Louis XIV voulait que la reine, héritière des villes picardes, fût acclamée aussitôt comme souveraine dans chaque cité conquise. Il voulait éblouir par son faste des populations habituées depuis plus d'un siècle à l'occupant espagnol, arrogant mais misérable. Il voulait enfin porter le premier coup d'estoc à l'industrieuse Hollande dont les lourds vaisseaux s'en allaient sur les mers jusqu'à Sumatra et Java, tandis que la flotte française, réduite à néant, risquait de se voir partout surclasser dans le domaine commercial. Pour donner aux chantiers français le temps de construire des navires il fallait ruiner la Hollande.

Mais ce dernier but Louis XIV ne l'avouait pas. C'était un secret entre Colbert et lui.

*****

Sous la pluie diluvienne, carrosses, chariots, montures de rechange avançaient par des routes où la piétaille, l'artillerie et la cavalerie de l'armée avaient précédemment défilé. Ce n'était que ravines et mares de boues.

Angélique partageait le carrosse de Mlle de Montpensier. La princesse lui avait rendu son amitié depuis que M. de Lauzun était sorti de la Bastille. À un carrefour un attroupement les arrêta autour d'une voiture qui venait de verser. On leur dit que c'était celle des dames de la reine. Mademoiselle aperçut Mme de Montespan sur le talus. Elle lui fit de grands signes.

– Venez avec nous. Il y a une place.

La jeune femme les rejoignit, sautant de flaque en flaque, sa troisième jupe relevée pardessus la tête. Elle s'engouffra dans le carrosse en riant.

– Je n'ai jamais rien vu d'aussi drôle, raconta-t-elle, que M. de Lauzun avec tous ses cheveux dans son chapeau. Le roi est par là qui le tient depuis deux heures à sa portière. La perruque de M. de Lauzun était tellement imprégnée d'eau qu'il a fini par l'enlever.

– Mais c'est horrible ! s'exclama la Grande Mademoiselle. Il va prendre mal.

Elle fit presser les chevaux. Au premier tournant leur voiture rejoignit celle du roi. Lauzun, à cheval, se trouvait là en effet, ruisselant, avec l'air d'un moineau déplumé. Mademoiselle prit sa défense d'une voix pathétique.

– Mon cousin, vous n'avez donc pas une once de cœur ? Vous risquez de faire attraper la fièvre tierce à ce malheureux gentilhomme. Si vous êtes inaccessible à la pitié, considérez au moins la perte que vous feriez en la personne d'un de vos plus valeureux serviteurs.

Le roi, l'œil fixé à une lorgnette d'ébène et d'or, ne se détournait pas. Angélique regardait autour d'elle. Ils se trouvaient sur une légère éminence et dominaient la plaine picarde brune et mouillée. Une petite ville, brune aussi dans sa ceinture de remparts profilait ses créneaux sous le ciel bas. Derrière le réseau ténu de la pluie elle paraissait morte comme une épave au fond des eaux.

La tranchée française l'entourait d'un cercle noir implacable. Une seconde tranchée, doublant la première était en voie d'achèvement. À l'arrière les feux des canons pointés vers la ville jetaient à brefs intervalles une lueur rougeâtre dans le crépuscule. Le bruit des détonations était assourdissant. La Grande Mademoiselle se bouchait les oreilles puis reprenait son discours.

Le roi enfin abaissa sa lorgnette.

– Ma cousine, dit-il posément, vous avez de l'éloquence, mais vous choisissez toujours fort mal le moment de vos harangues. Je crois que la garnison va se rendre.

Il transmit à Lauzun l'ordre de cesser le feu. Le marquis partit au galop. Un mouvement se discernait, en effet, à la porte de la citadelle.

– Je vois le drapeau blanc, cria la Grande Mademoiselle en battant des mains. En trois jours, Sire ! Vous avez eu cette ville en trois jours ! Ah ! comme c'est passionnant la guerre !

Le soir, à l'étape, dans la petite ville conquise, alors que les acclamations des habitants battaient aux portes de l'hôtel où se logeait la reine, M. de Lauzun s'approcha de Mademoiselle et lui exprima sa reconnaissance pour son intervention. La Grande Mademoiselle sourit. Une onde rose vint farder son teint encore délicat. Elle s'excusa près de la reine d'avoir à quitter sa table de jeu, pria Angélique de la remplacer et entraîna Lauzun dans l'embrasure d'une fenêtre.

Le regard brillant, levé vers lui, elle buvait ses paroles. À la lueur atténuée d'un candélabre posé près d'eux sur une console, elle paraissait presque jeune et jolie.

« Ma parole, mais elle est amoureuse ! » se dit Angélique attendrie. Lauzun avait son visage de séducteur. Il y mêlait savamment la dose de respect nécessaire. Maudit Péguilin de Gascogne ! Dans quelle aventure n'allait-il pas encore se fourvoyer en s'attachant le cœur d'une petite-fille de Henri IV !

La pièce était bondée mais silencieuse. On jouait en quatre tables. Les annonces monotones des joueurs et le tintement des écus empilés troublaient seuls le murmure de l'aparté galant qui se prolongeait.

