– Tu n'es pas fou ?...

– L'abbaye de Nieul est située sur vos terres du Plessis...

– Point du tout ! C'est un énorme domaine indépendant, une véritable seigneurie. Il y a d'ailleurs plusieurs bénéficiaires qui en dépendent. L'abbé est le principal, mais il doit aussi avoir reçu les ordres et résider.

– Par l'intermédiaire de Raymond notre frère jésuite, je pourrais obtenir des dispenses...

– Tu as reçu un coup d'estoc, ce n'est pas possible, mon pauvre ami ! lui dit sa sœur en le regardant avec mépris.

Elle ne l'aimait guère. Il avait une beauté pâle assez proche de celle de Marie-Agnès, mais elle ne reconnaissait pas dans son long corps dégingandé la robustesse des garçons de Sancé. Elle lui trouvait des manières sournoises qui n'étaient pas dans le genre de la plupart des membres de sa famille. En somme, il ressemblait à Hortense.

– Un petit débauché comme toi, abbé de Nieul ! Tout de même, il y a des limites ! Je sais la vie que tu mènes. Il n'y a pas si longtemps tu te faisais soigner par un empirique du Pont-Neuf pour une maladie de garçon que tu avais attrapée le diable sait où. Tu vois, je suis bien renseignée...

Le jeune page avala sa salive d'un air offusqué.

– Je ne te savais pas si bégueule. Cela te va d'ailleurs fort mal. Tant pis ! Je me passerai de tes services.

Il s'éloigna d'un pas hautain, mais lui jeta avant de refermer la porte :

– J'arriverai quand même à mes fins. J'arrive toujours à obtenir ce que je veux.

En cette dernière boutade, il était bien un Sancé.

L'instant d'après elle ne songeait déjà plus à lui. On venait d'annoncer le sieur Binet, son coiffeur. Elle goûta un moment de détente à se remettre entre les mains de l'homme de l'art et à le voir disposer avec soin ses peignes, ses fers, son petit réchaud de vermeil, ses flacons, ses boîtes d'onguent.

– Les affaires vont-elles, Binet ?

– Elles pourraient aller mieux, Madame.

– Votre esprit inventif se trouve-t-il en défaut pour créer de nouvelles merveilles sur la tête de ces dames et de ces messieurs ?

– Oh ! l'esprit inventif est encore une des denrées dont je dispose le plus facilement et qui me coûte le moins cher. Vous a-t-on parlé de ce baume à la cendre d'abeille que j'ai composé pour fortifier les cheveux rares ? Cela donne beaucoup d'espérance à bien des personnes qui n'ont pas la fortune de posséder une chevelure comme la vôtre, Madame.

D'une main experte il soulevait la masse de boucles soyeuses d'un blond bruni traversé de reflets plus clairs, comme des coulées de soleil.

– J'ai ouï dire que vous aviez eu le plus grand succès à Versailles et que vous aviez retenu longuement l'attention du roi.

– Je l'ai entendu dire aussi, fit Angélique avec un soupir résigné.

– Madame, saviez-vous que ma modeste profession risque d'être atteinte cruellement et que j'ai songé à vous pour une intervention qui nous sauverait peut-être, nous modestes artisans-perruquiers, d'un grave préjudice ?

Sans attendre il lui expliqua qu'un monsieur Du Lac avait sollicité du roi la permission d'établir « un bureau » dans Paris où toutes les perruques seraient apportées pour y être contrôlées et y être apposées d'une marque au-dedans de la coiffe avec défense d'en débiter qu'elles ne soient contrôlées, sous peine de confiscation et de cent livres d'amende. Pour le droit de contrôle, le sieur Du Lac se réservait de percevoir dix sols par perruque.

– La chose est contrariante pour vous, mais il est presque certain que le roi refusera d'y donner suite. Il ne s'occupe pas de telles sottises...

– C'est ce qui vous trompe, Madame. Le sieur Du Lac fait partie de la maison de Mlle de La Vallière, et Sa Majesté accepte tous les placets présentés de sa part. Celui dont je vous parle est déjà à l'étude au Conseil d'En Haut.

– Alors tu n'as qu'à faire présenter un placet contradictoire par les mains de quelqu'un de puissant dans l'entourage du roi.

– Par exemple vous, Madame, s'empressa de dire Binet en sortant immédiatement d'un sac une missive cachetée. Votre bonté ne refusera pas de s'entremettre pour déposer cette juste réclamation entre les mains de Sa Majesté...

Angélique balança un instant sur ce qu'il convenait de faire. Elle tenait à être bien coiffée. Une femme qui sait de quels éléments se compose sa réussite dans le monde, ne contrarie pas son coiffeur alors que s'ouvre la saison des grandes fêtes de l'hiver. Elle prit donc le placet, mais refusa de s'engager. Binet éclata de satisfaction.

– Madame vous pouvez tout, j'en suis convaincu, je vous connais depuis trop longtemps. Vous allez voir, je vais vous parer comme une déesse.

– Ne dépense pas ton génie trop tôt. Je ne t'ai rien promis et je ne sais comment diable je m'y prendrai... Que t'imagines-tu ? Je n'ai aucune place à la Cour, où je n'ai été que deux fois.

