Le roi orchestrait tout ce ballet compliqué avec une conscience pointilleuse jamais lassée, attentive. Il « avançait » tous ceux qui servaient autour de sa personne. Il fallait être vu et revu. Une insolence coûtait moins cher qu'une absence.

*****

Elle apprit peu après que Binet avait reçu la charge de premier perruquier du roi. Il s'était acquis la reconnaissance de son souverain en lui présentant une perruque qui comportait des ouvertures par lesquelles Sa Majesté pouvait faire sortir d'amples mèches de sa propre chevelure. Ainsi le roi n'aurait pas à sacrifier sa parure naturelle, tout en profitant cependant des avantages et des commodités de la perruque. Toute la Cour voulut se faire coiffer par lui ou porter des perruques de sa création. On ne s'estimait à la mode qu'après être passé entre ses mains. Les élégants créèrent un mot nouveau.

– Que pensez-vous de ma « binette » ? se demandaient-ils au passage.

Chapitre 11

Aux premières neiges, qui furent précoces cette année-là, toute la Cour s'en fut à Fontainebleau. Les paysans de la région avaient réclamé l'appui de leur seigneur, le roi de France, pour venir les aider à se débarrasser des loups, qui leur causaient de grands ravages. À travers la campagne immaculée, sous le ciel gris et bas, la longue file de carrosses, de fourgons, de cavaliers et de coureurs à pied s'ébranla.

C'était toute une ville qui déménageait. À la « Bouche du Roi », à « la Chapelle du Roi », à « la Maison du Roi », s'adjoignaient celle de la Reine, le jeu de paume, la maison militaire, la vénerie et le mobilier de la couronne, jusqu'aux tapisseries somptueuses qu'on accrocherait aux murs pour se préserver du froid. On y resterait huit jours à chasser le loup, ce qui n'empêcherait pas bal, théâtre et ces charmantes collations de minuit appelées « médianoche ». La nuit venue, les torches de résine s'allumèrent aux portières. Dans un ruissellement de larmes de feu l'on parvint à Fontainebleau, l'ancienne résidence des rois de France au XIVe et dont François Ier, qui l'avait aimée, avait fait un des joyaux de la Renaissance avant d'y recevoir Charles Quint.

À Fontainebleau l'étiquette se relâchait un peu. Toutes les dames, même celles qui n'avaient pas droit au tabouret, pouvaient s'asseoir devant le roi et la reine, certaines sur un coussin, les autres sur le carreau. Angélique songea que par ce froid elle n'abuserait pas de la permission. La Grande Mademoiselle, qui aimait jouer les cicérones, lui fit visiter la demeure royale. Elle lui montra le Théâtre chinois, la galerie Henri II et l'appartement où, dix ans plus tôt, la reine Christine de Suède avait fait assassiner son favori Monaldeschi. Mademoiselle avait bien connu la singulière souveraine du Nord, lors de son passage en France.

– Elle s'habillait de telle façon qu'elle ressemblait plutôt à un joli garçon. Il n'y avait pas une seule femme dans sa suite ; un valet de chambre l'habillait, la mettait au lit et, puisqu'il faut tout dire, calmait ses désirs quand l'un de ses favoris ne se trouvait pas là pour y répondre. La première fois qu'elle a vu notre jeune roi, qui était timide à l'époque, elle lui a demandé tout de go et devant la reine-mère s'il avait des maîtresses. Le cardinal Mazarin ne savait comment détourner la conversation, et le roi était aussi rouge que la robe du cardinal... Il serait moins embarrassé aujourd'hui...

Angélique l'écoutait distraitement, cherchant des yeux Philippe. Elle ne savait trop si c'était par désir ou crainte de le voir. Il n'y avait rien de bon à augurer de leur rencontre. Il n'aurait pour elle qu'un mot dur, un regard méprisant. Mieux valait qu'il parût l'ignorer, moins courtois à son égard qu'envers n'importe quelle autre femme de la Cour. Il semblait avoir admis sa présence, mais ce n'était peut-être qu'une trêve par égard pour les recommandations du roi ? Angélique demeurait sur le qui-vive et pourtant, lorsqu'elle apercevait Philippe, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un sentiment complexe fait d'humble admiration et de secret espoir, dans lequel elle reconnaissait ses rêves de jadis, lorsqu'elle n'était qu'une petite fille gauche devant l'élégant cousin aux boucles blondes.

« Combien sont durs à mourir nos rêves d'enfants ! » songea-t-elle.

Philippe demeura invisible pendant la première journée d'arrivée à Fontainebleau. Il préparait la chasse. On répétait à l'envi combien les paysans étaient terrorisés par les fauves. Des moutons avaient été enlevés jusque dans les bergeries. Un enfant de dix ans attaqué et égorgé. Une bande particulièrement dangereuse semblait menée par un grand mâle « aussi gros qu'un veau », affirmaient les manants qui l'avaient vu rôder aux abords des hameaux. Son audace était incroyable. Il venait souffler et gratter le soir aux portes des chaumières, où les enfants, hurlant de peur, se serraient contre leur mère. Dès le crépuscule chacun se terrait.

