– Madame du Plessis-Bellière, c'est moi que vous devez écouter, je vous en conjure, car je viens pour une découverte scientifique, mais c'est ultra-secret.
– Monsieur, je ne vous connais pas et je n'ai pas à vous connaître. Allez voir M. Colbert : il s'intéresse aux savants.
Un long colosse à l'aspect débonnaire accompagné d'un aimable jeune homme s'interposa :
– Parlons-en de ce drapier grigou ! Il ne connaît rien aux Belles-Lettres, pas plus qu'aux sciences. Madame, au moins ne soyez pas injuste pour Monsieur Perrault et pour moi, car nous nous sommes vus chez Mlle de Lenclos, et aussi chez Mme de Sévigné.
– Ah ! je vous reconnais, Monsieur de La Fontaine, et aussi, je crois, Monsieur Perrault. C'est bien vous, n'est-ce pas, qui êtes intendant aux Bâtiments du roi ?
– Oui, Madame, répondit le jeune homme en rougissant presque.
– Entrez là vous deux, leur dit Angélique. (Elle les poussa dans une des pièces du rez-de-chaussée qui lui servait de cabinet de travail. ) Ouf ! fit-elle une fois qu'elle eut réussi à refermer la porte sur eux.
Elle s'aperçut que le vieillard à barbiche avait profité de l'occasion pour se faufiler, mais n'eut pas le courage d'entamer une discussion pour s'en débarrasser. Quant à M. de La Fontaine elle ne lui avait jamais parlé, mais elle avait vu tant de fois et partout sa longue silhouette vêtue à la diable et sa perruque un peu mitée toujours posée de guingois, que c'était presque une vieille relation. On disait que c'était un garçon de Belles Lettres et qui faisait des vers. On le disait aussi fort rêveur, jusqu'à en oublier pendant trois semaines qu'il était marié. Il amusait Ninon par ses distractions et son esprit. Angélique ne lui accordait pas une sympathie sans restrictions, décelant chez ce pensionné du roi les mille ruses des pique-assiette, qui ne savent vivre que de mendicité déguisée.
– Comment et pourquoi vous êtes-vous fourvoyés dans cette foire ? interrogea-t-elle avec sévérité. Ignoriez-vous que j'étais à Versailles ?
– Au contraire ; nous le savions. Et c'est pour vous cueillir aussitôt votre retour de ces lieux bénis que nous avons fait antichambre depuis ce matin. Le bruit de votre faveur...
– Mais qu'est-ce donc, cette faveur dont on me rebat les oreilles ! s'exclama Angélique. Que diable, je ne suis pas la seule personne qui ait été reçue à Versailles ! J'y paraissais quasi pour la première fois.
– Ce qui n'a pas empêché le roi de vous retenir plus de deux heures seul à seul.
– Seul à seul ? Il y avait M. Colbert, et c'était dans le cabinet de travail de Sa Majesté.
– C'est presque plus grave que si vous aviez été reçue dans son alcôve. Le fait est rare, inouï : une femme dans le cabinet de travail de Sa Majesté...
– Si vous saviez de quoi nous nous sommes entretenus, vous ne feriez pas tant d'histoires. Il était question de... Et puis non, cela ne vous regarde pas.
– Vous avez raison, susurra La Fontaine avec un geste qui signifiait qu'un simple mortel comme lui n'avait pas à entrer dans le secret des dieux. Il nous suffit de savoir que Jupiter a rencontré Vénus et cette rencontre ayant eu lieu sous le patronage de Mercure, l'Olympe réunie ne peut qu'augurer les plus grandes félicités d'un tel événement.
Angélique se laissa tomber sur un divan et ouvrit son éventail.
– Je ne suis pas Vénus et, tout compte fait, le roi ne m'a pas paru si proche de Jupiter. Quant à M. Colbert, si vous l'avez déjà traité de Mercure, cela ne m'étonne pas que vous l'ayez mécontenté ; il a dû croire que vous vous moquiez, car malgré ses grandes capacités il n'a rien d'un homme qui porte des ailes aux talons.
– Précisément, c'est à sa grande intelligence commerciale que je faisais allusion. Ignorez-vous que Mercure est considéré comme le dieu du Commerce ?
– J'ignorais. Et M. Colbert aussi, sans doute. Quelle triste chose que l'ignorance ! dit-elle avec une moue d'ironie.
– Et voilà pourquoi ce ministre obtus professe un tel mépris pour les Belles-Lettres, dit le poète d'un ton un peu aigri.
– Vous exagérez, sans doute...
– Comment comprendre autrement l'acte de vandalisme qu'il vient de commettre en retirant leurs pensions aux trois quarts des écrivains soutenus par Sa Majesté.
– Mais n'ai-je pas entendu dire que c'était pour les examiner avec soin et les rendre à la plupart d'entre eux, sans doute augmentées ?...
– En attendant, comment peut vivre un poète qui n'a pour tout potage que le jeton de l'Académie des Belles-Lettres fixé à trente-deux sous par jour ?
– Avec trente sous vous pouvez acheter une livre de bon beurre, deux poulets, une douzaine d'œufs, un pot de cidre et deux livres de pois chiches ou de fèves. Et il vous en restera encore pour aller boire du chocolat « À la Naine Espagnole », dit en riant la jeune femme qui voyait enfin où voulait en venir ce poète aussi pratique que rêveur.
