– Envers la déesse des amours ?... Péguilin, je lui reprocherais plutôt de se montrer oublieuse à mon égard.

– Je n'en suis pas si certain, fit-il rêveur.

– Que voulez-vous dire ?

Il secoua la tête, médita, un poing sous le menton.

– Sacré Philippe ! soupira-t-il, qui saura jamais ce qui se cache dans ce drôle de corps ? N'avez-vous jamais essayé de glisser quelque poudre bienfaisante dans son verre, le soir avant qu'il n'aille vous rejoindre ? On dit que le baigneur La Vienne, dont l'établissement est rue du Faubourg-St-Honoré, a des drogues propres à rendre la vigueur aux amants épuisés par de trop fréquents sacrifices, aussi bien qu'aux vieillards ou à ceux qu'une complexion peu chaleureuse détourne de l'autel de Vénus. Il y a entre autres une substance nommée pelleville dont on dit merveille.

– Je n'en doute pas. Mais ces méthodes ne me plaisent guère. Il faudrait au surplus que j'aie parfois l'occasion d'approcher Philippe d'assez près pour atteindre au moins... son verre. Ce qui ne m'arrive pas souvent.

Les yeux de Péguilin s'arrondirent.

– Vous ne voulez pas dire que votre époux est si complètement indifférent à vos charmes qu'il en vient à ne jamais se présenter dans vos appartements ?

Angélique eut un petit soupir tremblé.

– Oui, c'est ainsi, fit-elle d'un ton morne.

– Et... qu'en pense votre amant en titre ?...

– Je n'en ai point.

– Quoi ?

Lauzun sursauta.

– Alors, disons... vos amis de passage ?

– ...

– Vous allez peut-être oser m'avouer que vous n'en avez point ?

– J'oserai, en effet, Péguilin, car c'est la vérité.

– In-vrai-sem-bla-ble ! murmura Péguilin en faisant mine de s'effondrer comme sous l'annonce d'une tragique nouvelle... Angélique, vous méritez une fessée.

– Comment ? se rebiffa-t-elle, mais ce n'est pas ma faute.

– Tout est de votre faute. Quand on a votre peau, vos yeux, votre tournure, on ne peut s'en prendre qu'à soi d'un pareil gâchis. Vous êtes un monstre, une créature exaspérante et redoutable !

Il lui posa un doigt dur contre la tempe.

– Qu'y a-t-il là, dans votre méchante petite caboche ? Des calculs, des projets, des échafaudages périlleux d'affaires compliquées qui laissent pantois jusqu'à M. Colbert et tout marri M. Le Tellier ? Les graves bonshommes vous tirent leur calotte et les jeunes, affolés, ne savent comment garder leurs derniers sols de vos mains rapaces. Et avec cela, un visage d'ange, des yeux qui vous noient dans leur lumière, des lèvres qu'on ne peut regarder sans avoir envie de les meurtrir de baisers ! Votre cruauté atteint au raffinement. Vous vous composez des apparitions stupéfiantes de déesse... Et pour qui ? Je vous le demande ?

La violence de Lauzun démontait Angélique.

– Que voulez-vous, hasarda-t-elle, j'ai tant à faire.

– Que diable une femme peut-elle avoir à faire d'autre que l'amour ?... En vérité, vous n'êtes qu'une égoïste enfermée dans une tour que vous vous êtes construite pour vous préserver de la vie.

Angélique demeura surprise de tant de perspicacité sous cette perruque légère de courtisan.

– C'est cela et ce n'est pas tout à fait cela, Lauzun. Qui peut me comprendre ?... Vous n'avez pas été en Enfer...

Elle abandonna sa tête en arrière et ferma les yeux, prise d'une grande lassitude. Tout à l'heure elle était brûlante, mais maintenant il lui semblait éprouver la froideur de son sang dans ses veines. Quelque chose qui ressemblait à la mort où à l'approche de la vieillesse. Elle eut envie d'appeler Péguilin à son secours et en même temps sa raison lui démontra que ce sauveteur pourrait l'entraîner vers d'autres dangers ; elle décida de s'éloigner du terrain glissant. Elle se redressa et demanda d'un ton enjoué :

– Au fait, Péguilin, vous ne m'avez pas dit si vous aviez enfin obtenu votre charge de grand-maître ?

– Non, dit calmement Péguilin.

– Comment non ?

– Non, vous m'avez déjà fait le coup à plusieurs reprises, mais cette fois je ne me laisserai pas piéger. Je vous tiens et vous n'en êtes pas quitte avec moi. Pour l'heure ce n'est pas ma charge de grand-maître qui m'intéresse, mais de savoir pourquoi votre vie de femme se trouve réfugiée là, dans votre petit crâne dur, et non pas là, ajouta-t-il en posant une main précise sur la poitrine de la jeune femme.

– Péguilin ! protesta-t-elle en se levant.

Mais il la rattrapa prestement et la basculant contre son bras droit, il glissa la main gauche sous ses genoux, lui faisant perdre l'équilibre et la contraignant à se retrouver à demi étendue sur le divan, le buste appuyé contre lui.

