Angélique baissait la tête et réfléchissait. Maintenant qu'il y avait une bataille à soutenir, elle avait cessé de s'affoler.

– Si j'allais voir M. de Solignac ?

– Essayez.

Chapitre 13

Sous la pluie qui tombait à verse, Angélique demeura quelques instants immobile, devant les grilles du château de Saint-Germain. On venait de l'informer que la Cour était en déplacement à Versailles. Elle faillit renoncer. Puis se ressaisissant elle remonta en carrosse.

– À Versailles, cria-t-elle au cocher.

Celui-ci en grommelant fit tourner son attelage.

À travers les vitres ruisselantes, la jeune femme regardait défiler les arbres dépouillés de la forêt, enveloppés de brouillard gris.

Pluie, froid, boue ! C'était l'hiver maussade. Et l'on aspirait après les nouvelles tombées de neige scintillante qu'apporterait Noël.

Angélique ne sentait pas ses pieds glacés. De temps à autre elle avait une moue et dans ses yeux s'allumait ce que Mlle de Parajonc appelait son regard de bataille. Elle revivait son entrevue avec le marquis de Solignac. Celui-ci, sur sa demande, avait consenti à la recevoir. Non pas chez lui, encore moins chez elle, mais avec toutes sortes de mystères, dans un petit parloir glacial du couvent des Célestins. Loin des reflets de la Cour, où sa haute taille et sa perruque monumentale lui conféraient une certaine noblesse d'allure, le grand chambellan de la reine lui était apparu comme un personnage chafouin et inexplicablement soupçonneux.

Tout semblait lui fournir prétexte à s'indigner. Et il n'avait pas caché à Angélique que sa tenue, pour une entrevue aussi solennelle, manquait de modestie.

– Vous croyez-vous encore sous les lustres de la Cour, Madame, et me prenez-vous pour un de ces blondins capables de s'enflammer comme un papillon à la vue de vos charmes ? J'ignore pour quelle raison vous avez voulu me rencontrer, mais étant donné la triste situation dans laquelle votre légèreté vous a mise, ayez au moins la pudeur de voiler ces funestes appâts, qui portent la responsabilité d'un grand malheur.

Elle ne devait pas cesser d'aller de surprise en surprise. M. de Solignac, les yeux à demi-clos, ne laissant filtrer qu'une lueur incisive, lui avait alors demandé si elle jeûnait le vendredi, si elle faisait l'aumône, et si elle avait vu « Tartuffe » et combien de fois ? Tartuffe était une pièce de M. Molière qu'on disait mal accueillie par les personnes pieuses. Angélique n'étant pas à la Cour au moment où la comédie avait été présentée au roi n'y avait pas assisté.

Angélique, mésestimant la force que représentait la compagnie du Saint-Sacrement, se mit en colère. La discussion s'envenima et devint aigre.

– Malheur à celui ou à celle par qui le scandale arrive ! conclut le marquis intransigeant.

Angélique le quitta en pleine défaite. Sa colère lui tenait lieu de courage. Elle décida de voir le roi.

Elle passa la nuit dans une auberge des environs de Versailles. Dès la première heure elle attendait dans le salon des solliciteurs après avoir fait sa révérence à la nef d'or qui sur la cheminée de marbre représentait la personne du roi. L'heure des placets ramenait sous les plafonds ouvragés de Versailles son habituel contingent de vieux militaires sans pensions, de veuves spoliées et de nobles ruinés, pauvres épaves qui, lasses de se voir abandonnées du sort et des hommes, s'adressaient au roi tout-puissant et dont Mme Scarron, debout non loin de là, dans sa mante usée, représentait un des types les plus accomplis et presque le symbole. Angélique ne s'était pas fait reconnaître d'elle. Elle gardait la voilette de son capuchon rabattue sur son visage.

Lorsque le roi passa elle demeura profondément s'agenouillée, se contentant de lui remettre le placet qu'elle avait préparé et où Mme du Plessis-Bellière suppliait humblement Sa Majesté de lui accorder un entretien.

Elle nota avec espérance que le roi, après avoir jeté un regard sur la supplique, la conservait en main au lieu de la remettre, selon l'usage, à M. de Gesvres. Ce fut pourtant celui-ci qui, lorsque la foule, se fut dispersée, s'approcha de la silhouette voilée et la pria à voix basse de le suivre. Peu après la porte du cabinet du roi s'ouvrit devant elle.

Angélique ne s'attendait pas à être si rapidement exaucée. Le cœur battant de façon désordonnée elle fit quelques pas et se laissa de nouveau tomber à genoux dès que la porte se fut refermée.

– Relevez-vous, Madame, fit la voix du roi, et approchez.

La voix n'était pas méchante.

La jeune femme obéit et arrivée devant la table elle osa écarter son voile. Il faisait très sombre ; des nuées de pluie venaient d'envahir le ciel et l'on entendait au-dehors le bruit de l'eau éclaboussant le sable des parterres. Malgré la demi-obscurité, elle pouvait distinguer l'ébauche d'un sourire sur le visage de Louis XIV. Il dit avec bonne grâce :

– Je suis marri qu'une de mes dames se croie obligée à tant de mystère pour m'aborder. Ne pouviez-vous paraître et vous annoncer au grand jour ? Vous êtes femme de maréchal.

