– Mes hommages vous déplaisent fort à ce qu'il m'a semblé. Mais sachez que je vous les inflige comme une punition.

Elle laissa passer un instant avant de répondre d'une voix douce, un peu voilée :

– Ce pourrait être une récompense.

Philippe bondit sur ses pieds comme devant un danger subit. Une faiblesse anormale demeurait en lui. Il eût souhaité s'étendre à nouveau dans le foin tiède, près d'Angélique, pour échanger avec elle de simples confidences. Tentation inconnue et qui l'indigna. Mais les mots de défense mouraient sur ses lèvres.

La tête vide, le maréchal du Plessis sortit de la grange avec l'impression déprimante que cette fois il n'avait pas eu le dernier mot.

Chapitre 7

Un après-midi brûlant de juillet s'appesantissait sur Versailles. Angélique, pour trouver la fraîcheur, s'en fut en compagnie de Mme de Ludre et de Mme de Choisy se promener le long du Berceau d'eau. Cette allée était agréable par l'ombre de ses arbres et encore plus par la magie d'une infinité de jets d'eau qui jaillissaient des deux côtés, derrière une banquette de gazon et se réunissaient en arceaux liquides, formant une voûte sous laquelle on pouvait se promener sans être mouillé.

Ces dames croisèrent M. de Vivonne, qui les salua et aborda Angélique.

– J'avais projet de vous entretenir, Madame. Je m'adresse à vous aujourd'hui non pas comme à la plus délicieuse nymphe de ces bois, mais comme à la mère sage que l'Antiquité a révérée. En un mot je voudrais vous demander votre agrément pour attacher votre fils Cantor à mon service.

– Cantor ! Mais en quoi un enfant si jeune peut-il vous intéresser ?

– Pourquoi veut-on avoir à ses côtés un oiseau mélodieux ? Cet enfant m'a charmé. Il chante à merveille, joue à la perfection de plusieurs instruments de musique. Je voudrais l'emmener dans mon expédition afin de continuer à versifier et profiter de sa voix d'ange.

– Votre expédition ?

– Ne savez-vous pas que je viens d'être nommé amiral de la flotte et que le roi m'envoie pourfendre les Turcs, qui assiègent Candie, en Méditerranée ?

– Si loin ! s'exclama Angélique. Je ne veux pas laisser partir mon fils. D'abord il est bien trop jeune. Un preux chevalier de huit ans ?...

– Il en paraît onze et ne serait pas perdu parmi mes pages, qui sont tous garçons de bon lignage. Mon maître d'hôtel est un homme d'un certain âge, lui-même père de nombreux enfants. Je lui recommanderai particulièrement ce charmant nourrisson. Et par ailleurs, Madame, n'avez-vous pas des intérêts à l'île de Candie ? Vous vous devez d'envoyer un de vos fils défendre votre fief.

Refusant de prendre au sérieux la proposition, Angélique dit cependant qu'elle réfléchirait.

– Il serait habile de votre part de contenter M. de Vivonne, fit remarquer Mme de Choisy lorsque le gentilhomme les eut quittées, il est très bien en place. Sa nouvelle charge de lieutenant général des mers en fait un des plus grands dignitaires de France.

Mme de Ludre tordit sa bouche en un sourire vinaigré.

– Et n'oublions pas que Sa Majesté est chaque jour plus disposée à le combler, ne serait-ce que pour gagner les bonnes grâces de la sœur dudit amiral.

– Vous parlez comme si la faveur de Mme de Montespan était un fait accompli, remarqua Mme de Choisy. Cette personne montre pourtant de la piété.

– Ce qu'on montre et ce qu'on est ne vont pas toujours de pair. L'expérience du monde aurait dû vous l'apprendre. Quant à Mme de Montespan, peut-être aurait-elle préféré garder son aventure secrète, mais son jaloux de mari ne lui en a pas laissé le loisir. Il fait autant de scandale que s'il avait pour rival un quelconque « muguet » de Paris.

– Ah ! Ne me parlez pas de cet homme. C'est une espèce de fou et le plus grand blasphémateur du royaume.

– Il paraît que dernièrement il s'est présenté à un petit souper de Monsieur sans perrruque, et comme on s'en étonnait il a dit qu'il avait deux bosses au front qui l'empêchaient de se garnir le chef. C'est d'un drôle ! Ha ! Ha ! Ha !

– Ce qui est beaucoup moins drôle c'est l'affront qu'il a osé infliger au roi, hier même à Saint-Germain. Nous revenions d'une promenade sur la grande terrasse lorsque nous avons vu s'avancer l'équipage de M. de Montespan tout couvert de houssines noires avec glands d'argent. Lui-même était en noir. Le roi, très affable, s'est inquiété et lui a demandé de qui il était en deuil. Il a répondu d'une voix lugubre : « De ma femme, Sire. »

Mme de Ludre repartit à rire de plus belle, imitée par Angélique.

– Riez, mesdames, riez ! fit Mme de Choisy outrée. Il n'en demeure pas moins que ces façons d'agir sont dignes du carreau des Halles et déshonorent la Cour. Le roi ne pourra plus les supporter longtemps. M. de Montespan risque la Bastille.

– Voilà qui arrangera tout le monde.

– Vous êtes cynique, Madame.

– Mais le roi ne peut pas se résoudre à cette extrémité : ce serait un aveu public.

