Le roi en demeura coi de stupeur et comme il n'avait pas l'esprit prompt, ses joues se colorèrent.

Mme de Montespan sauva une fois de plus la situation, en éclatant de son rire enchanteur. Elle dit que le jeu à la mode consistait à répondre de façon la plus saugrenue quoique précise aux questions posées. C'était à Paris dans les salons et les « ruelles » des Précieuses un feu roulant de calembours. Mme du Plessis y était très habile. Chacun aussitôt voulut l'essayer. Le repas se termina joyeusement.

Le lendemain, Angélique achevait de se poudrer devant son miroir, sous l'œil intéressé d'une vache, lorsque le maréchal du Plessis-Bellière se fit annoncer. Comme toutes les grandes dames aux champs, elle ne souffrait pas des incommodités du voyage. Du moment qu'elle pouvait faire dresser sa coiffeuse quelque part, fût-ce dans une étable, tout allait bien. L'odeur de la poudre de riz et des parfums se mêlait à celle du fumier, mais ni la grande dame en déshabillé vaporeux ni les bonnes vaches blanches et noires qui lui tenaient compagnie n'étaient incommodées de part et d'autre. Javotte présentait la première jupe en satin rose pékiné de vert pâle, Thérèse s'apprêtait à nouer les rubans.

À la vue de son mari Angélique renvoya les servantes, puis elle continua de se pencher avec soin vers le miroir. Le visage de Philippe s'y reflétait derrière elle et c'était un visage d'orage.

– On me rapporte de méchants bruits sur vous, Madame. J'ai cru devoir me déplacer pour vous sermonner sinon vous punir.

– Quels sont ces bruits ?

– Vous avez montré de l'humeur au roi, qui vous faisait l'honneur de vous adresser la parole.

Êtes-vous N'est-ce que cela ? dit Angélique en choisissant une « mouche » dans une petite boîte d'or guilloché. Il y a bien d'autres bruits qui courent sur mon compte et qui auraient dû depuis longtemps vous émouvoir. Il est vrai que vous ne vous souvenez de votre qualité de mari que lorsqu'il s'agit de me faire sentir la férule matrimoniale.

– Avez-vous, oui ou non, répondu au roi avec insolence ?

– J'avais mes raisons.

– Mais... Vous parliez au roi !...

– Roi ou non, ça ne l'empêche pas d'être un garçon qui a besoin d'être remis en place.

Un blasphème n'eût pas causé d'effet plus épouvantable. Le jeune homme parut suffoquer.

– Vous perdez la raison, ma parole !

Philippe fit quelques pas de long en large, puis s'appuya contre la mangeoire de bois et se mit à regarder Angélique tout en mordillant un brin de paille.

– Ouais ! Je vois ce que c'est. Je vous ai laissé un peu de jeu en l'honneur de monsieur mon fils que vous portiez et nourrissiez et vous en avez conclu que vous pouviez relever la tête. Il est temps de reprendre le dressage.

Angélique haussa les épaules. Elle se retint pourtant de lancer une réplique trop vive et donna toute son attention à son miroir ainsi qu'à la délicate opération de fixer une « mouche » au coin de sa tempe droite.

– Quel châtiment choisirai-je pour vous apprendre comment l'on doit se tenir à la table des rois ? reprit Philippe. L'exil ? Hum ! Vous trouveriez encore le moyen de reparaître à l'autre bout du chemin, à peine aurais-je tourné le dos. Une bonne correction de mon fouet à chiens que vous connaissez déjà ? Oui. Il me souvient que vous en étiez sortie la tête assez basse. Ou bien... Je songe à certaines humiliations qui semblent vous être encore plus cuisantes que la mèche de chanvre et je suis assez tenté de vous les infliger.

– Ne vous fatiguez donc pas l'imagination, Philippe. Vous êtes un magister trop scrupuleux. Pour trois mots lancés au hasard...

– ...qui s'adressaient au roi !

– Le roi est parfois un homme comme les autres.

– C'est ce qui vous trompe. Le roi est le roi. Vous lui devez obéissance, respect, dévotion.

– Et quoi encore ? Dois-je lui laisser le droit de régenter mon destin, de ternir ma réputation, de bafouer ma confiance ?

– Le roi est le maître. Il a tous les droits sur vous.

Angélique se retourna vivement pour guetter Philippe d'un œil noir.

– Oui-da !... Et s'il prenait au roi fantaisie de me vouloir pour maîtresse, que devrais-je faire ?

Êtes-vous Y consentir. N'avez-vous pas compris que toutes ces dames, plus belles les unes que les autres et parure de la Cour de France, sont là pour le plaisir des princes ?...

– Permettez-moi de trouver votre point de vue de mari plus que généreux ! À défaut d'affection pour moi votre instinct de propriétaire, au moins, devrait se rebiffer.

– Tous mes biens appartiennent au roi, dit Philippe, de ma vie je ne saurais lui refuser la moindre chose.

La jeune femme eut une exclamation de dépit. Son mari avait le don de la blesser à vif. Qu'avait-elle espéré de sa part ? Une protestation trahissant un sentiment de jalousie ? C'était encore trop. Il ne tenait même pas à elle et le lui laissait entendre sans fard. Ses attentions passagères au coin de l'âtre ne s'étaient adressées qu'à celle qui avait eu l'honneur d'engendrer son poupon d'héritier. Elle se détourna, hors d'elle, renversa sa boîte de mouches, prit d'une main tremblante de colère, un peigne, puis un autre. Philippe, derrière elle, l'observait avec ironie.

Le chagrin d'Angélique creva en un flot de paroles amères.

