– Tu es là ? Comme tu es belle ! Comme tu es savoureuse !

L'attente les avait exaspérés tous deux. Angélique gémit et mordit violemment l'épaulette moirée du bel habit bleu. Péguilin rit tout bas.

– Doucement, petite louve... On va vous contenter... Mais l'endroit est passant ; laissez-moi diriger la manœuvre.

Elle lui obéit, haletante et docile. Le voile doré de l'oubli voluptueux tombait sur ses peines. Elle n'était plus qu'un corps ardent, affamé de son seul plaisir, et sans souci du lieu où elle se trouvait, ni même du partenaire adroit qui la faisait vibrer.

– Mon enfant, vous avez beaucoup péché, mais vu le repentir dont vous avez fait preuve et l'ardeur avec laquelle vous avez entrepris de réparer vos fautes, je ne crois pas devoir vous refuser la bénédiction du petit dieu Eros, ni son absolution. Comme pénitence vous réciterez...

– Oh ! vous êtes un affreux libertin, protesta-t-elle encore languissante, avec un petit rire de gorge.

Péguilin prit une boucle de cheveux blonds et la baisa. Il s'étonnait, en secret, de sa propre joie. Rien qui ressemblât au sentiment désabusé qui suit l'assouvissement. Pourquoi ? Quelle sorte de femme était-ce donc ?

– Angélique, mon ange, je crains d'oublier mes bonnes résolutions... Oui, je brûle d'en connaître davantage. Voulez-vous... Je t'en prie, viens chez moi, ce soir, après le coucher du roi.

– Et Mme de Roquelaure ?

– Baste !...

Angélique se détacha de l'épaule où elle s'attardait et ramena sur sa poitrine les dentelles de son corsage. Son geste demeura en suspens.

À quelques pas d'eux, se détachant en noir sur le décor incandescent de la galerie illuminée, il y avait un personnage immobile. Nul n'avait besoin de discerner ses traits pour le reconnaître : Philippe !

Péguilin de Lauzun possédait une longue expérience de ce genre de situation. D'une main preste il rectifia le désordre de ses vêtements, se dressa, et s'inclina profondément.

– Monsieur, nommez-moi vos témoins ; je suis à vous...

– Et ma femme est à tout le monde, répondit Philippe de sa voix lente. Je vous en prie, marquis, ne dérangez personne.

La jambe cambrée, il salua au moins aussi profondément que Péguilin et s'éloigna de sa démarche superbe.

Le marquis de Lauzun semblait transformé en statue de sel.

– Par le diable ! jura-t-il, jamais je n'ai rencontré un mari de cette espèce.

Tirant son épée il sauta d'un bond les trois marches de l'estrade et s'élança derrière le Grand Louvetier.

Il déboucha ainsi, tout courant, dans le Salon de Diane à l'instant même où le roi, suivi des dames de sa famille, sortait de son cabinet.

– Monsieur, cria Péguilin de sa voix claironnante, votre attitude méprisante est une insulte. Je ne la supporterai pas. Votre épée doit en répondre.

Philippe abaissa sur son rival gesticulant le regard de ses yeux froids.

– Mon épée appartient au roi, Monsieur. Je ne me suis encore jamais battu pour des putains.

Dans sa rage Lauzun retrouvait son accent méridional :

– Je vous ai fait cocu, Monsieur ! hurla-t-il, ivre de dépit, et j'exige que vous m'en demandiez réparation.

Chapitre 12

Angélique se dressa sur son lit, la tête lourde, la bouche amère. L'aube pointait, couleur de cendre.

Elle passa les doigts dans ses cheveux emmêlés. La peau de son crâne lui faisait mal. Elle voulut prendre son miroir sur la table de chevet et grimaça de douleur. Sa main était gonflée. Angélique considéra la plaie de son poignet avec hébétude. Et brusquement le souvenir lui revint : Philippe !

Elle se jeta hors de son lit, enfila ses mules en trébuchant. Il fallait au plus tôt courir aux nouvelles, savoir ce qu'étaient devenus Philippe et Lauzun. Le roi avait-il réussi à les convaincre de ne pas se battre ? Et s'ils se battaient quel sort attendait le survivant ? L'arrestation, l'emprisonnement, la disgrâce ?...

De quelque côté qu'elle tournât les yeux, elle ne voyait qu'une situation épouvantable et sans issue.

Un scandale ! Un affreux scandale !

La honte la consumait comme un brasier au seul souvenir de ce qui s'était passé à Fontainebleau.

Elle revoyait Philippe et Péguilin tirant l'épée et se mettant en garde sous l'œil même du roi, MM. de Gesvres, de Créqui et de Montausier les séparant, Montausier tenant à bras-le-corps le bouillant Gascon qui hurlait : « Je vous ai fait cocu, Monsieur ! » et tous les yeux de la Cour se tournant vers Angélique empourprée, dans sa robe somptueuse, couleur d'aurore, au désordre éloquent.

Par quel prodige de volonté avait-elle réussi à s'avancer quand même jusque devant le roi pour lui adresser, ainsi qu'à la reine, sa plus grande révérence, puis à s'éloigner, très droite, entre deux haies de regards moqueurs ou scandalisés, de murmures, de rires étouffés, et sur la fin d'un si profond et terrifiant silence qu'elle avait eu envie de saisir sa jupe à deux mains et de s'enfuir en courant.

