Aux portes de ce bureau s'arrêtaient les rumeurs frivoles, les papotages incoercibles de la Cour, et le sort du monde pouvait s'y jouer alors qu'au-dehors tournait la fête. Ainsi travaillait le roi, capable de s'isoler de tout pour ne poursuivre, à chaque moment, qu'un seul but. Lorsqu'il se leva, Angélique s'aperçut seulement qu'elle était fatiguée, qu'elle avait très faim et qu'elle venait de s'entretenir deux heures avec le roi comme avec un ami de longue date. M. Colbert se retira. Angélique allait l'imiter quand le roi la retint.
– Veuillez demeurer, Madame.
Il contourna la table pour venir la rejoindre. Il était détendu, affable. Il ouvrit la bouche, puis renonça à parler. Son regard errait sur ce visage de femme levé vers lui, et soudain, semblait découvrir au-delà des apparences séduisantes de cette féminité, ce qu'il n'y cherchait jamais : une âme, une pensée, une personnalité.
Il dit doucement, d'une façon rêveuse :
– Viendrez-vous à ma chasse demain ?
– Sire, j'en ai la ferme intention.
– Je parlerai au marquis du Plessis afin qu'il vous garde dans ces bonnes intentions.
– Sire, je vous remercie.
Le silence retomba. Le cœur d'Angélique cogna deux fois dans sa poitrine, sans qu'elle sût pourquoi, et elle eut conscience de rougir.
Sur ces entrefaites, le premier gentilhomme de la Chambre du Roi, le duc de Charost, se présenta. Sa Majesté assisterait-elle au Grand Couvert ou désirait-elle être servie en particulier ?
– Puisque le Grand Couvert est prévu, ne décevons pas les badauds qui ont fait le voyage de Versailles pour y assister, dit le roi. Allons dîner.
Angélique fit une révérence, qu'elle renouvela à la sortie du Cabinet du roi. Sa Majesté lui dit encore :
– Je crois que vous avez des fils ? Sont-ils en âge de servir ?
– Sire, ils sont bien jeunes : sept et neuf ans.
– Ils ont l'âge du Dauphin. Celui-ci va bientôt quitter le gouvernement des femmes et être remis à un précepteur. Je voudrais lui donner en même temps des compagnons qui partageraient ses jeux et le dégourdiraient un peu. Présentez-les-nous.
Sous le regard envieux des courtisans rassemblés, Angélique fit une troisième révérence.
Chapitre 8
Le roi dînait.
Une armée de serviteurs commandés par leurs « officiers » avait dressé la table et disposé protocolairement les sièges, et le grand chambellan après inspection avait ouvert la salle aux membres de la Cour désireux d'assister au repas de Sa Majesté. Ceux-ci s'étaient rangés dans un ordre fixé d'avance tandis que dans l'antichambre et les corridors se pressait le public qui allait être admis à défiler devant la table de son roi. Celui-ci était apparu dans l'encadrement de la porte, s'arrêtant et s'inclinant pour répondre à la révérence des personnes déjà présentes. Puis il était entré en souriant et avait pris place à table.
Aussitôt, Monsieur, son frère, s'était précipité et s'inclinant très bas lui avait donné la serviette.
Debout derrière le souverain, le grand chambellan, M. de Bouillon, tenait la sienne d'une main ferme et son regard disait clairement qu'il ne laisserait plus à personne, même à un prince du sang, le droit de la lui usurper.
Dans l'antichambre des gardes invitaient la foule à laisser le passage libre, tandis que s'avançait un cortège, ressemblant quelque peu à une procession. Un garde en grande tenue précédait des serviteurs portant sur leurs épaules une énorme châsse couverte d'une étoffe brodée d'or et d'argent ; derrière les porteurs venaient le maître d'hôtel muni de son bâton de commandement, l'huissier de salle, le gentilhomme panetier, des officiers, des clercs et des valets d'office. La châsse contenait « la nourriture du roi ».
Devant la table royale la foule défilait lentement. Bourgeoises et bourgeois de Paris, petits employés, artisans, ouvriers, femmes du peuple, chacun prenait du spectacle tout ce que sa mémoire pourrait contenir de souvenirs moins éblouissants par le luxe des cristaux ou de la vaisselle d'or que par la vue du roi de France mangeant là, dans sa gloire. Le roi parlait peu mais il avait l'œil à tout. Angélique le vit à plusieurs reprises se soulever légèrement pour saluer une dame de la Cour entrant, tandis que le chambellan se hâtait de faire apporter un tabouret. Pour d'autres dames il n'y avait ni salut ni tabouret. C'étaient les dames « non assises », les plus nombreuses. Angélique en faisant partie, elle commençait à ne plus sentir ses jambes.
Mme de Choisy qui était à ses côtés lui chuchota :
– J'ai entendu ce que le roi vous disait tout à l'heure à propos de vos fils. Ma chère, vous avez une chance ! N'hésitez pas. Vos fils iront loin si vous les habituez ainsi à ne fréquenter que des gens de qualité. Ils s'accoutumeront de bonne heure à la complaisance et il leur en restera toute leur vie cet air de civilité qui permet de réussir à la Cour. Voyez mon fils l'abbé. Je l'ai élevé dans ce dessein dès son plus jeune âge. Il n'a pas vingt ans et déjà il a su si habilement se placer qu'il est sur le point d'obtenir un évêché.