Mais l'optimiste Binet lui faisait toute confiance. Il la retint deux heures sous sa dépendance volubile et enthousiaste. Après quoi Angélique ne put s'empêcher de sourire à son miroir.

– J'ai complété ma réclamation d'une requête, expliqua encore Binet avant de la quitter. Je sollicite l'emploi de perruquier près de Sa Majesté.

– Ton ambition tombe mal. Il se trouve que nul dans le royaume n'a moins besoin de tes services que le roi. Il possède une chevelure naturelle qui vaut toutes les perruques du monde et qu'il ne sacrifierait pas sans répugnance.

– La mode est la mode, fit Binet, sentencieux. Les rois eux-mêmes doivent s'incliner devant elle. Or la mode est à la perruque. Elle donne de la majesté au visage le plus commun, de la grâce aux traits les moins engageants. Elle préserve les chauves du ridicule et les vieillards des coryzas, et elle prolonge pour tous deux l'âge des agréables conquêtes. Qui peut se passer de perruque désormais ? Tôt ou tard le roi y viendra. Et moi, François Binet, j'ai mis au point un modèle spécialement étudié pour Sa Majesté, qui lui permettra de porter perruque sans pour cela sacrifier sa chevelure ni la dissimuler entièrement.

– Vous m'intriguez, monsieur Binet.

– Madame, je ne confierai mon secret qu'au roi seul.

*****

Le lendemain, Angélique, ayant décidé qu'elle ne pouvait plus se passer de l'atmosphère de la Cour, prit le chemin de Saint-Germain-en-Laye, dont Louis XIV avait fait depuis trois années sa résidence habituelle.

Chapitre 10

Angélique mit pied à terre à l'entrée des jardins. Les abords étaient plus animés encore qu'à Versailles. Toute la petite ville participait à la vie de la Cour. Badauds, solliciteurs, fonctionnaires, domestiques allaient et venaient librement. La terrasse, longue de plus de cinq lieues, réalisée par Le Nôtre, s'allongeait dominant l'un des plus beaux panoramas de l'Ile-de-France.

À l'instant même le roi arriva dans son carrosse tiré par six chevaux isabelle blancs somptueusement harnachés, entouré de quatre cents seigneurs tous à cheval et le chapeau à la main. L'extraordinaire assemblée se détachait en multiples coloris sur les frondaisons rousses de la forêt, tandis qu'au loin s'apercevait la plaine aux tons bleu doux et vert cendré où brillait le cours ondoyant de la Seine.

Le marquis de La Vallière, l'un des premiers offrit à Angélique d'être son cavalier, puis le marquis de Roquelaure, Brienne, Lauzun, s'arrêtèrent. Ces messieurs étaient fort excités, discutant la dernière nouvelle à l'ordre du jour. Le roi avait fait venir son tailleur afin de lui donner des directives au sujet des fameux justaucorps bleus dont il voulait créer l'ordre très peu monastique, sinon très honorifique. Soixante gentilshommes seraient élus. Ils pourraient suivre le roi dans ses petits voyages de plaisir sans en demander la permission. Ils revêtiraient à cet effet l'uniforme qui serait aux yeux de tous l'éclatant témoignage de l'amitié que le souverain leur portait ; casaque de moire bleue, disait-on, doublée de rouge, brodée d'un dessin d'or et d'un peu d'argent, avec les parements et la veste rouges.

– Notre ami Andijos nous doit une agréable surprise, dit Lauzun. Je crois que sa faveur est au plus haut point et que nous pouvons nous promener ensemble sans scrupules. Connaissez-vous les grottes de Saint-Germain, ma beauté ?

Sur sa réponse négative il lui prit le bras et l'enlevant d'autorité à ses autres admirateurs, l'emmena voir ces curieuses grottes animées ou parlantes, qui dataient du bon roi Henri. Des artistes italiens, les Francinet, établis en 1590 comme « maîtres dans l'art d'utiliser les eaux pour l'embellissement des parcs et des jardins », les avaient peuplées de toute une mythologie mécanique que l'eau faisait comme vivre et parler. La première grotte était habitée par Orphée, qui jouait de la harpe. Des animaux paraissaient tour à tour, chacun poussant le cri de son espèce. La deuxième abritait un berger qui chantait, accompagné d'un chœur d'oiseaux. Dans la troisième, où l'on pouvait voir un Persée automate délivrant Andromède tandis que des tritons soufflaient dans leurs conques, Lauzun et sa compagne rencontrèrent Mlle de La Vallière et quelques-unes de ses suivantes. Elle était assise au bord d'un des bassins, laissant tremper ses doigts fins dans l'eau murmurante.

Le marquis de Lauzun lui fit sa cour et la jeune femme lui répondit avec enjouement. Rompue depuis sa jeunesse aux règles de la conversation, une longue habitude du monde avait eu raison de sa timidité et de la honte qu'elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver depuis qu'elle était devenue au su de tous la maîtresse du roi. Elle souffrait de paraître, mais demeurait aisée et gracieuse. Son regard glissa vers Angélique avec intérêt.

– Mlle de La Vallière attire l'affection mais pas le dévouement, fit remarquer celle-ci, tandis qu'elle continuait sa promenade sous le couvert des galeries de verdure. Lauzun ne releva pas ses paroles.