Angélique haussa les épaules.
– Quel tableau ! Pourquoi pas la salle de torture pendant que vous y êtes, le fer rouge sous la plante des pieds, le chevalet, les membres brisés ?...
– Non... Je n'irai pas jusque-là. Il se trouve que j'ai un certain goût pour la beauté de votre corps.
– Vraiment ? On ne s'en douterait guère. Vous le manifestez bien peu.
Philippe, qui se trouvait déjà près de la porte, se détourna, les yeux mi-clos.
– Vous en plaindriez-vous, ma chère ? Quelle heureuse surprise ! Ainsi je vous ai manqué ? Vous trouvez que je n'ai pas assez sacrifié à l'autel de vos charmes ? N'y a-t-il donc pas encore assez d'amants pour y rendre hommages, que vous réclamiez ceux d'un mari ? J'avais pourtant eu l'impression que vous ne vous étiez pas pliée sans désagrément aux obligations de votre nuit de noces, mais je me suis peut-être mépris...
– Laissez-moi, Philippe, dit Angélique qui le regardait avancer avec appréhension.
Elle se sentait nue et désarmée dans sa fine chemise de nuit.
– Plus je vous regarde et moins j'ai envie de vous laisser, dit-il.
Il l'enlaça, la plaqua contre lui. Elle frissonnait et une envie terrible d'éclater en sanglots nerveux lui serrait la gorge.
– Laissez-moi. Oh ! Je vous supplie, laissez-moi.
– J'adore vous entendre supplier.
Il l'enleva comme un fétu de paille et la laissa retomber sur la paillasse monastique.
– Philippe, avez-vous songé que nous sommes dans un couvent ?
– Et après ? Vous imaginez-vous que deux heures de séjour dans ce pieux asile vous font bénéficier du vœu de chasteté ? D'ailleurs, qu'à cela ne tienne. J'ai toujours pris grand plaisir à violer les nonnes.
– Vous êtes le plus ignoble personnage que je connaisse !
– Votre vocabulaire amoureux n'est pas des plus tendres, fit-il en dégrafant son baudrier. Vous gagneriez à fréquenter le salon de la belle Ninon. Trêve de simagrées, Madame. Vous m'avez rappelé, fort heureusement, que j'avais des devoirs à remplir envers vous et je les remplirai.
Angélique ferma les yeux. Elle avait cessé de résister, sachant par expérience ce qu'il pouvait lui en coûter. Passive et dédaigneuse elle subit l'étreinte pénible qu'il lui infligeait comme une punition. Elle n'avait qu'à imiter, songeait-elle, les épouses mal mariées – et Dieu sait qu'elles étaient légion – qui se font une raison, pensent à leurs amants ou disent leur chapelet, en acceptant les hommages du quinquagénaire ventripotent auquel les a liées la volonté d'un père intéressé. Ce n'était pas, évidemment, tout à fait le cas de Philippe. Il n'était ni quinquagénaire ni ventripotent, et c'était elle, Angélique, qui avait voulu l'épouser. Elle pouvait bien s'en mordre les doigts aujourd'hui. C'était trop tard. Elle devait apprendre à connaître le maître qu'elle s'était donné. Une brute, pour qui la femme n'était qu'un objet à travers lequel il poursuivait, sans nuances, la recherche d'un assouvissement physique. Mais c'était une brute solide et souple et dans ses bras il était difficile d'égarer sa pensée ou de dire des patenôtres. Il menait l'aventure au galop, en guerrier que commande le désir et qui a perdu l'habitude, dans les exaltations et les violences des soirs de bataille, de faire la place au sentiment.
Cependant au moment de la lâcher il eut un geste léger, qu'elle crut plus tard avoir rêvé : il posa sa main sur le cou renversé de la jeune femme, à l'endroit où les doigts grossiers du valet avaient laissé leurs marques bleuies et il s'y attarda un instant comme pour une imperceptible caresse.
Déjà il était debout, la couvant d'un œil méchant et goguenard.
– Eh bien, ma belle, vous voilà plus sage il me semble. Je vous l'ai dit. Bientôt, vous ramperez. En attendant, je vous souhaite un agréable séjour dans ces lieux aux murs épais. Vous pourrez y pleurer, hurler et maudire à loisir. Personne ne vous entendra. Les religieuses ont ordre de vous donner à manger mais de ne pas vous laisser mettre un pied dehors. Or, elles ont la réputation de s'acquitter fort bien de leur rôle de geôlières. Vous n'êtes pas la seule pensionnaire forcée de ce couvent. Bon plaisir, Madame ! Il se peut qu'au soir vous entendiez passer les cors de la chasse du roi. Je ferai sonner une fanfare à votre intention.
Il sortit sur un éclat de rire moqueur. Son rire était détestable. Il ne savait rire que dans la vengeance.
