Apercevant le regard d'Angélique fixé sur elle, elle dit, désignant le carcan de diamants qui étincelait sur sa poitrine et ses épaules :

– Il faut regarder là... et non pas là, acheva-t-elle en montrant son visage avec un sourire humble.

Dans un coin, des nains jouaient avec les griffons favoris de la reine. Barcarole adressa à Angélique un clin d'œil complice.

Il y eut ensuite promenade dans les jardins car le temps était doux, l'heure aussi. Puis avec l'arrivée des flambeaux un grand remue-ménage secoua la Cour, chacun se hâtant à sa toilette.

Angélique put revêtir la sienne dans l'antichambre des filles de la reine. Mme de Montespan lui fit remarquer que les bijoux qu'elle avait apportés étaient trop modestes pour la soirée. Il n'était plus temps d'en envoyer quérir d'autres à l'Hôtel du Beautreillis, à Paris. Deux orfèvres lombards, attachés à la Cour, lui furent expédiés sur-le-champ avec leurs écrins ; moyennant une « modique » redevance ils louaient quelques heures des parures, d'ailleurs fort belles ; toute une liasse de papiers à signer les garantissaient du risque de voir leurs augustes clientes filer on ne sait où avec leurs bijoux d'emprunt. Angélique signa, et délestée de la « modique » redevance qui s'élevait pourtant à deux cents livres ( !) – avec cela elle aurait pu s'acheter au moins deux bracelets de valeur – elle descendit jusqu'à la grande galerie du rez-de-chaussée où était dressé le théâtre. Le roi avait déjà pris place. Les rigueurs de l'étiquette ne laissaient pas un siège disponible. Angélique dut se contenter de percevoir les éclats de rire des spectateurs des premières places.

– Que pensez-vous de la leçon que nous donne M. Molière ? dit une voix à son oreille. N'est-elle pas des plus instructives ?

La voix était si affable qu'Angélique crut rêver en reconnaissant Philippe, dressé près d'elle à sa façon d'apparition, dans un habit de satin rose broché d'argent que seuls son teint de dragée et sa moustache blonde pouvaient lui permettre de porter sans paraître ridicule. Il souriait, Angélique s'efforça de répondre avec naturel :

– La leçon de M. Molière est certainement des plus drôles, mais de l'endroit où je suis j'avoue que je n'en conçois rien.

– C'est un grand dommage. Laissez-moi vous aider à gagner quelques rangs.

Il lui passa un bras autour de la taille et l'entraîna. On leur faisait place volontiers. La faveur de Philippe, connue de tous, rendait les gens empressés à leur égard. De plus son rang de maréchal lui accordait de grandes prérogatives, comme celle de pouvoir faire entrer son carrosse dans la cour du Louvre ou de s'asseoir devant le roi. Cependant sa femme n'en bénéficiait pas.

Ils purent se placer très facilement sur la droite de la scène. Il fallait rester debout mais on entendait à merveille.

– Nous voilà à point je crois, dit Philippe. Nous voyons le spectacle et le roi nous voit. C'est parfait.

Il n'avait pas retiré sa main de la taille d'Angélique ; au contraire, il inclinait encore son visage vers le sien et elle sentait contre sa joue le frôlement soyeux de sa perruque.

– Est-il absolument nécessaire que vous me serriez d'aussi près ? demanda-t-elle sèchement à voix basse, ayant décidé que, toute réflexion faite, cette nouvelle attitude de son mari ne pouvait être que suspecte.

– Absolument nécessaire. Votre méchanceté a trouvé habile de mettre le roi dans son jeu. Je ne veux pas que celui-ci doute de ma bonne volonté. Ses désirs sont des ordres.

– Ah ! c'est donc cela ? fit-elle en le regardant.

– C'est cela... Et continuez à me fixer ainsi dans les yeux quelques secondes. Personne ne doutera plus que M. et Mme du Plessis-Bellière se sont réconciliés.

– Est-ce très important ?

– Le roi le souhaite.

– Oh ! Vous êtes...

– Tenez-vous tranquille.

Son bras était devenu un véritable cercle de fer, bien que sa voix restât mesurée.

– Vous allez m'étouffer, espèce de brute !

– Voilà qui me ferait grandement plaisir. Patience, cela viendra peut-être. Mais ce n'est ni le jour ni l'heure... Tenez, voici Arnolphe qui fait lire à Agnès les onze maximes du mariage. Prêtez l'oreille, Madame, je vous prie.

*****

La pièce qui se jouait n'avait pas encore été présentée en public. Le roi en avait la primeur. On voyait en scène Arnolphe, qui sur le point de convoler en justes noces, remettait à sa jeune femme un long grimoire.

...Et voici dans ma poche un écrit important.


Qui vous enseignera l'office de la femme.


J'en ignore l'auteur ; mais c'est quelque bonne


âme Et je veux que ce soit votre unique entretien.


Voyons un peu si vous le lirez bien.