Mais Angélique, pour l'instant, était moins sensible à l'avenir de Florimond et de Cantor qu'à la possibilité de se mettre quelque chose sous la dent et si possible dans des conditions confortables.
Elle quitta la salle des festins aussi discrètement qu'elle put et tomba un peu plus loin sur une réunion de dames installées autour de petites tables à jeu. Des valets passaient des plateaux de victuailles dans lesquels les belles élégantes picoraient, les yeux rivés sur leurs cartes. Une grande et forte femme se leva et venant à Angélique l'embrassa sur les deux joues. C'était la Grande Mademoiselle.
– Je suis toujours contente de vous voir, ma belle. Vous avez boudé la Cour, il me semble. Je m'en suis étonnée bien des fois ces derniers mois, mais je n'osais interroger le roi. Vous savez qu'entre lui et moi la conversation commence toujours mal et ne finit jamais bien. Pourtant c'est mon cousin et nous nous apprécions énormément. Enfin, vous voilà. Vous avez l'air de chercher quelqu'un.
– Que Votre Altesse m'excuse, mais je cherchais où m'asseoir.
La bonne princesse jeta autour d'elle un regard perplexe.
– Cela ne vous est guère possible ici, car nous avons Madame parmi nous.
– Et je sais aussi que mon rang ne me permet pas de m'asseoir devant vous, Altesse.
– C'est ce qui vous trompe. Vous êtes dame de qualité et je ne suis que petite-fille de France par mon grand-père Henri IV. Vous avez donc le droit de vous asseoir devant moi, sur un carreau ou même sur un tabouret, et je vous l'accorderais bien volontiers ma petite amie, mais devant Madame, qui est fille de France par son mariage avec Monsieur, c'est absolument, absolument impossible.
– Je comprends.
Angélique poussa un petit soupir.
– Mais j'y songe, reprit la Grande Mademoiselle, venez donc partager notre jeu. Nous cherchons une partenaire. Mme d'Arignys vient de nous quitter complètement désargentée.
– Comment pourrais-je jouer sans m'asseoir ?
– Mais vous pourrez vous asseoir, s'exclama l'autre agacée. Venez. Venez donc.
Elle l'entraîna faire sa révérence à Madame, qui nantie d'un jeu de cartes d'une main et d'une aile de volaille de l'autre lui dédia un sourire distrait. Cependant Angélique n'avait pas encore pris place qu'elle fut happée par Mme de Montespan qui traversait, toutes voiles dehors.
– Voici le moment que je vous présente à la reine. Dépêchez-vous.
Mme du Plessis balbutia des excuses alentour et suivit son amie à grands pas.
– Athénaïs, dit-elle, en chemin, éclairez-moi sur la question du « tabouret ». J'y perds mon latin. Quand, pourquoi, dans quelles circonstances et à quel titre une dame de la Cour a-telle le droit de poser son derrière sur un siège ?
– À peu près jamais. Ni devant le roi, ni devant la reine quand elle n'appartient pas à la famille royale. Cependant il y a toutes sortes de règles et d'exceptions. Ah ! le droit au tabouret ! Se le faire accorder c'est le rêve de chacun et surtout de chacune depuis la Cour des vieux rois celtes. Je me suis laissé conter qu'en ce temps-là ce droit ne s'appliquait qu'aux hommes. Il a survécu à la Cour de France et pour les femmes aussi. Le tabouret est un signe de très haut rang ou de très grande faveur. On le possède lorsqu'on fait partie de la Maison de la reine ou de celle du roi. Il y a aussi les prétextes.
– Les prétextes ?
– Le jeu par exemple. Si vous jouez vous pouvez être assise, même devant les souverains. Si vous faites des travaux d'aiguille, aussi. Il faut au moins avoir aux doigts quelque chose qui fasse penser à un ouvrage. Il y a des mijaurées qui se contentent de tenir un nœud de rubans à la main. Enfin vous voyez qu'on peut s'accommoder de mille façons...
*****
La reine était aux mains de ses femmes, qui la paraient et la coiffaient pour les fêtes du soir. Sur une console étaient ouverts les écrins contenant certains bijoux de la couronne. Marie-Thérèse les essayait tour à tour : carcans de diamants montés sur or ou sur vermeil, pendants d'oreilles faits d'un seul diamant taillé en poire chacun d'une grosseur presque unique au monde et qu'on disait venus des Indes, bracelets, diadèmes. Angélique, après avoir accompli de multiples révérences et baisé la main de la reine, se tenait un peu en retrait. Elle songeait à l'Infante qu'elle avait vue le soir de son mariage avec le roi, à Saint-Jean-de-Luz. Où étaient les pâles cheveux de soie blonde gonflés par les postiches, les lourdes jupes à l'espagnole tendue hiératiquement par le vertugadin démodé ? La souveraine était maintenant vêtue à la façon française, mais ces modes n'allaient pas à sa silhouette replète. Son teint délicat, très blanc et rose, jadis conservé par l'ombre des palais madrilènes, s'était couperosé. Elle avait facilement le nez rouge. On était étonné de la majesté naturelle de cette pauvre petite personne si désavantagée. Malgré sa piété et son peu d'esprit elle possédait de l'enjouement. Son humeur était bien espagnole dans ses colères jalouses et la passion qu'elle vouait au roi. Elle aimait les divertissements de la Cour et les petits potins, et la moindre attention du roi la ravissait naïvement.
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