– Quant à moi, dit Angélique, je suis bien aise que cette histoire de Mme de Montespan sorte enfin au jour. J'en ai traîné le poids de commérages qu'on avait la sottise de colporter à

propos du roi et de ma modeste personne et dont on s'aperçoit aujourd'hui qu'ils n'avaient aucun fondement.

– Il est vrai que pour ma part j'ai été longtemps persuadée que vous alliez succéder à Mlle de La Vallière, dit Mme de Choisy comme à regret. Mais je dois reconnaître que votre vertu s'est montrée inattaquable.

Elle semblait lui en vouloir d'avoir mis en échec sa propre perspicacité.

– Pourtant vous ne risquiez pas d'avoir un mari aussi incommode que M. de Montespan, fit remarquer Mme de Ludre, dont les flèches étaient toujours soigneusement empoisonnées. D'ailleurs on ne le voit plus à la Cour depuis que vous y êtes...

– Depuis que j'y suis la guerre n'a cessé de l'appeler aux frontières. En Flandre d'abord, en Franche-Comté ensuite.

– Ne vous vexez pas, très chère, je plaisantais ! Et ce n'est qu'un mari après tout.

Tout en devisant les trois dames remontaient la grande allée qui menait vers le château. Elles étaient à chaque instant obligées de se garer des ouvriers et des valets qui, armés d'échelles, suspendaient des lampions à tous les arbres et le long des charmilles. Au cœur des bosquets retentissaient des coups de marteau hâtifs. Le parc se préparait à la fête.

– Peut-être serait-il temps d'aller revêtir nos atours, dit Mme de Choisy. Il paraît que le roi nous réserve des surprises merveilleuses, mais depuis que nous sommes arrivées toute la compagnie se bat les flancs tandis que Sa Majesté travaille dans son cabinet.

– La fête doit commencer avec le crépuscule. Je crois que notre patience sera récompensée.

Le roi voulait célébrer par de grandes fêtes son triomphe sur le terrain des armes. La glorieuse conquête des Flandres, la fulgurante campagne d'hiver en Franche-Comté avaient porté leurs fruits. L'Europe étonnée tournait ses regards vers ce jeune souverain, trop longtemps considéré comme le petit roi trahi par les siens. On avait déjà entendu parler de son faste. On découvrait son audace de conquérant et son machiavélisme politique. Louis XIV voulait des fêtes dont le bruit franchirait les frontières, ponctuant d'un coup de gong éblouissant l'orchestration de sa renommée.

Il avait chargé le duc de Créqui, premier gentilhomme de la chambre, le maréchal de Bellefonds, premier maître d'hôtel, et Colbert, en tant que surintendant des bâtiments, de présider à l'organisation des spectacles, festins, constructions, illuminations et feux d'artifice. Eux, ils avaient leurs auxiliaires habituels, Molière, Racine, Vigarani, Gissey, Le Vau, une équipe composée de gens expéditifs et désireux de plaire au maître. Les plans furent vite arrêtés et exécutés.

Comme Angélique se présentait dans la galerie d'en bas vêtue de sa robe d'un bleu turquoise glacée sur laquelle une profusion de diamants jetaient des reflets irisés, le roi sortit de son appartement.

Il n'était pas vêtu plus somptueusement qu'à l'ordinaire, mais d'une humeur charmante. Chacun comprit que l'heure des plaisirs sonnait.

Les grilles du château furent ouvertes au populaire, qui envahit les cours, les grands salons et les parterres, ouvrant des yeux ébaubis et courant d'un point à l'autre du parc pour voir passer le cortège.

Le roi tenait la main de la reine. Celle-ci, boulotte, enfantine, et supportant vaillamment sur ses petites épaules une robe rebrodée d'or plus lourde qu'une châsse mérovingienne, ne se tenait plus de joie. Elle adorait les grands déploiements d'apparat. Et aujourd'hui le roi la mettait à l'honneur et lui tenait la main. Son cœur meurtri par la jalousie connaissait un peu de répit, les bonnes langues de la Cour ne parvenant pas à se mettre d'accord sur le nom de la nouvelle favorite.

Mlle de La Vallière et Mme de Montespan étaient bien là, l'une fort accablée, et l'autre fort enjouée à son ordinaire, et aussi cette Mme du Plessis-Bellière, plus belle et plus singulière que jamais, et Mme du Ludre, et Mme du Roure, mais elles se mêlaient à la foule et aucune n'avait droit à des honneurs particuliers.

Le roi et la reine, suivis à distance par la Cour, descendirent à pied à travers les gazons, sur la droite du château vers la Fontaine du Dragon récemment édifiée, et dont le roi voulait faire admirer la beauté et les ingénieuses combinaisons. Au milieu d'un grand bassin, un dragon, le flanc percé d'une flèche, vomissait comme le sang de son corps, un gros bouillon retombant en pluie. Des dauphins nageaient ici et là, l'onde giclant de leurs gueules ouvertes. Montés sur des cygnes dont les becs laissaient fuser de fins jets d'eau, deux amours fuyaient le monstre menaçant tandis que deux autres l'attaquaient par-derrière. Les statues étaient revêtues d'or vert, à part les cygnes d'argent, et sous les gerbes entrecroisées des eaux la scène avait des luisances irréelles de profondeur sous-marine.