Angélique s'étonna. Puis, dans un seul sursaut, comprenant qui pouvait venir là, elle voulut bondir vers la porte afin de pousser le verrou.

Il était trop tard. La porte s'ouvrait et dans l'encadrement le marquis du Plessis-Bellière apparut.

Il avait encore sa redingote de chasse gris d'argent ornée de fourrure noire, son chapeau noir avec une seule plume blanche, ses hautes bottes noires couvertes de boue et de neige fondue. Entre ses mains, protégées de gants à crispins, noirs aussi, il tenait son long fouet à chiens.

Il demeura un instant immobile, planté sur ses jambes écartées, et enveloppa d'un coup d'œil le tableau de la jeune femme blonde devant sa coiffeuse, parmi le désordre de ses atours et de ses bijoux. Un lent sourire détendit ses lèvres. Il entra, refermant la porte, et ce fut lui qui d'un doigt sec fit claquer le verrou.

– Bonsoir, Philippe, dit Angélique.

En le voyant, un sentiment mitigé de peur et de joie faisait bondir son cœur. Il était beau. Elle ne se souvenait plus qu'il fût si beau et du cachet de perfection qu'il savait donner à toute sa personne. C'était le plus beau gentilhomme de la Cour. Et il était à elle, comme elle avait rêvé qu'il le fût lorsque, fillette passionnée, elle regardait le bel adolescent.

– Vous n'attendiez pas ma visite, Madame ?

– Si fait. Je l'attendais... Je l'espérais.

– Vous ne manquez pas de courage, ma parole. N'aviez-vous pas de bonnes raisons de craindre mon courroux ?

– Certes. Et c'est pourquoi je pensais que plus tôt cette entrevue aurait lieu mieux cela vaudrait. On ne gagne rien à reculer le moment d'avaler une médecine amère.

Le visage de Philippe fonça sous une colère folle.

– Petite hypocrite ! Traîtresse ! Vous auriez beau jeu de me faire croire que vous souhaitiez me voir alors que vous vous empressiez de me damer le pion. Ne viens-je pas d'apprendre que vous avez acquis deux charges permanentes à la Cour ?

– Ah !... vous êtes au courant, fit-elle faiblement.

– Oui. Je suis au courant, aboya-t-il hors de lui.

– Et vous ne... vous ne semblez pas en être satisfait ?

– Espériez-vous donc me satisfaire, alors que vous vous êtes arrangée pour me faire mettre en prison afin de tisser en paix votre toile d'araignée ? Et maintenant... maintenant vous croyez m'avoir échappé. Mais le dernier mot n'est pas dit. Je vous ferai payer cher votre marché. Et vous n'avez pas compté dans le prix la correction que je vais vous administrer.

Son fouet claqua contre le parquet avec un bruit sec de détonation. Angélique poussa un cri. Sa résistance cédait.

Elle se réfugia près de l'alcôve et se mit à pleurer. Non, non, jamais elle n'aurait la force de revivre l'affreuse scène du Plessis.

– Ne me faites pas de mal, Philippe, supplia-t-elle. Oh ! je vous en prie, ne me faites pas de mal... Songez à l'enfant.

Le jeune homme s'arrêta net. Ses paupières se rétrécirent.

– L'enfant... Quel enfant ?

– Celui que je porte... votre enfant !...

Un lourd silence pesa entre eux, troublé seulement par les sanglots étouffés d'Angélique.

Enfin le marquis ôta soigneusement ses gants, les posa, ainsi que son fouet sur la table-coiffeuse, et marcha vers sa femme d'un air soupçonneux.

– Montrez-moi cela, dit-il.

Il écarta les bords du peignoir puis soudainement, rejetant la tête en arrière éclata de rire.

– Mais c'est ma foi, vrai ! Ma parole ! Vous êtes pleine comme une vachère !

Il s'assit près d'elle au bord du lit et lui saisit les épaules pour l'attirer.

– Pourquoi ne l'avoir pas dit plus tôt, petite bête indocile ? Je ne vous aurais pas effrayée.

Elle pleurait à petits coups nerveux, l'esprit en déroute.

– Allons, ne pleurez plus, ne pleurez plus, répétait-il.

C'était une chose si étrange que d'avoir la tête contre l'épaule du brutal Philippe, le visage perdu dans sa perruque blonde au parfum de jasmin, et de sentir sa main caresser doucement ce flanc où tressaillait une vie nouvelle, encore enfouie dans les limbes de la gestation.

– Quand doit-il naître ?

– Bientôt... En janvier.

– C'est donc au Plessis, reprit-il après un instant de méditation. J'avoue que je m'en réjouis. Il ne me déplaît pas que mon fils ait été conçu sous le toit de ses ancêtres. Hum ! Il faut croire que les violences et la hargne ne lui font pas peur. Ce sera un guerrier, j'en accepte l'augure. N'avez-vous pas par-là quelque chose pour boire à sa santé ?

Il alla lui-même chercher sur la crédence d'ébène deux hanaps de vermeil et un flacon de vin de Beaune qu'on y plaçait chaque jour pour les visiteurs probables.

