Il fallait gagner du temps.

L'aumônier du marquis arriva pour essayer de faire entendre raison à la mère dépossédée. En désespoir de cause on alla quérir l'intendant de la famille, M. Molines. Angélique ne le savait pas à Paris. En reconnaissant sa silhouette austère, toujours droite et assurée malgré les cheveux blanchis, sa vindicte tomba. Avec Molines, on pourrait s'entendre.

L'intendant la pria de prendre place et de s'asseoir au coin du feu. Il fit des compliments sur le bel enfant qu'il s'était réjoui de voir naître au foyer de son maître.

– Mais il veut me l'enlever !

– C'est son fils, Madame. Et, croyez mon étonnement, mais je n'ai jamais vu un homme de sa condition aussi stupidement heureux d'avoir un fils.

– Vous le défendez toujours, fit Angélique avec humeur. Je l'imagine mal, heureux de quelque chose, sinon de la souffrance qu'il inflige. Sa méchanceté dépasse de loin le tableau assez sombre que vous m'en aviez tracé.

Elle consentit pourtant à renvoyer ses gens et à patienter jusqu'à l'arrivée de son mari, à condition que Molines servirait d'arbitre impartial.

Lorsque à la nuit tombante Philippe entra, les éperons claquants, il trouva Angélique et l'intendant en conversation amicale au coin de l'âtre.

Le petit Charles-Henri, précieusement serré contre un sein jaloux, tétait avidement sa mère. Le mouvement des flammes moirait de reflets la gorge blanche et ronde de la jeune femme. Ce spectacle surprit assez le gentilhomme pour donner à Molines le temps de se lever et de prendre la parole. Il dit combien Mme du Plessis avait été bouleversée par le départ de son enfant. M. du Plessis ignorait-il que le jeune Charles-Henri devait être nourri par sa mère ? La santé du bébé n'était pas aussi florissante que son aspect extérieur pouvait le laisser croire. Le priver du lait de sa mère mettrait sa vie en danger. Quant à Mme du Plessis, son mari ignorait-il qu'elle risquait la fièvre quarte ? C'est le moindre des ennuis que pouvait causer un allaitement brusquement interrompu.

Oui, Philippe ignorait tout cela. Ces considérations étaient certes trop éloignées de ses préoccupations habituelles. Le visage rogue, il avait beaucoup de difficulté à cacher un mélange d'inquiétude et de scepticisme. Mais Molines savait ce qu'il disait. Il était père de famille et même grand-père.

Le marquis eut un dernier sursaut de défense.

– C'est mon fils, Molines ! Je veux qu'il demeure sous mon toit.

– Mais qu'à cela ne tienne, Monsieur le marquis, Mme du Plessis y demeurera avec lui.

Angélique et Philippe tressaillirent et gardèrent un silence obstiné. Puis ils échangèrent un regard d'enfants boudeurs sur le point de se réconcilier.

– Je ne peux laisser mes deux autres fils, dit Angélique.

– Ils s'installeront de même ici, affirma Molines. L'hôtel est vaste.

Philippe ne le désavoua pas.

Molines prit congé, sa mission accomplie. Philippe continua à marcher de long en large, jetant par instants un regard sombre à Angélique, qui donnait toute son attention à l'appétit du jeune Charles-Henri.

Le marquis finit par attirer un tabouret et s'asseoir près de la jeune femme. Angélique lui jeta un regard inquiet.

– Ouais, dit Philippe. Vous avez peur, avouez-le, sous vos airs insolents. Vous ne vous attendiez peut-être pas à ce que les choses tournent ainsi. Vous voici dans la tanière du loup. Pourquoi me regardez-vous de cet air soupçonneux parce que je m'installe à vos côtés ? Même un paysan, lorsqu'il n'est pas une brute, trouve plaisir à s'asseoir près de l'âtre pour regarder sa femme nourrir son premier-né.

– Précisément, Philippe, vous n'êtes pas un paysan... et vous êtes une brute.

– Je vois avec satisfaction que votre ardeur guerrière n'est pas éteinte.

Elle tourna la tête vers lui d'un mouvement plein de douceur et le regard du jeune homme glissa de ce cou gracile au sein blanc contre lequel l'enfant s'était endormi.

– Pouvais-je imaginer que vous me joueriez si vite un si méchant tour, Philippe ? Vous vous étiez montré bon pour moi l'autre jour.

Philippe sursauta comme s'il avait reçu une insulte.

– Vous vous méprenez. Je ne suis pas bon. Je n'aime pas voir une bête de race mise à mal par un mauvais accouchement. C'est tout. C'était ma tâche de vous aider. Mes opinions sur l'espèce humaine et sur la suavité des femmes en particulier n'en sont point changées. Je me demande d'ailleurs comment des êtres qui s'apparentent de si près à l'espèce animale peuvent encore se permettre d'avoir de l'orgueil. Vous n'étiez plus si fière l'autre matin. Et comme les chiennes les plus rétives, à l'heure de l'enfantement, vous trouviez la main du maître rassurante.