Le bon La Fontaine prit un air de comique navré.
– Hélas ! chère marquise, si vos comptes sont impitoyablement exacts, vous jugez pour nuls bien des impondérables qui existent. Ainsi pour l'institution des jetons de l'Académie nous sommes astreints à des heures de présence, à justifier nos activités, comme si l'activité d'un poète pouvait se mesurer à l'aune de drap ! En bref, nous travaillons beaucoup plus, donc nous avons beaucoup plus faim.
Angélique s'était levée et avait pris une bourse dans sa cassette.
– Voici pour vous permettre d'attendre le retour de votre pension, Monsieur de La Fontaine. Quant à ma faveur près du roi, n'y comptez pas trop car vous savez que la trompette de la Renommée s'y entend pour faire une montagne du moindre caillou.
La mimique du poète montrait que pour l'instant le viatique d'Angélique avait comblé ses espérances.
– Et vous, Monsieur Perrault, s'informa-t-elle, tournée vers le jeune homme, que désirez-vous ?
– Moi, Madame, sursauta-t-il, mais... Non... je ne crois pas... c'est-à-dire... ce sont vos désirs qui priment.
– Oh ! alors, dans ce cas-là, je vous les avouerai sans ambages. Je voudrais qu'on me laisse tranquille, et prendre un bon bain.
– « Suzanne au bain », s'exclama La Fontaine, lyrique, oh ! le charmant tableau !
Comme elle se dirigeait vers une petite porte donnant sur ses appartements il lui emboîtait le pas.
– Je ne suis pas Suzanne, dit-elle catégorique, et vous n'êtes pas des vieillards.
– Si, moi, s'empressa le troisième visiteur, qu'elle avait oublié.
– Comment, vous ?
– Je suis un vieillard, si c'est cela que vous demandez, belle dame... et aussi je suis Savary, apothicaire, et je dois vous voir en privé pour une affaire qui regarde le roi, vous, et surtout la science.
– Oh ! pitié, gémit-elle. J'ai mal à la tête, ne comprenez-vous pas ? Et ni les muses ni la Science ne me sont d'aucun secours. Tenez, prenez cette bourse vous aussi, mais partez !
Le petit barbichu ne parut pas voir l'argent qu'elle lui tendait mais s'approchant d'elle lui mit d'autorité quelque chose dans la bouche que dans sa stupéfaction elle avala aussitôt.
– Ne craignez rien, madame ! Ce sont des boulettes contre les maux de tête les plus rebelles, dont j'ai rapporté le secret d'Orient, car je suis droguiste-apothicaire comme je viens d'avoir l'honneur de vous le dire, et aussi ancien marchand d'Orient.
– Marchand, vous ? s'étonna Angélique examinant la figure chétive du vieil homme.
– Je suis attaché aux deux échevins du Bureau de Commerce de Marseille, et c'est ainsi que j'ai entendu M. Colbert parler de vous comme ayant un commerce maritime.
La jeune femme observa avec réticence que son seul bateau ne faisait que le commerce des Indes Occidentales, mais nullement d'Orient.
– Ça ne fait rien, s'obstina-t-il, je n'en ai pas à votre bateau, mais au sujet d'une affaire qui intéresse la personne du roi et vous-même.
Angélique eût bien voulu l'envoyer aux quatre diables. D'ailleurs les deux gloires de l'Académie se retiraient enfin fort civilement par une porte de derrière.
– Ma demande va vous paraître extrêmement singulière, continuait le pharmacien, indiscrète et voire saugrenue. Tant pis ! Car j'espère tout de vous et ne puis reculer. J'abrège. Sa Majesté va recevoir dans quelques jours un ambassadeur extraordinaire dont elle ignore encore elle-même la visite. En tout cas c'est officieux. J'abrège encore. C'est l'envoyé de Sa Majesté Nadreddin Chah in Chah de Perse, et qui viendra négocier un traité d'assistance mutuelle et d'amitié avec le roi de France.
– Et vous êtes un agent secret du Chah de Perse ? se moqua-t-elle.
Le visage du vieux monsieur se rembrunit d'une peine qui le fit ressembler à un bébé malheureux. Il poursuivit, en geignant :
– Hélas ! j'aurais bien voulu l'être ! Et je ne m'en serais pas plus mal acquitté qu'un autre. Le persan, le turc, l'arabe et l'hébreu sont des langues que je pratique et écris couramment. J'ai été quinze ans esclave d'abord chez le Grand Turc à Constantinople, puis en Égypte et j'allais être acheté par le sultan du Maroc, qui avait entendu parler de mes connaissances médicales lorsque, par l'entremise des Pères de la Mercy, un mien parent a obtenu mon rachat. Mais la question n'est pas là. Ce que je veux, c'est que, dans l'intérêt de votre roi ainsi que dans le vôtre et celui de la Science, vous parveniez à vous procurer un faible échantillon d'une denrée rarissime que l'ambassadeur de Perse va certainement apporter à notre monarque. Il s'agit d'un liquide minéral appelé « moumie », faute de mieux. Les Persans le possèdent à l'état pur, tandis que moi je n'ai pu en obtenir que des échantillons prélevés dans les tombeaux égyptiens sur les momies précisément, qu'il servait à embaumer.
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