Philippe était sanglé dans un justaucorps de peau blanche, garni de larges broderies d'argent. La doublure de fourrure au col et aux revers des manches était de la même couleur blonde que sa perruque.
Il s'avançait d'un pas égal, dans ses bottes de cuir blanc galonnées d'argent. En sautant de cheval, il avait arraché ses gants. Ses mains étaient nues. La droite tenait un couteau de chasse effilé, à poignée d'argent.
Le loup s'était retourné vers ce nouvel adversaire. Philippe marchait sur lui sans hâte, mais de façon implacable. Il n'était plus qu'à six pieds du loup lorsque celui-ci bondit, la gueule rouge ouverte sur ses crocs aigus.
D'un geste rapide comme l'éclair le jeune homme lança en avant son bras gauche. Sa main se referma comme une tenaille autour du cou de la bête. De l'autre main, d'un seul coup il lui fendit le ventre de bas en haut. Le fauve se débattait avec des râles horribles, dans un éclaboussement de sang. Enfin sa défense s'effondra. Philippe rejeta de côté le corps pantelant qui s'écroula, tandis que les entrailles se répandaient sur la neige. De toutes parts les piqueurs et les cavaliers envahissaient la clairière. Les valets retenaient la meute délirante autour du cadavre.
– Joli coup, monsieur le maréchal, dit le roi à Philippe.
Dans le désordre, la situation d'Angélique passait encore inaperçue. Elle avait pu se glisser au bas du rocher, essuyer ses mains égratignées, retrouver son chapeau. Un des piqueurs lui ramena son cheval. C'était un vieil homme blanchi sous le harnais de la vénerie et qui avait son franc-parler. Lancé sur les traces de Philippe il avait assisté à la fin du combat.
– Vous nous avez fait une belle peur, madame la marquise ! dit-il. Nous savions que le loup était par là. Et quand on a vu votre cheval revenir les étriers vides et qu'on a entendu votre cri !... Foi de piqueur, Madame, pour la première fois j'ai vu M. le Grand Louvetier devenir pâle comme la mort !
*****
Ce ne fut qu'au hasard de la fête qui suivit qu'Angélique put se retrouver en face de Philippe. Elle avait en vain cherché à le joindre depuis le moment où, dressé dans son justaucorps sanglant, il lui avait jeté un regard furibond avant de remonter à cheval. Nul doute, il avait été sur le point de lui administrer une paire de gifles. Malgré cela, elle estimait qu'une femme qui a eu la vie sauvée par son mari lui doit au moins quelques remerciements.
– Philippe, lui dit-elle dès qu'elle put le saisir entre deux tables du Grand Couvert, je vous suis tellement reconnaissante... Sans vous, c'en était fait de moi.
Le gentilhomme prit le temps de poser sur le plateau d'un valet qui passait le verre qu'il tenait en main puis, prenant le poignet d'Angélique il le lui serra à le briser.
– Quand on ne sait pas suivre une chasse à courre on reste chez soi à faire de la tapisserie, dit-il à voix basse, avec colère. Vous ne cessez de me mettre dans des situations ridicules. Vous n'êtes qu'une paysanne grossière, une marchande sans éducation. Un jour je saurai bien m'arranger pour vous faire chasser de la Cour et me débarrasser de vous !
– Pourquoi n'avoir pas laissé Messire Loup se charger de l'affaire, comme il en mourait d'envie ?
– J'avais à tuer ce loup et votre sort m'importait peu. Ne riez pas, vous m'exaspérez. Vous êtes comme toutes les femmes, qui s'imaginent invincibles et qu'on mourrait pour elles avec joie. Je ne suis pas de cette espèce. Vous apprendrez un jour, si vous ne l'avez pas compris, que moi aussi je suis un loup.
– Je veux en douter, Philippe.
– Je saurai vous le prouver, fit-il avec un sourire froid qui allumait dans son regard l'étincelle des mauvais jours.
Il lui prit la main avec une douceur dont elle ne se méfia pas, pour l'élever jusqu'à ses lèvres.
– Ce que vous avez mis entre nous, Madame, le jour de notre mariage – la haine, la rancœur, la vengeance – ne s'effacera jamais. Tenez-vous-le pour dit.
Il avait contre ses lèvres le fin poignet. Soudain il le mordit cruellement. Il fallut à Angélique toute sa maîtrise mondaine pour ne pas hurler de douleur. En se reculant elle écrasa de son talon le pied de Madame qui se levait de table et qui, elle, cria. Angélique très rouge puis très pâle, balbutia :
– Que Votre Altesse m'excuse !
– Ma chère, vous êtes d'une maladresse...
Philippe renchérit, d'un ton mécontent :
– En effet, prenez garde un peu à vos mouvements, Madame. Le vin ne vous réussit pas.
Ses yeux brillaient d'ironie méchante. Il s'inclina très bas devant la princesse, puis quitta ces dames pour suivre le roi, qui se dirigeait vers les salons. Angélique prit son petit mouchoir de dentelle et l'appliqua sur la morsure. La douleur brutale lui avait porté un coup au cœur. Elle se sentit mal. Le regard brouillé elle se faufila entre les groupes et réussit à gagner un vestibule où il faisait plus frais.
