– Que faites-vous là, Madame ? Vous allez périr de froid.

Louise de La Vallière leva ses yeux bleus, trop grands dans son visage cireux. Elle tressaillit comme éveillée d'un songe.

– Où est le roi ? dit-elle. Je veux le voir. Je ne partirai pas d'ici sans l'avoir vu. Où est-il ? Dites-le-moi.

– Je l'ignore, Madame.

– Vous le savez, j'en suis certaine ! vous le savez...

Angélique, dans un élan de pitié, prit les deux mains maigres et glacées qui se tendaient vers elle.

– Je vous fais serment que je l'ignore. Je n'ai pas vu le roi depuis... je ne sais plus depuis quand et je vous promets bien qu'il ne se soucie guère de moi. C'est folie de rester là par cette nuit froide.

– C'est ce que je ne cesse de répéter à Louise, gémit la petite belle-sœur, elle est à bout de forces et moi aussi. Mais elle s'entête.

– N'avez-vous pas une chambre retenue dans le village ?

– Si fait, mais elle voulait attendre le roi.

– Trêve de sottises !

Angélique saisit énergiquement la jeune femme sous le bras et l'obligea à se lever.

– Vous allez d'abord vous réchauffer et vous reposer. Le roi ne vous saurait aucun gré de lui montrer ce visage de revenante.

Dans la maison où l'on avait réservé un abri à la favorite, elle pressa elle-même les laquais d'aviver le feu, fit passer la bassinoire entre les draps humides, prépara une tisane et mit au lit Mlle de La Vallière avec une autorité bourrue contre laquelle celle-ci ne se révolta pas. Allongée sous les couvertures qu'Angélique avait fait ajouter, elle paraissait extrêmement frêle. L'épithète « décharnée », qu'un pamphlétaire venimeux lui avait attribuée naguère, ne semblait pas exagérée. Ses os saillaient sous la peau. Elle était au septième mois d'une grossesse, la cinquième en six années. Elle n'avait que vingt-trois ans et derrière elle déjà un éblouissant roman d'amour, devant elle une longue vie et des larmes brûlantes à verser. À l'automne encore Mlle de La Vallière, en amazone, avait brillé d'un dernier éclat. On ne pouvait la reconnaître aujourd'hui tant le changement était profond.

« Voilà donc à quoi l'amour pour un homme peut réduire une femme », se dit Angélique avec un renouveau de colère.

Et se rappelant la confidence de Barcarole au sujet des rivales qui voulaient l'empoisonner, elle frissonna...

Elle s'assit au chevet du lit et prit entre ses mains vigoureuses et fermes cette autre main fluette où les bagues tournaient, trop larges.

– Vous êtes bonne, murmura Louise de La Vallière. Pourtant on m'avait dit...

– Pourquoi écoutez-vous ce qu'on dit ? Vous vous faites mal inutilement. Je ne peux rien contre les mauvaises langues. Je suis comme vous...

Elle fut sur le point d'ajouter « aussi stupide que vous. Je n'ai été qu'un paravent involontaire ». Mais à quoi bon ? Pourquoi orienter la jalousie de Louise dans une autre direction ? Elle découvrirait assez tôt une trahison qui lui serait plus sensible que toutes les autres puisque venant de sa meilleure amie.

– Dormez maintenant, murmura-t-elle. Le roi vous aime.

Charitable, elle affirmait la seule chose capable de calmer la douleur de ce cœur déchiré.

Louise eut un petit sourire désolé.

– Il me le prouve bien mal...

– Comment pouvez-vous dire cela ? Ne vient-il pas de vous témoigner son affection par des titres et des dons qui ne laissent aucun doute sur le bien qu'il vous veut ? Vous êtes duchesse de Vaujours et votre fille ne sera pas condamnée à l'obscurité.

La favorite secoua la tête. Des larmes coulaient lentement de ses yeux clos, le long de ses tempes. Elle qui avait toujours héroïquement caché ses grossesses au prix de maux indicibles, elle qui s'était vu enlever ses enfants dès la première heure de leur naissance et qui n'avait pas eu la liberté de pleurer la mort de trois fils, paraissant au bal souriante afin de donner le change, elle qui avait cherché de son mieux à démentir sa scandaleuse situation, elle s'était vu tout à coup déclarer mère de la fille du roi par une mesure publique sur laquelle on ne l'avait même point consultée. Et ne disait-on pas que le marquis de Vardes allait être rappelé de son exil afin de l'épouser par ordre du roi ?... Les paroles de consolation, les encouragements, les conseils étaient vains. Ils venaient trop tard. Angélique ne parla plus et lui tint seulement la main jusqu'à ce qu'elle se fût endormie.

En revenant vers la maison de la reine elle vit de la lumière au carreau. Elle songea à la reine qui, elle aussi, attendait le roi, inventant mille suppositions crucifiantes et l'imaginant dans les bras de La Vallière alors que celle-ci s'était morfondue à l'étage au-dessous une partie de la nuit.

À quoi bon crier le nom de la vraie rivale ? Ajouter une nouvelle goutte de venin à la mixture empoisonnée ?