– C'est vrai, j'oubliais. Une femme n'est pour vous qu'un objet, une pièce du mobilier. Tout juste bonne à mettre des enfants au monde. Moins qu'une jument, moins qu'un valet. On l'achète, on la revend, on s'offre des honneurs avec son honneur à elle, on la met au rebut quand elle a cessé de servir. Voilà ce que représente une femme pour les hommes de votre espèce. Tout au plus, un morceau de gâteau, un plat de ragoût sur lequel ils se jettent quand ils sont affamés.

– Plaisante image, dit Philippe, et dont je ne nie pas la vérité. Avec vos joues brillantes et votre tenue légère, je confesse que vous me semblez fort appétissante. Ma parole, je sens ma fringale s'éveiller.

Il s'approcha à petits pas et posa deux mains possessives sur les épaules rondes de la jeune femme. Angélique se dégagea et referma étroitement l'ouverture de son corsage.

– Pour cela, n'y comptez pas, mon cher, dit-elle froidement.

Philippe, d'un geste furieux, rouvrit le corsage et fit sauter trois agrafes de diamants.

– Est-ce que je vous demande si cela vous plaît, petite mijaurée ? gronda-t-il. N'avez-vous pas encore compris que vous m'appartenez ? Ha ! Ha ! c'est bien là où le bât vous blesse. La fière marquise voudrait encore qu'on l'entourât de prévenances !

Rudement, il la dépouillait de son corsage, déchirait sa chemise et lui prenait les seins avec une brutalité de mercenaire un soir de pillage.

– Oubliez-vous donc d'où vous sortez, Madame la marquise ? Vous n'étiez jadis qu'une petite croquante au nez sale et aux pieds crasseux. Je vous revois en jupon percé, les cheveux dans les yeux Et déjà pleine d'arrogance.

Il relevait son visage pour le maintenir tout prêt du sien, lui serrait les tempes si durement qu'elle avait l'impression que ses os allaient éclater.

– Ça sort d'un vieux château croulant et ça se permet de parler au roi avec insolence !... L'étable, voilà votre décor, Mlle de Monteloup. Cela vous va assez bien de vous y retrouver aujourd'hui. Je vais réveiller vos souvenirs champêtres.

– Laissez-moi ! cria Angélique en essayant de le frapper.

Mais elle se meurtrit les poings contre sa cuirasse et dut secouer ses doigts endoloris avec un gémissement. Philippe éclata de rire et l'enlaça tandis qu'elle se débattait.

– Ça, petite bergère, morveuse, laissez-vous trousser sans histoires.

Il l'enleva vigoureusement à pleins bras et la porta sur un tas de foin dans un coin obscur de la grange.

Angélique criait :

– Laissez-moi ! Laissez-moi !

– Taisez-vous ! Vous allez ameuter toute la garnison.

– Tant mieux. On verra ainsi comment vous me traitez.

– Le beau scandale ! Mme du Plessis violée par son mari.

– Je vous hais !

Elle étouffait à demi dans le foin où sa lutte l'enfonçait. Elle réussit cependant à mordre jusqu'au sang la main qui la maintenait.

– Mauvaise bête !

Il la frappa plusieurs fois sur la bouche. Puis il lui ramena les bras au dos, paralysant ses mouvements.

– Bon Dieu ! soufflait-il, riant à demi, jamais je n'ai eu affaire à pareille enragée. Il y faudrait tout un régiment.

Angélique, suffoquée, perdait ses forces. Il en serait cette fois-ci comme des autres fois. Elle devrait subir l'humiliante possession, cet asservissement bestial qu'il lui infligeait et contre lequel son orgueil se cabrait. Son amour aussi. L'amour timide qu'elle portait à Philippe et qui ne voulait pas mourir, et qu'elle ne voulait pas avouer.

– Philippe !

Il parvenait à ses fins. Ce n'était pas la première fois qu'il menait ce genre de lutte dans l'ombre d'une grange. Il savait comment maintenir sa proie et en user, tandis qu'elle palpitait sous lui haletante, écartelée.

L'ombre était profonde. Il y dansait de minuscules points d'or, parcelles de poussières que captait un mince rayon de soleil entre deux planches disjointes.

– Philippe !

Il l'entendit appeler. Sa voix rendait un son étrange. Lassitude ou griserie involontaire provoquée par la senteur du foin, tout à coup Angélique se rendait. Elle en avait assez de la colère. Elle acceptait l'amour et l'emprise de cet homme qui se voulait cruel. C'était Philippe, celui qu'elle aimait déjà au temps de Monteloup. Qu'importait qu'elle fût meurtrie jusqu'au sang ! C'était par lui.

Dans un élan qui la délivrait, elle s'acceptait femelle sous l'exigence du mâle. Elle était sa victime, sa chose. Il avait le droit d'user d'elle comme il lui plairait. Malgré la tension sauvage qui le possédait en cet instant Philippe perçut ce mouvement d'abandon qui soudain l'amollissait. Craignait-il de l'avoir blessée ? Il maîtrisa un peu son aveugle délire, chercha à deviner ce que cachait l'ombre, et la qualité nouvelle du silence. En se penchant il reçut la caresse de son souffle léger sur sa joue et il en ressentit une émotion qui le fit tressaillir violemment et l'abattit contre elle, faible comme un enfant. Il jura à plusieurs reprises pour se donner une contenance. Il ignorait, en se séparant d'elle, qu'il avait été sur le point de la mener au bord du plaisir. Il l'épia du coin de l'œil dans la demi-obscurité, devinant qu'elle rajustait ses vêtements, et chacun de ses mouvements envoyait vers lui son chaud parfum de femme en sueur. Sa résignation lui parut suspecte.