Elle s'assit sur le premier sofa venu, dans un des renfoncements qui encadraient les fenêtres. Avec précaution elle souleva le morceau de linon roulé en boule et vit son poignet bleui ; des gouttes de sang sombre y perlaient. Avec quelle sauvagerie il l'avait mordue ! Et quelle hypocrisie ensuite ! « Prenez garde à vos mouvements, le vin ne vous réussit pas. » On allait répandre le bruit que Mme du Plessis était ivre à bousculer Madame... Une jeune femme incapable de se tenir dans le monde !...
Le marquis de Lauzun qui passait, lui aussi en habit bleu, reconnut la silhouette féminine assise.
– Cette fois je vais vous gronder, dit-il en s'approchant. Encore seule !... Et toujours seule !... À la Cour !... Et belle comme le jour !... Et réfugiée, pour comble de scandale dans ce coin choisi des amoureux, si discret et si bien caché qu'on l'a surnommé le cabinet de Vénus ! Seule !.. Vous êtes un défi aux règles de la bienséance la plus élémentaire pour ne pas dire aux lois de la Nature tout court.
Il s'assit près d'elle, affichant l'expression sévère d'un père en train de tancer sa fille.
– Quelle mouche vous pique, mon enfant ! Quel démon morose vous habite pour vous entraîner à dédaigner les hommages, à fuir la compagnie des galants ! Oubliez-vous que le Ciel vous a fait don des plus grands charmes ?... Voulez-vous faire aux dieux l'insulte... Mais que vois-je ?... Angélique, mon cœur, ce n'est pas sérieux !
La voix changée, il lui prit le menton d'un doigt et la contraignit à relever la tête.
– Vous pleurez ? À cause d'un homme ?...
Elle fit signe que oui avec de petits hoquets convulsifs.
– Alors là, dit Lauzun, ce n'est plus une faute, c'est un crime. Votre tâche essentielle devrait consister à faire pleurer les autres... Mon petit, il n'y a pas un homme ici qui vaille la peine qu'on verse des larmes pour lui... À part moi, bien entendu. Mais je n'ose espérer...
Angélique essaya de sourire. Elle réussit enfin à articuler :
– Oh ! mon chagrin n'est pas grave. C'est surtout nerveux... Parce que j'ai mal.
– Mal ? Où cela ?
Elle lui montra son poignet.
– Je voudrais bien savoir quel est le sagouin qui vous a traitée de cette façon ! s'écria Péguilin, outré. Nommez-le-moi, Madame, et je vais lui demander raison de ce pas.
– Ne vous indignez pas, Péguilin. Il a, hélas, tous les droits sur moi.
– Voulez-vous dire qu'il s'agit du beau marquis votre époux ? Angélique ne répondit pas, mais se remit à pleurer.
– Hé ! Que peut-on attendre de mieux d'un mari, fit Péguilin d'un air dégoûté. C'est assez dans le style de celui que vous vous êtes choisi. Mais aussi pourquoi vous obstinez-vous à le fréquenter ?
Angélique s'étouffait dans ses larmes.
– Voyons ! Voyons ! reprit plus doucement Péguilin, il ne faut pas vous mettre dans cet état. Pour un homme ! Et par surcroît, pour un mari !... Mais vous êtes démodée, mon trésor, vous êtes malade ou... D'ailleurs il y a en vous depuis longtemps quelque chose qui ne va pas. Voici déjà un moment que je voudrais vous en entretenir... Mais d'abord mouchez-vous.
D'une batiste immaculée tirée de sa propre poche il lui essuya gentiment le visage et les yeux. Elle voyait tout près d'elle son regard brillant et moqueur, et dont la Cour entière, y compris le souverain, avait appris à redouter l'éclat de malice. L'existence mondaine, les débauches marquaient déjà d'un pli les coins de sa bouche sarcastique. Mais il y avait sur toute sa physionomie une plaisante expression de vie et de contentement. Il était du Sud, un Gascon brûlant comme le soleil et vif comme la truite qu'on pêche dans les gaves des Pyrénées.
Elle le regarda avec amitié. Il sourit.
– Ça va mieux ?
– Je crois.
– Nous allons arranger cela, fit-il.
Il laissa passer un moment, l'examinant en silence avec attention. Ils se trouvaient isolés du va-et-vient de la galerie que parcouraient sans cesse courtisans et valets. Il fallait monter trois marches pour accéder à ce renfoncement presque entièrement occupé par le canapé, dont les accoudoirs dissimulaient aux regards les occupants.
Par ce crépuscule hâtif de l'hiver, la seule clarté leur venait de la fenêtre, où jouait l'or rouge du soleil couchant. On pouvait apercevoir, déjà envahie de brume, une terrasse sablée avec des vases de marbre, et le miroitement d'un bassin.
– Vous dites que ce coin discret où nous nous trouvons s'appelle le cabinet de Vénus ? s'informa Angélique.
– Oui. L'on y est, autant qu'il se peut en cette Cour, à l'abri des curiosités, et la rumeur publique raconte volontiers que les amants trop impatients y viennent, parfois, sacrifier à l'aimable déesse. Angélique, n'avez-vous pas quelque tort à vous reprocher envers celle-ci ?
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