– Taisez-vous et tenez-vous tranquille, ordonna-t-il en levant un doigt magister. Laissez la Faculté examiner le cas. Je le crois critique, mais non désespéré. Allons, un bon mouvement. Récitez-moi sans manières les noms de tous les gentils seigneurs qui tournent autour de vous et perdent le sommeil à la seule évocation de votre personne.

– Ma foi... Croyez-vous qu'il y en ait tant ?

– Je vous interdis de paraître surprise de ma question.

– Mais Péguilin, je vous assure que j'ignore à qui vous faites allusion.

– Comment, vous ne vous étiez même pas aperçue que le marquis de La Vallière s'agite comme un papillon fou lorsque vous paraissez, que Vivonne, le frère d'Athénaïs, bredouille, lui si glorieux, que Brienne fait des mots d'esprit... MM. de Saint-Aignan, et Roquelaure, et jusqu'à ce sanguin de Louvois qui n'a plus que la ressource de se faire saigner lorsqu'il vient de converser dix minutes avec vous...

Elle riait, égayée.

– Je vous défends de rire, trancha Péguilin. Si vous ne vous êtes pas aperçue de tout cela c'est que vous êtes encore plus atteinte que je ne croyais. Vous ne sentez donc pas tout ce feu, toutes ces flammes qui vous environnent ? Par Belzébuth, vous avez une peau de salamandre...

De l'index il lui effleura le cou.

– On ne dirait pas pourtant.

– Et vous, Monsieur de Lauzun, vous ne vous placez pas sur la liste des enflammés ?

– Oh non, pas moi, protesta-t-il vivement. Oh ! non, je n'oserais jamais, j'aurais trop peur.

– De moi ?

Les yeux du marquis se voilèrent.

– De vous... et de tout ce qu'il y a autour de vous. Votre passé, votre avenir, votre mystère.

Angélique le regarda un peu fixement. Puis elle eut un frisson et cacha son visage contre l'habit bleu.

– Péguilin !

Péguilin-le-léger était un vieil ami. Il était lié à son drame ancien. À tous les recoins tragiques de sa vie elle l'avait vu surgir comme une marionnette de comédie. Il apparaissait, disparaissait, reparaissait.

Il était là encore ce soir, toujours semblable à lui-même.

– Non, non, non, répéta-t-il. Je n'aime pas courir de grands risques. Les tourments du cœur m'effraient. Ne comptez pas sur moi pour vous conter fleurette.

– Alors que faites-vous en ce moment ?

– Je vous console, ce n'est pas la même chose.

Son doigt descendait le long du cou satiné, dessinait quelques signes, suivant la courbe du collier de perles rosés dont l'éclat laiteux luisait contre la peau blanche.

– On vous a fait bien du mal, murmura-t-il tendrement, et vous avez ce soir un gros, gros chagrin. Mordious ! s'impatienta-t-il, cessez donc de vous raidir comme une épée. On dirait, ma parole, que jamais une main d'homme ne vous a touchée ! J'ai diablement envie de vous donner une petite leçon...

Il se pencha. Elle chercha encore à se dérober mais il la maintint avec vigueur. Ses gestes avaient l'autorité de ceux d'un homme qui n'en est plus à compter ses bonnes fortunes ; son regard luisait étrangement.

– Vous nous avez assez tenu la dragée haute, petite dame ! L'heure de la vengeance a sonné. D'ailleurs je meurs d'envie de vous cajoler et je crois que vous en avez grand besoin.

Il se mit à l'embrasser à petits coups sur les paupières, sur les tempes. Puis ses lèvres chaudes se posèrent au coin de la bouche d'Angélique.

Elle tressaillit. Le coup de fouet subit d'un désir animal la fouailla. Il s'y mêlait une sorte de curiosité un peu perverse à l'idée de connaître par expérience les talents du célèbre Don Juan de la Cour.

C'était Péguilin qui avait raison. Philippe ne comptait pas. La fête folle, le ballet doré de la Cour entraînaient Angélique. Elle savait qu'elle ne pourrait toujours vivre en marge de la ronde, seule, dans ses belles robes et ses bijoux de prix. Elle glisserait parmi les autres, semblable aux autres enfin, entraînée par le flot des intrigues, des compromissions et des adultères. C'était une boisson forte, empoisonnée et délicieuse. Il lui fallait boire à la coupe pour ne pas mourir.

Elle poussa un profond soupir. Avec la bienfaisante chaleur des caresses masculines elle retrouvait le goût de l'insouciance. Et lorsque les lèvres du marquis de Lauzun se posèrent sur les siennes elle leur répondit, d'abord hésitante puis peu à peu accordée à leur passion. L'éclat des flambeaux et des torchères que deux processions de valets apportaient et disposaient le long de la galerie les sépara un instant. Angélique ne comprenait pas comment l'obscurité était là déjà. Près du recoin un domestique disposait sur une console un flambeau à six branches.

– Hé l'ami, chuchota Péguilin penché par-dessus l'accoudoir du canapé, va donc accrocher plus loin ta lanterne.

– Je ne peux pas, Monsieur. Je risque de m'attirer des reproches de Monsieur l'officier des lumières, responsable de cette galerie.

– Alors souffle au moins trois chandelles, répliqua le marquis en lui lançant une pièce d'or.

Il se retourna et reprit la jeune femme dans ses bras.