Son teint blanchissait, son regard se voilait sous une défaillance.

– Le roi vous appelle ainsi je crois : Bagatelle.

Les yeux d'Angélique se remplirent à nouveau de larmes. Elle posa la main sur son front. Comme il avait l'air faible, lui si dur !

– Oh ! Philippe, murmura-t-elle, quel gâchis ! Et vous veniez de me sauver la vie !... Oh ! Pourquoi les choses n'ont-elles pas tourné autrement ?... J'aurais tellement aimé... pouvoir vous aimer.

Le marquis leva la main d'un geste impératif qui imposait silence.

– Je crois que les voici, dit-il.

On entendit dans l'escalier de marbre résonner des éperons et des sabres. Puis la porte s'ouvrit avec lenteur et le comte de Cavois passa un visage effaré.

– Cavois ! dit Philippe. Tu viens m'arrêter ?

Le comte approuva d'un hochement de tête navré.

– Le choix est bon. Tu es colonel des mousquetaires, et après le capitaine des gardes du roi, c'est bien à toi en effet que doit revenir la fonction. Que devient Péguilin ?

– Il est déjà à la Bastille.

Philippe se redressa péniblement.

– Je te suis. Madame, veuillez avoir l'obligeance de me poser mon pourpoint sur les épaules.

Mais depuis qu'elle avait entendu prononcer le nom de la Bastille, un vertige s'était emparé d'Angélique. Tout recommençait !... Une fois de plus on venait de lui arracher son mari pour l'enfermer à la Bastille. Pâle jusqu'aux lèvres elle joignit les mains.

– Monsieur de Cavois, oh ! je vous en supplie, pas à la Bastille.

– Madame, je suis au regret, mais ce sont les ordres du roi. Vous n'ignorez pas que M. du Plessis y a gravement contrevenu en se battant en duel malgré les édits sévères qui l'interdisent. Cependant ne vous tourmentez pas. Il sera bien traité, bien soigné et son valet a reçu l'autorisation de l'accompagner.

Il tendit le bras à Philippe pour que celui-ci pût s'y appuyer. Angélique eut un cri de bête blessée :

– Pas à la Bastille !... Enfermez-le où vous voudrez, mais pas à la Bastille !

Les deux gentilshommes, qui gagnaient la porte, tournèrent vers elle le même regard d'incompréhension offusquée.

– Et où voudriez-vous donc qu'il m'enfermât ? dit Philippe, outré. Au Châtelet peut-être ? Avec les croquants !

*****

Tout recommençait ! L'attente, le silence, l'impossibilité d'agir, la catastrophe irrémédiable. Elle se voyait à nouveau parcourant la route, trébuchante, et déjà l'angoisse l'étouffait comme en ces cauchemars où l'on cherche en vain à s'enfuir, cloué au sol par des pieds de plomb. Elle crut pendant quelques heures qu'elle allait perdre la raison. Ses servantes, bouleversées de voir en cet état leur maîtresse qu'elles connaissaient sous un jour plus énergique, entrevirent enfin une solution pour la calmer.

– Il faut aller voir Mlle de Lenclos, Madame. Mlle de Lenclos.

Elles la mirent presque de force dans sa chaise à porteurs. Le conseil était bon. Seule Ninon avec son équilibre, son expérience, sa compréhension humaine, son cœur exquis, pouvait écouter Angélique sans la prendre pour une folle ou se scandaliser.

Elle berça la jeune femme dans ses bras, l'appela « mon doux cœur » et lorsque sa panique parut décroître un peu elle entreprit de lui démontrer combien l'incident était de peu d'importance. Maints exemples étaient là pour en témoigner. C'était chaque jour qu'on voyait des maris se battre en duel pour venger leur honneur outragé.

– Mais... la Bastille !

Le nom abhorré s'inscrivait en lettres rouges devant les yeux d'Angélique.

– La Bastille ! Mais l'on en sort, ma chérie.

– Oui, pour être jeté au bûcher !

Ninon lui caressa le front.

– Je ne sais à quoi vous faites allusion. Sans doute y a-t-il dans vos souvenirs un événement atroce qui s'y rattache et vous fait perdre votre sang-froid. Mais lorsque vous aurez retrouvé un peu votre saine raison habituelle vous considérerez, comme moi, que le renom de la Bastille, s'il impressionne, n'effraie pas. C'est le cabinet noir du roi. Pouvons-nous compter un seul de nos beaux seigneurs qui n'y ait séjourné quelque temps pour payer une insolence ou une indiscipline auxquelles leur caractère bouillant les entraîne trop souvent ? Lauzun lui-même y retourne pour la troisième fois, si ce n'est la quatrième. Et son exemple prouve bien que l'on sort de la Bastille et pour se retrouver parfois plus honoré qu'avant. Laissez donc au roi le temps et le droit de faire sentir sa férule à ce troupeau indiscipliné. Il sera le premier à soupirer après le retour de ce méchant lutin de Lauzun ou de son Grand Louvetier...

À force de bonnes paroles elle réussit à ramener le calme dans l'esprit d'Angélique, qui convint que son effroi était ridicule et mal fondé.

Ninon lui recommanda de ne rien tenter sur-le-champ afin de laisser les remous s'effacer :

– Un scandale chasse l'autre ! La Cour en est fertile ! Patience. Je gage que d'ici huit jours un autre nom remplacera le vôtre sur les lèvres des cancaniers.

