je dois en être l'un des ornements.

La dernière phrase ne trahissait aucune fatuité : à peine la satisfaction d'un rôle qu'il acceptait avec une pointilleuse obéissance. Le roi voulait dans sa suite les plus belles dames et les plus superbes seigneurs. Il n'aurait pu se passer, en un tel jour, d'un des plus beaux gentilshommes de sa Cour. « Le plus beau sans doute », se dit Angélique en le détaillant, svelte et magnifique, dans son costume de satin blanc rebrodé d'or. La poignée de l'épée était d'or fin. Et dorés les talons de ses souliers de peau blanche. Des mois et des mois encore qu'elle ne l'avait vu !

– Est-ce le roi qui vous retient aux armées ? demanda-t-elle soudainement.

– Non ! Je l'ai prié de me maintenir dans mon commandement.

– Pourquoi ?

– J'aime la guerre, dit-il.

– Avez-vous reçu mes lettres ?

– Vos lettres ? Euh ! oui... je crois.

Angélique ferma son éventail d'un coup sec.

– Savez-vous seulement lire ? fit-elle avec dépit.

– Que voulez-vous, aux armées, j'ai autre chose à faire que de m'occuper de la Carte du Tendre et de ses fadaises.

– Toujours aussi aimable !

– Toujours aussi agressive... Je suis ravi de vous retrouver en de bonnes dispositions. À vrai dire, je vous ferai un aveu. Votre humeur guerrière me manquait un peu. La campagne militaire était assez morne. Deux ou trois sièges de villes, quelques escarmouches... Vous auriez certainement eu une idée pour animer cela.

– Quand repartez-vous ?

– Le roi m'a fait dire qu'il me voulait à la Cour désormais. Nous allons avoir le temps de nous disputer.