– Allons buvez ! Même si trinquer avec moi ne vous agrée pas, il est de bon ton que nous nous félicitions de notre ouvrage. Pourquoi me regardez-vous avec cet étonnement stupide ? Parce que vous avez encore trouvé le moyen sournois de me désarmer ?... Patience, ma belle. J'ai trop de satisfaction à la pensée de mon héritier pour ne pas vous ménager. Je respecterai la trêve. Mais nous nous retrouverons plus tard. Le diable fasse que vous ne profitiez pas encore de ma bonté pour me jouer quelques-uns de vos mauvais tours... En janvier dites-vous ?... Bon. D'ici là je me contenterai de vous tenir à l'œil.

Levant le coude, il but d'un trait puis jeta la coupe sur le dallage en criant :

– Vive l'héritier des Miremont du Plessis de Bellière !

– Philippe, murmura Angélique, vous êtes vraiment l'individu le plus étonnant, le plus déconcertant que j'aie jamais rencontré. Pas un homme qui, ayant reçu de ma part un tel aveu dans un tel moment, ne m'aurait crié à la face que je voulais lui faire endosser une paternité dont il n'était pas responsable. J'étais persuadée que vous m'accuseriez de vous avoir épousé alors que j'étais déjà enceinte.

Philippe remettait ses gants avec soin. Il lui jeta un long regard sombre et presque furieux.

– Sans démontrer, fit-il, que malgré les lacunes de mon éducation je sais quand même compter jusqu'à neuf et que si cet enfant n'était pas le mien, la nature vous aurait déjà contrainte à le mettre au monde, j'ajouterai ceci : Je vous crois capable de tout et de quelques petites choses en plus, mais pas de ce genre de bassesses.

– Elles sont pourtant coutumières aux femmes... De vous qui les méprisez tant, j'imaginais une réaction de doute.

– Vous n'êtes pas une femme comme les autres, dit Philippe d'un ton rogue. Vous êtes ma femme.

Il sortit à grands pas, la laissant rêveuse et remuée d'une émotion qui ressemblait à l'espérance.

Chapitre 2

Par un matin blême de janvier où l'éclat de la neige posait des reflets irréels sur les sombres tapisseries, Angélique sentit que son heure était venue. Elle fit appeler la sagefemme du quartier du Marais, Mme Cordet, dont elle avait retenu les offices. Plusieurs grandes dames de ses amies la lui avaient recommandée. Mme Cordet avait le caractère décidé et la bonhomie nécessaire pour réussir auprès d'une clientèle difficile. Elle amenait avec elle deux apprenties-matrones, ce qui lui donnait de l'importance. Elle fit dresser devant l'âtre une grande table à tréteaux où l'on « travaillerait » plus confortablement. Un brasero fut apporté pour élever la température de la chambre. Les servantes roulaient des bandes de charpie et faisaient bouillir de l'eau dans des bassines de cuivre. Mme Cordet mit à tremper des simples et la pièce s'embauma d'odeurs médicinales qui rappelaient la campagne sous un soleil d'été.

Angélique se sentait terriblement nerveuse et agacée. Cet accouchement ne l'intéressait pas. Elle rageait qu'il n'y eût personne pour faire cela à sa place. Incapable de rester dans son lit, elle allait et venait s'arrêtant devant la fenêtre pour contempler la rue toute blanche et ouatée de neige. À travers les petits carreaux sertis de plomb on devinait les silhouettes floues des passants. Un carrosse, tanguant et roulant, se frayait difficilement passage, et le souffle des quatre chevaux s'échappait en nuages bleutés dans l'air cristallin. Le maître du carrosse criait à la portière. Le cocher jurait. Les commères riaient. On était au lendemain de l'Épiphanie, jour de liesse passé entre les énormes galettes dorées et les hanaps de bon vin rouge et blanc. Tout Paris avait le gosier en feu d'avoir trop crié « Le Roi boit ».

À l'hôtel du Beautreillis on avait fait bombance, comme il se devait, autour de Florimond, petit roi de la fève, couronné d'or et levant son verre de cristal sous les vivats. Aujourd'hui, chacun avait sommeil et bâillait. C'était bien le jour pour mettre un enfant au monde !

Pour tromper son impatience Angélique s'informait de détails domestiques. Avait-on recueilli tous les restes pour les pauvres ? Oui, quatre corbeilles avaient été distribuées ce matin, devant le porche aux béquillards du coin.

Et deux pots d'aumônes avaient été portés aux Enfants bleus, les orphelins du quartier du Temple, vêtus de bleu, et aux Enfants rouges, les orphelins de l'Hôtel-Dieu, en habits rouges.

Avait-on trempé les nappes, rangé la vaisselle, lavé les couverts à l'eau de son et récuré les couteaux à la cendre de foin ?...

Mme Cordet essayait de calmer sa patiente. Quel besoin avait-elle de s'occuper de ces détails ? Sa domesticité était assez nombreuse pour qu'elle laissât de tels soucis au maître d'hôtel. Elle avait bien autre chose à penser. Justement, Angélique ne voulait pas y penser.

– On ne croirait jamais que vous en êtes à votre troisième enfant, remarquait la sagefemme, grondeuse. Vous faites autant de comédie que pour un premier.

Elle en avait fait, certes, moins. Elle se revoyait à l'instant de la naissance de Florimond, jeune mère tendue, effrayée, mais pourtant silencieuse. Elle était bien plus courageuse en ce temps-là. Elle avait de la force en réserve, celle des jeunes bêtes qui n'ont pas vécu et se croient invincibles.