Molière jouait le rôle d'Arnolphe. Son spirituel visage savait refléter les sentiments tatillons et soupçonneux d'un bourgeois à l'esprit un peu court. La femme du comédien, Armande Béjart, était également à sa place sous les traits d'Agnès, jeune beauté soi-disant ignorante et sotte. D'une voix fraîche et docile elle lisait : Celle qu'un lien honnête

Fait entrer au lit d'autrui


Doit se mettre dans la tête


Malgré le train d'aujourd'hui


Que l'homme qui la prend ne la prend que pour lui.

– Je vous expliquerai ce que cela veut dire, répliquait Arnolphe. Mais pour l'heure présente il ne faut rien que lire.

Elle ne se doit parer


Qu'autant que peut désirer


Le mari qui la possède


C'est lui que touche seul le soin de sa beauté...

Angélique écoutait distraitement. Elle aimait bien la comédie, mais sentir Philippe si proche la troublait.

« Si cela pouvait être vrai », songeait-elle, « qu'il me tînt ainsi contre lui, sans rancune et sans souvenirs de nos dissentiments. »

Elle avait envie de se tourner vers lui et de lui dire :

– Philippe, cessons d'agir comme des enfants boudeurs et hargneux... Il y a en nous, de l'un à l'autre, beaucoup de choses qui nous permettraient de nous entendre et peut-être de nous aimer. Je le sens et je le crois. Tu fus mon grand cousin que j'admirais et dont je rêvais petite fille.

Elle lui jetait des regards furtifs, surprise que son trouble à elle ne se communiquât pas à ce corps magnifique, si viril malgré sa préciosité de mise. Les ragots avaient beau colporter des horreurs sur le compte du marquis du Plessis, il n'était pas un petit Monsieur, ni un chevalier de Lorraine : c'était le dieu Mars, le dieu de la Guerre, dur, implacable et froid comme le marbre.

Derrière le déguisement, où donc se réfugiait la chaleur vivante de cet homme qui semblait dépourvu des réactions élémentaires d'un homme ? Angélique avait la sensation qu'elle n'était pour lui qu'une statue de bois ; c'était très déprimant. Monsieur Molière, dans son enseignement de « l'École des Femmes », n'avait songé

qu'aux hommes comme tous les autres, de ceux qui, bourgeois ou gentilshommes, ragent quand ils sont trompés, se ridiculisent pour une paire de beaux yeux et changent de couleur parce qu'une jolie femme s'appuie un peu trop languissamment contre eux. Mais pour un Philippe du Plessis-Bellière, la psychologie du grand comédien resterait en défaut. Par où l'atteindre ?...

*****

Sur la scène Arnolphe venait de découvrir que non seulement Agnès ne l'aimait pas mais encore n'avait de flamme que pour le blond Horace. Il éclatait en imprécations :

Je ne sais qui me tient qu'avec une gourmade


Ma main de ce discours ne venge la bravade.


J'enrage quand je vois sa piquante froideur


Et quelques coups de poing satisferaient mon cœur.

Molière était magnifique dans sa fureur bouffonne et pourtant si humaine. On savait le comédien jaloux et torturé par la coquetterie de la trop charmante Béjart. Chose étrange d'aimer et que, pour ces traîtresses,

Les hommes soient sujets à de telles faiblesses !


Tout le monde connaît leur imperfection


Ce n'est qu'extravagance et qu'indiscrétion


Leur esprit est méchant et leur âme fragile


Rien de plus infidèle ; et malgré tout cela


Dans le monde on fait tout pour ces animaux-là !...

– Ha ! Ha ! Ha ! s'exclamaient les spectateurs.

– Les imbéciles ! dit Philippe à mi-voix. Ils rient et pourtant il n'y en a pas un parmi eux qui ne soit prêt à tout faire pour ces « animaux-là ».

– Ils ont du sang dans les veines, eux au moins, riposta Angélique.

– Et de la sottise plein le cœur !

– Ah ! c'est trop me braver, trop pousser mon courroux... hurlait Arnolphe.

Je suivrai mon dessein, bête trop indocile,


Et vous dénicherez à l'instant de la ville.


Vous rebutez mes vœux et me mettez à


bout, Mais un cul de couvent me vengera de tout !...

Le parterre croulait sous les rires.

– La fin me plaît assez, dit Philippe. Qu'en pensez-vous, Madame ?

– Ce Molière est un habile homme, reprit-il un peu plus tard, alors que, la représentation finie, chacun revenait vers la salle de bal en passant par les jardins. Il sait qu'il écrit en premier lieu pour le roi et la Cour. Aussi met-il en scène des bourgeois et des petites gens. Mais comme il peint l'homme éternel chacun se reconnaît quand même sans se sentir atteint.

« Après tout ce Philippe n'est pas si sot », pensa Angélique avec surprise. Il lui avait pris le bras, familiarité qu'elle ne considérait pas sans appréhension.