La reine aussi avait une physionomie heureuse. À sa joie de compter une ville de plus parmi les perles de sa couronne, se mêlaient des satisfactions plus intimes. Mlle de La Vallière n'était pas du voyage. Elle était demeurée par ordre du roi à Versailles. Avant de se mettre en campagne Louis XIV avait, dans un acte public enregistré par le Parlement, fait don à sa maîtresse du duché de Vaujours, situé en Touraine, et de la baronnie de Saint-Christophe, deux terres « également considérables par leurs revenus et le nombre de leurs mouvances »... Et il avait reconnu la fille qu'il avait eue d'elle, la petite Marie-Anne, qui deviendrait Mlle de Blois. Ces faveurs éclatantes ne trompaient personne, ni l'intéressée elle-même. C'était le cadeau de rupture. La reine y voyait un retour à l'ordre, une sorte de liquidation des erreurs du passé. Le roi l'entourait d'attentions. Elle était à ses côtés lorsqu'on entrait dans une ville, et partageait les soucis et les espoirs de la campagne. Une sourde inquiétude venait encore serrer le cœur de la souveraine lorsque son regard tombait sur le profil de cette marquise du Plessis-Bellière dont on lui avait dit que le roi s'entichait et qu'il lui avait imposée dans son entourage.

Une très belle femme vraiment, dont le regard clair avait du sérieux, les gestes une grâce à la fois retenue et spontanée. Marie-Thérèse déplorait la méfiance qu'on avait éveillée en elle. Cette dame lui avait plu. Elle aurait aimé en faire sa confidente. Mais M. de Solignac disait que c'était une femme libertine et sans piété. Et Mme de Montespan l'accusait d'avoir une maladie de peau, contractée dans des milieux de bas étage qu'elle fréquentait par vice. Comment se fier aux apparences ? Elle paraissait tellement saine et fraîche et ses enfants étaient si beaux ! Si le roi en faisait sa maîtresse, quel ennui ! Et quelle douleur !... N'y aurait-il jamais de repos pour son triste cœur de reine ?

*****

Angélique, qui savait combien sa présence était pénible à la reine, profita du premier prétexte pour s'éloigner.

La maison mise à la disposition des souverains par le bourgmestre était étroite et incommode. Les suivantes et premiers gentilshommes y étaient empilés tandis que le reste de la Cour et l'armée prenaient leurs quartiers chez l'habitant. L'accueil de la population évitait violence et pillage. On n'avait pas à prendre, puisqu'on donnait si volontiers. Le bruit des chansons et des rires parvenait amorti jusqu'au fond de l'hôtel mal éclairé où flottait encore le parfum ménager de la tourte picarde, cette immense tarte aux poireaux couverte de crème et d'œufs que trois dames de la ville étaient venues présenter sur un plat d'argent. En se heurtant aux coffres et aux bagages Angélique monta l'escalier. La chambre où elle avait élu domicile avec Mme de Montespan se trouvait sur la droite. Les chambres du roi et de la reine à gauche.

Une petite ombre se dressa sous la veilleuse à huile et un masque noir aux deux yeux d'émail blanc émergea.

– Non, Médême, n'entre pas.

Angélique reconnut le négrillon qu'elle avait offert à Mme de Montespan.

– Bonsoir Naaman. Laisse-moi passer.

– Non Médême.

– Qu'y a-t-il ?

– Quéqu'un...

Elle distingua un murmure tendre et crut deviner un galant secret.

– C'est bon. Je m'en vais.

Les dents du petit page d'ébène brillèrent dans un sourire complice.

– Le « Oa », Médême. Le « Oa »... Chut !

Angélique redescendit l'escalier, pensive.

Le Roi ! Et Mme de Montespan !

*****

Le lendemain, tout le monde partait pour Amiens.

Habillée de bon matin, Angélique s'en fut chez la reine, comme l'y appelait son service. Elle trouva à l'entrée Mlle de Montpensier très agitée.

– Venez voir dans quel état est Sa Majesté. C'est une pitié !

La reine était tout en larmes. Elle dit qu'elle venait de vomir et qu'elle n'en pouvait plus. Mme de Montausier la soutenait en gémissant et Mme de Montespan se récriait encore plus fort en répétant combien la douleur de Sa Majesté était compréhensible. On annonçait que la duchesse de La Vallière venait de rejoindre l'armée. Elle était arrivée à l'aube, ayant roulé toute la nuit et s'était présentée pour faire ses révérences à la reine.

– L'insolente ! s'écriait Mme de Montespan. Dieu me garde d'être jamais maîtresse du roi ! Si j'étais assez malheureuse pour cela je ne pourrais avoir l'effronterie de me présenter devant la reine !

Que signifiait ce retour ?

Était-ce le roi qui avait mandé sa favorite ?

Il fallut pourtant se rendre à l'église, où la Cour devait entendre la messe avant de prendre la route.

Marie-Thérèse monta à la tribune. La duchesse de La Vallière s'y trouvait déjà. La reine ne la regarda pas. La favorite redescendit. Elle se présenta à nouveau devant la souveraine alors que celle-ci montait en carrosse. Mais la reine ne lui dit rien. La déception était trop amère. Elle ne pouvait prendre sur elle pour faire bon visage, comme elle s'y était astreinte tant bien que mal lorsque la liaison de son royal époux demeurait officieuse. Dans sa rage elle défendit qu'on lui portât à manger. Elle interdit aux officiers de troupe de son escorte de laisser passer quiconque devant son carrosse de peur que Mlle de La Vallière ne rejoignît le roi avant elle.