– Je ne le nie pas. Mais votre philosophie est un peu courte, Philippe. Parce que vous vous entendez mieux avec les bêtes qu'avec les humains vous jugez ceux-ci d'après ceux-là. Une femme pour vous ne représente qu'un vague mélange entre la chienne, la louve et la vache.

– En y ajoutant l'esprit du serpent.

– Le monstre de l'Apocalypse, en somme.

Ils se regardèrent en riant. Philippe serra ses lèvres pour ravaler ce mouvement de gaieté spontanée.

– Le monstre de l'Apocalypse, répéta-t-il en fixant le visage d'Angélique que la flamme avivait de rose.

« Ma philosophie en vaut bien une autre, reprit-il après un moment de silence. Elle me met à l'abri des illusions dangereuses... Ainsi l'autre matin, à votre chevet, je me suis souvenu d'une lice la plus féroce de la meute, que j'assistai une nuit entière lorsqu'elle mit au monde une portée de sept chiots. Son regard était presque humain, elle s'abandonnait à moi avec une simplicité touchante. Deux jours plus tard elle égorgea un petit valet qui avait voulu s'approcher de ses chiots.

Soudain curieux il interrogea :

– Est-ce vrai ce qu'on m'a dit, que vous aviez fait poser des pétards devant la loge du suisse ?

– Oui.

– S'il n'avait pas capitulé vous l'auriez fait sauter ?

– Oui, je l'aurais fait, dit Angélique, farouche.

Philippe se dressa en éclatant de rire.

– Par le diable qui vous créa, vous finirez par m'amuser. On peut vous accorder tous les défauts de la terre, mais pas celui d'être ennuyeuse.

Il lui posa les deux mains à la naissance du cou.

– Je me demande parfois s'il y a d'autres solutions que celle de vous étrangler ou de...

Elle ferma les yeux sous l'étreinte de ses mains.

– Ou de ?

– J'y réfléchirai, dit-il en la lâchant, mais ne triomphez pas trop tôt. Pour l'instant vous êtes en mon pouvoir.

*****

Angélique se donna le temps de s'installer sous le toit de son mari, avec ses fils et leurs domestiques, et les quelques serviteurs qu'elle désirait avoir à ses côtés. L'hôtel était sombre et n'avait pas la grâce neuve de l'hôtel du Beautreillis. Mais elle y trouva, pour elle, un appartement ravissant et dans le meilleur goût du jour. La Violette lui dit que cet appartement avait été jadis celui de la marquise douairière mais que M. le marquis l'avait fait entièrement retapisser quelques mois plus tôt. Étonnée Angélique n'osa pas demander « Pour qui ? »

Peu après, une invitation du roi pour un grand bal à Versailles lui fit quitter sa nouvelle demeure. Pour une grande dame à la Cour, nantie de deux charges, elle avait assez donné de temps à ses devoirs familiaux. Il fallait reprendre le train mondain. Philippe s'y consacrait. Elle le voyait moins encore depuis qu'elle habitait chez lui qu'en vivant à la Cour. Comprenant que les soirées au coin de l'âtre ne se renouvelleraient pas, Angélique reprit le chemin de Versailles.

*****

Dans la soirée, le bal s'annonçant, elle eut toutes les peines du monde à trouver un coin pour changer de toilette. C'était le souci permanent des dames lorsqu'on campait à Versailles. Du moins pour celles qui sacrifiaient encore à la vertu de la pudeur. Pour les autres, le prétexte de s'offrir aux regards complaisants était facile.

Angélique se réfugia dans une petite antichambre attenant aux appartements de la reine. Avec Mme du Roure, elles se prêtèrent mutuellement assistance, leurs femmes de chambre demeurant introuvables. Les allées ou venues étaient nombreuses. Les gentilshommes au passage lançaient des galanteries, certains, avec empressement, proposaient leur aide.

– Laissez-nous, messieurs, protestait Mme du Roure en poussant des cris de pintade, vous allez nous mettre en retard, vous savez que le roi a horreur de cela.

Elle dut s'absenter pour aller chercher des épingles.

Angélique, seule un instant, en profitait pour agrafer ses bas de soie, lorsqu'un bras musclé la saisit par la taille et la bascula, toutes jupes troussées, sur un petit sofa. Une bouche gourmande se riva à son cou. Outrée, elle poussa un cri, se débattit avec violence, et dès qu'elle put se dégager gifla l'insolent par deux fois, à tour de bras. Sa main ne retomba pas une troisième fois, et elle demeura médusée devant le roi qui se tenait la joue.

– Je... je ne savais pas que c'était vous, balbutia-t-elle.

– Je ne savais pas non plus que c'était vous, fit-il avec humeur. Ni que vous aviez de si belles jambes. Pourquoi diable les mettre au jour pour vous fâcher ensuite ?

– Je ne peux pas enfiler mes bas sans montrer mes jambes.

– Et pourquoi venez-vous enfiler vos bas dans l'antichambre de la reine, sinon pour montrer vos jambes ?

– Mais parce que je n'ai pas un trou où me mettre pour mon ajustement.

– Insinuez-vous que Versailles n'est pas assez grand pour votre précieuse personne ?

– Peut-être. C'est vaste, mais ça manque de coulisses. Précieuse ou non, ma personne doit rester sur le théâtre.