Sur ses conseils Angélique prit la résolution d'aller faire retraite au couvent des Carmélites où sa jeune sœur Marie-Agnès était novice. C'était la meilleure solution pour s'isoler des mondains à l'affût, tout en demeurant sur place.

*****

Sous son béguin de nonne la jeune Marie-Agnès de Sancé, avec ses yeux verts et son visage aigu au sourire rusé, ressemblait à un de ces anges un peu inquiétants par leur grâce qui vous accueillent aux porches des vieilles cathédrales. Angélique s'étonnait de la voir persister dans sa décision de prendre le voile alors qu'elle atteignait à peine vingt et un ans. Une vie de privations et de prières semblait si peu en accord avec le tempérament de sa cadette, dont on disait déjà à douze ans qu'elle avait le diable au corps, et dont la brève carrière parmi les filles de la reine n'avait été qu'un feu brûlant de courtes et libertines aventures. Angélique gardait l'impression que sur le chapitre de l'amour Marie-Agnès avait beaucoup plus d'expérience qu'elle. Cela semblait également l'avis de la jeune religieuse qui, après avoir écouté sa confession avec une moue indulgente, soupira :

– Que tu es jeune encore ! Pourquoi te mettre à l'envers pour une histoire aussi banale ?

– Banale ! Marie-Agnès. Je viens de t'expliquer que j'ai trompé mon mari. C'est un péché, il me semble ?

– Rien n'est plus banal que le péché. C'est la vertu qui est rare. Si rare de nos jours qu'elle en devient originale.

– Ce que je ne comprends pas, c'est comment cela est arrivé. Je ne voulais pas, mais...

– Écoute, dit Marie-Agnès de ce ton tranchant qui était commun à la famille, ces choses-là on les veut ou on ne les veut pas. Et si on ne les veut pas on n'a qu'à ne pas vivre à la Cour.

C'était là peut-être l'explication de sa rupture totale avec le monde. Dans le silence ouaté de la sainte demeure, où venaient mourir les bruits de la ville, Angélique envisagea un instant de faire pénitence. La visite de Mme de Montespan suspendit ses élans vers le Ciel et la ramena aux complexes problèmes de la terre.

– Je ne sais si ma démarche est sage, lui dit la belle Athénaïs, mais tout compte fait il m'a paru utile de vous avertir. Vous agirez comme vous voudrez, et surtout ne me mettez pas en avant. Solignac a pris à son compte cette histoire de duel. C'est dire que les affaires de votre mari tournent mal.

– Le marquis de Solignac ? Mais de quoi se mêle-t-il ?

– Comme toujours, de la défense de Dieu et de ses droits sacrés. Je vous ai prévenue que c'est une créature chagrine et contre-disante. Il s'est mis en tête que le duel était un des pivots de l'hérésie et de l'athéisme, et, saisissant l'occasion de celui de Lauzun et de votre mari, il presse le roi de se montrer sévère afin, dit-il, « de faire un exemple ». À l'entendre il faudrait allumer les flammes d'un bûcher.

Voyant Angélique pâlir, l'étourdie marquise lui donna un coup d'éventail amical.

– Je plaisantais. Mais prenez garde ! Ce furieux dévot est fort capable d'obtenir au moins un emprisonnement prolongé, une disgrâce éclatante, que sais-je ! Le roi prête l'oreille car il se souvient que Lauzun l'a trop souvent irrité. Et il n'est pas content de voir que ces deux gentilshommes ont passé outre à ses désirs d'accommodement. Le duel en soi ne le choque pas. Cependant c'est une question de loi. Enfin, l'avis général, c'est que le torchon brûle. À votre place, j'essaierais de m'interposer pendant qu'il est encore temps et que l'esprit du roi balance.

Angélique laissa là ses livres de prières et quitta dans l'heure même la pieuse demeure.

*****

Ninon de Lenclos, qu'elle retourna voir, s'obstinait à ne pas prendre au sérieux cette histoire de mari trompé. Qui serait assez sot pour en faire un procès ? Quand l'épidémie est générale les médecins ne s'occupent pas des cas particuliers. Louis XIV, auquel on avait rapporté ce mot, avait souri. C'était bon signe. Cependant la courtisane fronça les sourcils lorsque Angélique lui dit le rôle qu'on prêtait à M. de Solignac. Elle se souvenait du temps où Richelieu avait fait tomber de nobles et folles têtes sous la hache du bourreau afin de « faire un exemple » et d'obliger les jeunes seigneurs à renoncer à cette détestable habitude des duels qui les décimaient.

– Si M. de Solignac s'est mis dans la tête que la cause de Dieu avait été atteinte par l'épée de votre mari, nous pouvons être sûres qu'il importunera le roi avec l'entêtement que d'autres mettraient à obtenir une faveur.

– Croyez-vous que le roi soit capable de se laisser influencer ?

– Ce n'est pas une question de faiblesse de sa part. Même si le roi juge M. de Solignac insupportable, les arguments que celui-ci met en avant sont de poids. Il a la loi religieuse et la loi tout court avec lui. Si le roi est mis au défi d'appliquer l'une et l'autre, il ne peut passer outre. La chose n'aurait pu s'arranger qu'en l'entourant de discrétion. Et voilà ce qu'entonne la trompette aux cent bouches.