Angélique pensait que les gens grossissaient les ragots, et n'ajoutait pas foi à ces extravagances. Mais la propension de Mme de Choisy à s'occuper des affaires des autres ne laissait pas d'être embarrassante. Dans la crainte de lui voir encore avancer de nouveaux protégés, Angélique, un peu submergée par les Racan, Lesdiguières et Gilandon, prit le tout y compris les demoiselles.
D'ailleurs il devenait urgent de remettre Florimond et Cantor entre des mains préposées à leur dressage. Ils en étaient à l'âge où l'on monte à cheval sur tout ce qui peut s'enfourcher. À défaut des mulets de leur grand-père, ils se contentaient de la rampe en bois précieux du grand escalier et le premier moment de timidité passé, l'hôtel du Beautreillis retentissait du bruit des batailles et des galopades.
Ces tracas domestiques ayant gagné quelques journées, ce fut par la rumeur publique qu'Angélique apprit la libération de Philippe. Il ne vint pas la voir. Elle hésitait sur ce qu'il convenait de faire. Mme de Montespan insista pour qu'elle reparût à la Cour la tête haute.
– Le roi vous a pardonné. Chacun sait qu'il vous a reçue longuement. Il a tancé en privé M. du Plessis, mais le soir même celui-ci a eu l'honneur de « présenter la chemise » au coucher du roi à Saint-Germain. Tout le monde a compris en quelle amitié Sa Majesté vous tenait l'un et l'autre.
Mme de Choisy appuya ces paroles. Le roi ayant émis le souhait de voir Mme du Plessis présenter ses fils, elle devait obtempérer sans attendre que ces bonnes dispositions se soient évaporées de la pensée royale. Mme de Choisy avait vu Mme de Montausier, femme du futur précepteur du Dauphin et l'actuelle gouvernante des enfants de France. On convint d'un jour. C'est ainsi que Florimond et Cantor furent présentés à la Cour, lors d'un passage à Versailles. Tous deux vêtus de satin bleu canard avec le nombre qu'il fallait de rosettes et de rubans, avec bas blancs à baguette d'or, hauts talons, une petite épée d'argent guilloché au côté. Sur leur toison frisée ils portaient des chapeaux ronds de feutre noir avec une plume rouge non pas en panache, mais débordant sur le revers, selon la mode toute nouvelle qui commençait à s'imposer. Comme il faisait froid et qu'il avait neigé ils portaient un manteau de velours noir sou-tache d'or. L'abbé de Lesdiguières disait que Florimond savait tout naturellement « porter le manteau », ce qui est un art qui s'acquiert de naissance. Certaines personnes du commun n'y parviennent jamais.
Cantor était plus gauche. La petite suite de ces messieurs avouait être à peu près tranquille sur la façon dont se comporterait Florimond, qui avait assimilé rapidement courbettes et ronds de jambe. On ne savait trop qu'espérer de Cantor, qui pouvait très bien réussir quand il voulait. Il n'y avait qu'à prier le Ciel de l'inspirer dans le bon sens. L'appartement réservé aux enfants royaux avait un cachet intime peu habituel à la résidence versaillaise. Il y faisait chaud. Dans un coin il y avait une volière et les deux berceuses de la petite Madame portaient les coiffes de leurs campagnes d'origine, un délicat édifice de dentelles d'un grand prix. Avec celle de Mme Hamelin, la vieille nourrice du roi, qui venait souvent là filer sa quenouille, cela faisait des battements d'ailes blanches apportant de la gaîté. Mme de Montausier, qui était une bonne femme, n'avait pas élevé son royal pupille trop à la dure. Le temps viendrait assez tôt pour lui de s'incliner sous la férule des précepteurs et de se plier aux règles de l'étiquette qui entraverait chacun de ses pas d'enfant. C'était un gros petit garçon, la bouche toujours un peu entrouverte car il avait le nez « facilement gâté », disait sa gouvernante. D'intelligence moyenne il semblait déjà, à six ans et demi, mal à l'aise dans son rôle difficile de fils de Louis XIV. Attitude qu'il devait garder toute sa vie. Il avait grandi en enfant unique, deux petites princesses étant mortes dès leur naissance et dont l'une était noire comme une Mauresque, disait-on, « car la reine avait bu trop de chocolat en l'attendant ».
Angélique songea à part elle que ses fils avaient, malgré un dégrossissement hâtif, plus de grâce, d'aisance, et pour tout dire de prestance, que l'héritier de la couronne. Elle les regarda avec admiration lorsqu'ils saluèrent avec un ensemble parfait, le pied cambré, le chapeau bas, et qu'ils s'avancèrent l'un après l'autre pour baiser la main que le Dauphin leur tendait avec appréhension en guettant du regard l'encouragement de Mme de Montausier. Et elle éclata d'orgueil lorsque Florimond dit d'une voix naturelle et gentille, quoique respectueuse :
– Monseigneur, vous avez là un bien joli coquillage.