*****
Après son départ Angélique resta longtemps immobile, enveloppée dans la grossière couverture, où s'attardait un parfum d'homme composé d'essence de jasmin et de cuir neuf. Elle se sentait lasse et découragée. Les angoisses de la nuit jointes à l'irritation de la dispute l'avaient livrée à bout de nerfs aux exigences de son mari. Violentée, elle n'avait plus de forces et son corps plongeait dans un engourdissement proche du bien-être. Une nausée aussi subite qu'imprévisible lui monta aux lèvres et elle lutta un moment, la sueur aux tempes, contre un incoercible malaise. Retombée sur sa paillasse elle se sentit plus déprimée que jamais. Cette défaillance confirmait des symptômes qu'elle avait voulu méconnaître depuis un mois. Mais maintenant il lui fallait se rendre à l'évidence. La terrible nuit de noces qu'elle avait vécue au Plessis-Bellière et dont elle ne pouvait se souvenir sans rougir de honte avait porté ses fruits. Elle était enceinte. Elle attendait un enfant de Philippe, de cet homme qui la haïssait et qui avait juré de se venger d'elle et de la tourmenter jusqu'à la rendre folle. Un moment Angélique se sentit accablée et eut la tentation de se laisser aller et de renoncer à la lutte. Le sommeil la gagna. Dormir ! Après elle reprendrait courage. Mais ce n'était pas le moment de dormir. Après il serait trop tard. Elle aurait provoqué la colère du roi et serait bannie à jamais de Versailles et même de Paris. Elle se leva, courut jusqu'à la porte de gros bois qu'elle martela de ses poings jusqu'à s'écorcher, criant, hurlant :
– Ouvrez-moi ! Sortez-moi de là !
Le soleil maintenant pénétrait à flots dans la cellule. À cette heure les équipages du roi se rassemblaient dans la cour d'honneur, les carrosses des invités parisiens franchissaient la porte Saint-Honoré. Angélique seule manquerait au rendez-vous.
« Il faut que je sois présente ! Il faut que je sois présente ! Si je m'aliène le roi, je suis perdue. Seul le roi peut tenir Philippe en respect. Il faut que je rejoigne la chasse royale coûte que coûte ! »
« Philippe n'a-t-il pas parlé des cors de la chasse du roi que je pourrais percevoir d'ici ? Je serais donc dans un couvent aux environs de Versailles ? Oh ! il faut absolument que je réussisse à sortir d'ici. »
Mais tourner en rond dans sa cellule n'apportait aucune solution. Enfin un bruit de lourds sabots résonna dans le couloir. Angélique s'immobilisa, pleine d'espoir, puis regagna son grabat où elle s'étendit avec son air le plus doux. Une grosse clef tourna dans la serrure et une femme entra. Ce n'était pas une religieuse mais une servante en gros bonnet de percale et vêtements de futaine qui portait un plateau.
Elle grommela un « bonjour » sans aménité et commença à disposer sur la table le contenu du plateau. Celui-ci semblait maigre. Un flacon d'eau, une écuelle d'où venait une vague odeur de lentilles au lard, un pain rond.
Angélique observait la servante avec curiosité. C'était peut-être le seul contact qu'elle aurait avec l'extérieur pour la journée entière. Il fallait profiter de l'occasion. La fille ne semblait pas être une lourde paysanne comme on en trouve généralement à balayer les cloîtres. Jolie même, avec de grands yeux noirs pleins de feu et de rancune et une façon de remuer les reins sous ses cottes de futaine qui en disait long sur ses activités passées. L'œil averti d'Angélique ne pouvait s'y tromper pas plus qu'elle ne se méprit sur la qualité des jurons que la fille laissa échapper en faisant tomber par mégarde la cuillère du plateau. C'était à n'en pas douter l'une des plus accortes vassales de sa Majesté le Grand Coësre, roi des Argotiers.
– Salut, frangine, murmura Angélique.
L'autre se retourna d'un coup et ses yeux s'écarquillèrent en voyant Angélique ébaucher le signe de reconnaissance des truands de Paris.
– Ça alors ! fit-elle quand elle fut un peu revenue de sa stupéfaction, ça alors ! Si je m'attendais... On m'avait dit que tu étais une vraie marquise. Eh bien ! ma pauvre môme, toi aussi tu t'es fait piper par ces salauds de la compagnie du Saint-Sacrement ? Pas de chance, hein ! Avec ces oiseaux de malheur plus moyen de faire son boulot tranquillement !
Elle vint s'asseoir au pied de la paillasse de la prisonnière, croisant sur sa poitrine provocante son fichu de laine grise.
– Six mois que je suis dans cette turne. Tu parles si je rigole ! C'est du nanan de te voir. Ça va me distraire un peu. Dans quel quartier travaillais-tu ?
Angélique eut un geste vague :
– Un peu partout.
– Et qui est ton « barbillon » ?
– Cul-de-Bois.
– Le Grand Coësre ! Mâtin, ma belle, tu es soignée. Pour une nouvelle tu as tes grandes entrées. Car tu es nouvelle, pour sûr. J't'avais jamais reluquée avant. Comment t'appelles-tu ?
– La Belle Angèle.
– Et moi c'est La Dimanche. Oui, on m'a donné ce nom-là à cause de ma spécialité. Je ne travaillais que le dimanche. Une idée qui m'était venue comme ça pour ne pas faire comme tout le monde, et une bonne idée tu peux m'en croire. Je l'avais bien accommodé mon turbin. Rien que devant les églises que j'allais battre le pied. Et dame, ceux qu'étaient pas très décidés en entrant, ils avaient le temps de réfléchir en faisant leurs prières. Une belle fille après une bonne messe, pourquoi pas ? Ça me donnait plus de clients que je n'en pouvais satisfaire, à la sortie. Mais quel boucan chez les bégueules et les dévots ! À croire que tout Paris manquait la messe à cause de moi ! Ah ! ils s'en sont donné du mal pour me faire arrêter !
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