– Sire, ma confusion est telle que...

– Bon, nous y venons. J'accepte votre confusion en excuse. Il eût été plus sage pour vous de ne pas quitter Fontainebleau avec tant de précipitation l'autre soir. Cette fuite n'était pas à la hauteur de la dignité dont vous aviez fait preuve au cours du pénible incident. Angélique retint un mouvement de surprise ; elle fut sur le point de faire remarquer au souverain que c'était sur son ordre, transmis par Mme de Choisy, qu'elle s'était éloignée.

Mais il tranchait de nouveau.

– Laissons cela. Quel est l'objet de votre visite ?

– Sire, la Bastille...

Elle s'interrompit, le souffle coupé par l'énoncé de ce seul mot. Sa phrase était mal commencée. Elle se troubla et se tordit les mains.

– Entendons-nous bien, dit le roi avec douceur. Pour qui venez-vous intercéder ? Pour M. de Lauzun ou pour M. du Plessis ?

– Sire, s'écria Angélique avec feu, le sort de mon mari est mon seul souci !

– Hélas ! que ne l'a-t-il toujours été, Madame ! Si j'en crois les rumeurs il me semble bien que pendant un instant, peut-être bref, mais certain, le sort du marquis et son honneur même sont passés à l'arrière-plan de vos préoccupations ?

– C'est vrai, Sire.

– Vous le regrettez ?

– Je le regrette, Sire, de toute mon âme.

Sous le regard pénétrant, il lui revint à l'esprit ce qu'elle avait entendu dire de la curiosité du souverain pour la vie privée de ses sujets. Mais cette inquisition se doublait d'une discrétion absolue. Le roi savait, mais ne parlait pas. Plus même : il faisait taire.

Là encore, il manifestait surtout l'intérêt profond qu'il portait aux êtres et le désir de les connaître par le secret pour y trouver le plus sûr moyen de les guider et à l'occasion de les asservir.

Angélique, de ce visage sérieux tendu vers elle et modelé de clarté blême, revenait aux deux mains posées sur la table noire, mains au repos, immobiles et puissantes, sans un frémissement.

– Quel temps ! fit-il brusquement en écartant son fauteuil pour se lever. On demanderait les chandelles en plein midi. Je ne peux rien distinguer de votre visage. Ça, venez près de la fenêtre que je vous examine.

Elle le suivit, docile, et lorsqu'ils furent dans l'embrasure de la croisée où glissait la pluie : – Je ne peux croire vraiment que M. du Plessis soit aussi indifférent aux charmes de sa femme qu'à l'usage qu'elle en fait. Il doit y avoir de votre faute, Madame. Pourquoi n'habitez-vous pas l'hôtel de votre mari ?

– M. du Plessis ne m'y a jamais conviée.

– Curieuses façons ! Allons Bagatelle, contez-moi donc ce qui s'est passé à Fontainebleau.

– Je sais que ma conduite n'a pas d'excuses, mais mon mari venait de m'offenser... gravement, en public.

Elle eut un regard machinal vers son poignet, qui portait encore des traces révélatrices de l'offense. Le roi prit cette main, la regarda et ne dit rien.

– Je m'étais assise à l'écart. J'étais dans l'affliction. M. de Lauzun est passé... Elle dit comment Lauzun avait entrepris de la consoler d'abord verbalement puis de façon plus concrète.

– Il est bien difficile de résister aux entreprises de M. de Lauzun, Sire. Son habileté est si grande que lorsqu'on songe à s'indigner ou se défendre on se trouve dans une situation telle qu'on ne saurait la dévoiler sans risquer la plus grande confusion.

– Ah ! Ah ! C'est donc ainsi qu'il procède !...

– M. de Lauzun a tant d'expérience. Il est roué, sans scrupules, et au fond le meilleur cœur du monde. Enfin Votre Majesté le connaît mieux que moi.

– Hum ! fit le roi, goguenard, cela dépend dans quel sens vous l'entendez, Madame.

« Vous êtes charmante lorsque vous rougissez ainsi, reprit-il. Il y a en vous de très plaisants contrastes. Vous êtes timide et audacieuse, gaie et grave... L'autre jour j'ai visité les serres déjà en place et j'ai voulu voir les fleurs qu'on y a mises à l'abri. Parmi les tubéreuses j'ai remarqué une fleur qui troublait l'ordonnance des couleurs. Les jardiniers voulaient l'arracher, disant que c'était un rejeton sauvage. Elle était, en vérité, aussi éclatante que les autres et pourtant différente. C'est à cette fleur que vous me faites songer quand je vous vois parmi mes dames... Et maintenant je balance et serais porté à croire que les torts sont du côté de M. du Plessis...

Les sourcils du monarque se rapprochèrent et son visage, tout à l'heure si affable, s'assombrit.

– Sa réputation de brutalité m'a toujours déplu. Je ne veux à ma Cour des gentilshommes qui témoigneraient près des étrangers que les mœurs françaises demeurent grossières et même barbares. Je prône la courtoisie envers les dames comme une discipline nécessaire au bon renom de notre pays. Est-ce vrai que votre mari vous bat, et cela en public ?