Il se trouvait que ce coquillage était une décoration personnelle du Dauphin, un joyau sans pareil qu'il avait trouvé le matin même dans le sable du parterre, et dont il n'avait plus voulu se défaire, exigeant qu'on l'accrochât sur son habit entre la croix de Saint-Louis et celle de grand amiral de la flotte, caprice auquel les dames d'honneur avaient fini par céder. La réflexion de Florimond ramena l'intérêt du Dauphin sur son trésor, qu'il voulut aussitôt montrer en détail à ses nouveaux amis. Puis, sa timidité enfuie il les entraîna admirer sa collection de marmousets de poterie, son petit canon et son plus beau tambour, qui avait des ailes de toile d'argent.
Tant d'intuition de la part de Florimond dans l'emploi de la flatterie et dans le commerce des grands combla d'aise ses éducateurs. Le petit abbé et le précepteur Racan se jetaient des regards entendus et Angélique, très satisfaite, se promit de leur bailler le soir une gratification de trente écus.
Sur ces entrefaites et selon le protocole prévu, la reine, une dizaine de ses suivantes et quelques gentilshommes se présentèrent.
Après échanges de révérences Cantor fut convié à chanter devant la souveraine. Là il y eut un léger accroc dans le parfait déroulement de la présentation, car l'enfant ayant mis un genou à terre, préluda par les premières notes de sa chanson préférée :
Le roi a fait battre tambour
Pour voir toutes ses dames...
L'abbé se précipita et dit que le luth était mal accordé. Tandis qu'il resserrait les clés de l'instrument il parla à voix basse à son pupille, qui de la meilleure grâce du monde entama ensuite une autre chanson. L'incident fut à peine remarqué, en particulier de la reine, qui, Espagnole, n'avait aucune idée du folklore français. Angélique se souvint vaguement que la première chanson, composée au siècle dernier, avait trait aux amours illégitimes du roi Henri IV. Elle fut reconnaissante à l'abbé d'avoir écarté à temps la bévue. Décidément, elle remercierait encore Mme de Choisy du bon choix de ses recrues. La voix de Cantor ne pouvait être comparée qu'à celle d'un ange. Elle était d'une pureté indicible, et pourtant ferme, bien soutenue avec des notes longues qui ne fléchissaient pas. Elle était claire et cristalline, mais sans la fadeur un peu niaise des voix enfantines. Les dames, qui s'étaient préparées à écouter avec politesse l'enfant prodige, furent bientôt au comble du ravissement. Florimond, qui avait tout d'abord retenu l'attention, passait au second plan. On s'avisait de la bonne mine du petit chanteur, moins beau que son frère, mais avec des yeux d'une nuance rare, qui s'emplissaient de lumière quand il chantait. M. de Vivonne était le plus enthousiaste de tous, et le désir de flatter Angélique n'était pour rien dans ses compliments dithyrambiques. Ainsi que beaucoup de joyeux viveurs de la Cour il possédait quelques talents secrets, pratiqués en amateur et comme pour se jouer. Vivonne, frère de Mme de Montespan, tout en étant capitaine des galères et lieutenant général des mers, versifiait, composait, jouait de plusieurs instruments de musique. À maintes reprises on lui avait confié l'arrangement des ballets de la Cour. Il s'en tirait fort bien. Il demanda à Cantor d'interpréter quelques-unes de ses chansonnettes en les choisissant parmi les moins lestes de son répertoire. Il y avait même une ariette pour messe de Noël, pleine de grâce gentille, qui transporta toute l'assemblée. La reine voulut absolument qu'on allât quérir M. Lulli sur-le-champ. Le surintendant de la musique du roi faisait répéter ses choristes à la chapelle. Il se présenta de mauvaise grâce, mais son visage bougon et enluminé se détendit lorsqu'il eut écouté l'enfant. Une voix de cette finesse était rare, dit-il. Il ne voulut pas croire que Cantor atteignait à peine ses huit années ; il avait un « coffre » de onze ans. D'ailleurs le musicien se rembrunit aussitôt et fit la lippe. La carrière du petit phénomène était destinée à être brève, sa voix étant de celles que la mue détruit presque à coup sûr. À moins qu'on n'en fit une voix « à castre » en le privant de sa virilité vers dix ou onze ans. De telles voix étaient très recherchées. Les jeunes éphèbes au visage imberbe et au timbre séraphique demeuraient le plus bel ornement des chapelles princières d'Europe. On les recrutait surtout parmi les fils de musiciens pauvres ou baladins, désireux d'assurer à leurs enfants une carrière, à défaut d'une vie normale mais vouée à la médiocrité.
Angélique poussa de hauts cris. Châtrer son vigoureux petit Cantor ! Quelle horreur !
Dieu merci, il était gentilhomme et sa destinée n'aurait pas à souffrir de la perte de ses dons. Il apprendrait à manier l'épée au service du roi et s'assurerait une nombreuse descendance. Les avis de M. Lulli donnèrent matière à quelques plaisanteries dans le ton de la Cour, où dames et seigneurs s'entendaient à manier le vert langage. Cantor passa de mains en mains et fut cajolé, complimenté, encouragé. Il acceptait les hommages avec son air habituel de matou paisible mais qui n'en pense pas moins.
On convint que lorsque Monseigneur le Dauphin serait remis aux mains des hommes, Florimond et Cantor prendraient place parmi les seigneurs de sa suite afin de l'accompagner au manège, au jeu de paume et fort bientôt, à la chasse.
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