Mme de Montespan avait bien raison de dormir si tranquillement dans son nid de foin. Elle savait – elle avait toujours su – que Mme du Plessis ne parlerait point.

*****

Charleroi, Armentières, Saint-Vinoux, Douai, Oudenarde, le fort de la Scarpe, Courtrai, tombaient comme des châteaux de cartes. Le roi et la reine de France étaient reçus avec le dais, harangués par les échevins, et, après avoir traversé les rues tapissées, s'en allaient entendre le Te Deum dans une de ces vieilles églises du Nord en dentelle de pierre, et dont la flèche aiguë semble percer le ciel lourd.

Entre deux Te Deum la guerre dans une brève convulsion ébranlait l'horizon de ses coups de canon ou de mousquet. Les garnisons risquaient des sorties, parfois sanglantes. Mais les Espagnols étaient peu nombreux et surtout l'Espagne était loin. Coupés de tous renforts, et sous la pression des habitants qui ne tenaient pas à souffrir des affres de la famine pour la gloire de l'occupant, ils se rendaient.

Sous Douai le cheval d'un garde du roi fut tué à ses côtés. Louis XIV s'exposait beaucoup. L'odeur de la poudre le grisait. Il eût volontiers pris la tête d'un escadron chargeant.

Ayant mis le siège sous Lille, il descendit chaque jour dans la tranchée comme un simple grenadier, au grand souci des courtisans. Certain jour M. de Turenne voyant le roi couvert de terre par un boulet qui venait de tomber près de lui, le menaça de quitter le siège s'il persistait à se montrer aussi imprudent. Mais le roi, qui s'était avancé à la vue de l'armée et jusqu'au pied des palissades, hésitait à marquer un recul. Le maréchal du Plessis-Bellière lui dit :

– Prenez mon chapeau et donnez-moi le vôtre : si les Espagnols visent au panache ils s'y méprendront.

Le jour suivant le roi s'exposa moins. Philippe reçut le cordon bleu.

*****

L'été venait.

Il faisait maintenant très chaud. La fumée des mortiers envoyait des petits nuages dans un ciel bleu pervenche immuable.

Mlle de La Vallière était restée à Compiègne. La reine rejoignit l'armée et avec elle Mlle de Montpensier, la princesse de Bade, Mmes de Montausier et de Montespan dans son carrosse, et dans celui qui suivait Mmes d'Armagnac, de Bouillon, de Créqui, de Béthune et du Plessis-Bellière, toutes horriblement fatiguées et assoiffées. Elles eurent la surprise en débarquant de croiser un équipage composé d'un chariot où étincelaient agréablement à la vue de rafraîchissants morceaux de glace et qu'escortaient trois ou quatre escogriffes aux moustaches d'ébène, aux regards sombres et à l'uniforme rapiécé. L'officier qui les accompagnait à cheval achevait d'ôter le moindre doute sur leur origine. Avec sa fraise godronnée opulente et son air altier c'était un pur hidalgo de Sa Majesté très Catholique.

On expliqua aux arrivantes que M. de Brouay, gouverneur espagnol de Lille, envoyait chaque jour, soit par galanterie, soit par bravade, de la glace au roi de France.

– Priez-le, dit celui-ci au porteur, de m'en envoyer davantage.

– Sire, répondit le Castillan, mon général la ménage parce qu'il espère que le siège sera long et il craint que Votre Majesté n'en manque.

Le vieux duc de Charost qui se trouvait aux côtés du roi cria à l'envoyé :

– Bon, bon, recommandez bien à M. de Brouay de ne pas imiter le gouverneur de Douai, qui s'est rendu comme un coquin.

– Êtes-vous fou, Monsieur ? dit vivement le roi surpris d'un tel discours. Vous encouragez mes ennemis à la résistance ?

– Sire, c'est une question d'amour-propre familial, s'excusa le duc. Brouay est mon cousin !

En attendant la vie de Cour continuait au camp.

La plaine était couverte de tentes bariolées, placées par symétrie. Celle du roi, la plus vaste, se composait de trois salles, d'une chambre et de deux cabinets, le tout tendu de satin de Chine et garni de meubles dorés.

Le lever et le coucher avaient lieu exactement comme à Versailles. Des repas somptueux étaient offerts, dont on jouissait particulièrement en songeant aux Espagnols qui, derrière les sombres remparts de Lille, n'avaient que des raves à ronger. À l'armée française le roi recevait les dames à sa table.

Un soir, au souper, son regard tomba sur Angélique, placée non loin de lui. Les récentes victoires du souverain, et celle, plus intime, qu'il avait remportée sur Mme de Montespan, avaient un peu brouillé, dans la joie du triomphe, ses habituelles facultés d'observation. Il crut apercevoir la jeune femme pour la première fois depuis la campagne et lui demanda aimablement :

– Vous avez donc quitté la capitale ? Que disait-on à Paris quand vous êtes partie ?

Angélique lui planta au visage un regard froid.

– Sire, on disait vêpres.

– Je demande ce qu'il y avait de nouveau ?

– Des pois verts, Sire.

Les répliques auraient paru drôles si elles n'avaient été prononcées sur un ton aussi glacé que les yeux de la belle marquise.