Mais elle avait tenu bon jusqu'au bout, elle était sortie sans avoir hâté le pas, puis était allée s'effondrer plus morte que vive sur une banquette de palier dans un endroit désert et mal éclairé.

C'est là que Mme de Choisy l'avait rejointe peu après. Avalant sa salive avec des mines de pigeon scandalisé, la noble dame avait informé la marquise du Plessis-Bellière que Sa Majesté était en train de sermonner M. de Lauzun en tête à tête, que M. le Prince s'était chargé de l'époux offensé et qu'on espérait que cette désagréable querelle en resterait là. Cependant Mme du Plessis comprendrait que sa présence à la Cour devenait indésirable et Mme de Choisy avait été chargée par le roi de lui signifier d'avoir à quitter Fontainebleau dans l'heure même.

Angélique avait accueilli le verdict presque avec soulagement. Elle s'était jetée dans son carrosse et avait roulé toute la nuit malgré les grognements du cocher et des laquais, qui craignaient de se faire assaillir par des bandits en traversant la forêt.

« Voilà bien ma chance ! se dit-elle en contemplant avec amertume son image aux paupières bleuies de fatigue dans la haute psyché de son cabinet de toilette. Il y a chaque jour et chaque nuit à la Cour un nombre incalculable de femmes qui trompent leur mari avec la plus grande aisance du monde, et pour une fois que cela m'arrive, le feu du Ciel tombe sur la terre. Pas de chance, vraiment ! »

Elle était au bord des larmes. Elle commença à agiter toutes ses sonnettes. Javotte et Thérèse parurent, bâillantes et ensommeillées. Elle leur ordonna de l'aider à s'habiller, puis envoya quérir Flipot et lui dit de courir jusqu'à l'hôtel du marquis du Plessis, rue du Faubourg Saint-Antoine et de rapporter tout ce qu'il pourrait comme nouvelles. Elle achevait de s'habiller lorsque le bruit d'un carrosse pénétrant lentement dans la cour de son hôtel la figea, le cœur battant. Pourquoi venait-on chez elle à 6 heures du matin ? Qui ?... Elle se rua dans le vestibule, descendit quelques marches d'un pas défaillant et se pencha par-dessus la rampe.

Elle aperçut Philippe, suivi de La Violette qui tenait deux épées et de l'aumônier particulier du marquis.

Le marquis du Plessis leva la tête.

– Je viens de tuer M. de Lauzun, dit-il.

Angélique se cramponna pour ne pas tomber. Son cœur se remettait à battre. Philippe !

Il était vivant !

Elle descendit rapidement et vit en s'approchant que le plastron et le gilet de son mari étaient maculés de sang. Pour une fois il portait son manteau sans élégance, car il retenait son bras droit de l'autre main.

– Vous êtes blessé ! fit-elle d'une voix blanche. Est-ce grave ? Oh ! Philippe, il faut vous panser. Venez, je vous en prie !

Elle le guida, en le soutenant presque, jusqu'à sa chambre, et sans doute était-il fort étourdi car il la suivit sans commentaire. Il se laissa choir lourdement dans un fauteuil et ferma les yeux. Il était blanc comme sa collerette.

Angélique, les mains fébriles, saisit sa trousse d'accessoires de couture, prit des ciseaux et commença à découper l'étoffe raidie de sang tout en ordonnant aux servantes d'aller chercher de l'eau, de la charpie, de la poudre, des baumes et de la liqueur de la reine de Hongrie.

– Buvez cela, fit-elle dès que Philippe se ranima un peu.

La blessure ne paraissait pas grave. Une longue estafilade partait de l'épaule droite jusqu'au sein gauche mais n'avait entamé que la surface des chairs. Angélique la lava, y appliqua de la moutarde de Maille et de la poudre d'écrevisse. Philippe subit tous ces soins sans sourciller, même au contact de la moutarde. Il paraissait réfléchir profondément.

– Je me demande comment l'on va pouvoir régler cette question d'étiquette ? dit-il enfin.

– Quelle étiquette ?

– Pour l'arrestation. En principe, c'est le capitaine des gardes du corps du roi qui procède à l'arrestation des duellistes. Mais l'actuel capitaine des gardes n'est autre que le marquis de Lauzun. Alors ? Il ne peut s'arrêter lui-même, n'est-ce pas ?

– Il le peut d'autant moins qu'il est mort, fit remarquer Angélique avec un rire nerveux.

– Lui ?... Il n'a pas une égratignure !

La jeune femme demeura en suspens, sa bande de toile à la main.

– Mais ne venez-vous pas de me dire...

– Je voulais savoir si vous alliez vous évanouir.

– Je n'allais tout de même pas m'évanouir pour un Péguilin de Lauzun... J'étais navrée, bien sûr... Mais alors, c'est vous, Philippe, qui avez été battu ?

– Il fallait bien se dévouer pour arrêter cette stupidité. Et je n'allais pas trancher une amitié militaire de vingt années avec Péguilin pour une... bagatelle.