*****

La chasse prit tout de suite un tour violent et implacable. On allait sus à la bête fauve. Les paysans en grand nombre s'étaient présentés, armés de fourches et d'épieux. Mêlés aux piqueurs ils aidaient à guider les chiens. Personne ne restait en arrière. Gentilshommes et amazones connaissaient les loups. Il n'y en avait guère qui n'eussent écouté, dans leur enfance, au fond des châteaux, le récit de leurs méfaits, et c'était la même haine ancestrale envers le carnassier redoutable, le loup fléau des campagnes, qui entraînait nobles et croquants sur les sentiers sauvages. Vers le soir six cadavres s'alignaient déjà dans la neige.

Entre les branches rousses des arbres, les célèbres rochers de la forêt de Fontainebleau, les surprenantes falaises noires, les belvédères de grès, les balcons frangés de glaçons, vibraient de l'appel continu des cors.

Angélique venait de déboucher dans une petite clairière qui formait un tapis blanc, étroitement gardée, comme au fond d'un puits moussu, par un éboulis de gros rochers. Le chant des cors s'y répercutait d'une façon harmonieuse et prenante. Elle arrêta son cheval et écouta, reprise par la mélancolie de réminiscences lointaines. La forêt ! Il y avait si longtemps qu'elle ne s'était pas trouvée en forêt. L'air humide aux senteurs de vieux bois et de feuilles mortes balaya d'un coup des années écoulées dans la puanteur bruyante de Paris, pour la ramener à ses premières joies dans la forêt de Nieul. Elle regarda les arbres aux tons chauds de rouille et de pourpre que l'automne n'avait pas encore dépouillés. La neige qui fondait avec un bruit de source avivait le coloris des feuillages et leur donnait, sous la caresse d'un timide soleil, un étincellement de matières précieuses. Dans la pénombre du sous-bois Angélique vit briller les perles rouges d'un buisson de houx. Elle se souvint qu'on en cueillait par brassées à

Monteloup, aux environs de Noël. Il y avait si longtemps de cela ! Le présent d'Angélique du Plessis-Bellière pouvait-il rejoindre le passé d'Angélique de Sancé par le modeste truchement d'un brin de houx ?

« La vie ne nous sépare jamais de nous-mêmes », se dit-elle, exaltée comme si elle eût reçu une promesse de bonheur.

C'était enfantin peut-être, mais elle n'avait pas encore renoncé aux mouvements puérils qui sont l'apanage de toutes les femmes. S'y abandonner était maintenant un luxe qu'elle pouvait s'offrir.

Elle glissa de son cheval et après avoir jeté la bride de Cérès sur une branche de noisetier, elle courut jusqu'au buisson de houx. Parmi les brimborions que toute élégante avait à sa ceinture, elle trouva un petit canif à manche de nacre avec lequel elle entreprit sa cueillette. Cela n'allait pas sans mal.

Angélique ne se rendit pas compte que le son des cors et le brouhaha de la chasse s'éloignaient, pas plus qu'elle ne perçut tout d'abord l'agitation de Cérès, qui tirait sur ses rênes avec nervosité. Elle ne réalisa l'émoi de la bête qu'à l'instant où Cérès, avec un hennissement de panique, arracha la branche de noisetier et s'enfuit au grand galop droit devant elle.

– Cérès, appela Angélique, Cérès !

C'est alors qu'elle vit ce qui avait causé la fuite de la jument. De l'autre côté de la clairière, encore à demi cachée par les halliers, une forme rôdait.

« Le loup », pensa-t-elle.

Lorsque celui-ci sortit du couvert des branches, s'avançant à pas peureux sur le tapis immaculé, elle sut que c'était le grand mâle terreur de la contrée. Une bête énorme, en vérité, grise et rousse comme la forêt, le dos arqué, le poil hérissé. Il s'immobilisa, ses yeux phosphorescents fixés sur Angélique. Elle poussa un cri aigu.

Le fauve sursauta, eut un recul, puis commença à se rapprocher, les babines retroussées sur ses crocs féroces. D'un instant à l'autre il allait bondir... La jeune femme jeta un regard derrière elle à la haute falaise qui la dominait.

« Il faut absolument que j'essaie de me hisser le plus haut possible. »

Elle prit son élan et réussit à s'élever un peu, mais bientôt dut s'arrêter. Ses ongles glissaient sur une surface lisse où elle ne trouvait aucune prise.

Le loup avait sauté en avant. Mais il n'avait réussi qu'à accrocher le bas de sa robe. Retombé il la guettait, rôdant, les yeux injectés de sang. Elle cria encore de toutes ses forces. Son cœur battait si fort qu'elle n'entendait plus d'autres bruits que ses coups sourds et désordonnés. Hâtivement, elle rassembla quelques mots d'une prière.

– Seigneur ! Seigneur ! Ne permettez pas que je meure si bêtement !... Faites quelque chose !...

Un cheval déboucha au grand galop, freina des quatre fers dans un nuage de poudre neigeuse. Son cavalier sauta à terre.

Comme dans un rêve Angélique vit s'avancer le Grand Louvetier, son mari, Philippe du Plessis-Bellière. Ce fut une vision si extraordinaire qu'en une seconde tous les détails lui sautèrent aux yeux.