– Je partage moi-même un peu l'irritation de notre maréchal. Comme chef suprême de l'armée il doit passer le premier partout. L'armée est le premier corps du royaume.
– Avant la noblesse ? demanda-t-elle taquine.
Le sourire dédaigneux du jeune La Vallière s'accentua :
– Votre question est d'une petite-bourgeoise. Dois-je vous rappeler que l'armée c'est la noblesse et que la noblesse c'est l'armée ? Quels sont ceux qui reçoivent l'obligation de payer l'impôt du sang, dans le royaume ? Les nobles ! Dès mon plus jeune âge, mon père m'a enseigné que je devais porter l'épée et que cette épée et ma vie étaient au service du roi.
– Vous n'avez pas besoin de me faire la leçon, dit Angélique, qui avait rougi. Mes origines sont au moins aussi nobles que les vôtres, Monsieur de La Vallière. Vous pouvez vous renseigner. Et de plus je suis l'épouse d'un maréchal de France.
– Nous n'allons pas nous brouiller pour si peu, dit le marquis en éclatant de rire. Vous êtes un peu naïve mais charmante. Je crois que nous serons d'excellents amis. Si vous m'avez vu prendre la mouche, c'est que nous trouvons à la Cour que mon royal « beau-frère » fait la part un peu trop belle aux bourgeois et aux gens du commun. Ainsi, faire passer avant M. de Turenne un navigateur mal dégrossi...
– Ce navigateur rapportait peut-être des nouvelles intéressant particulièrement Sa Majesté en ce moment ?
Une main se posant sur son épaule la fit tressaillir. Elle vit devant elle un personnage vêtu de sombre, et que tout d'abord, malgré ses efforts de mémoire elle ne parvint pas à situer. Une voix rauque, basse et cependant pleine d'autorité et d'intransigeance, retentit à ses oreilles :
– Précisément, madame, il faut que vous m'accordiez sur-le-champ un entretien urgent à ce sujet.
– Quel sujet, monsieur ? fit Angélique, troublée.
La Vallière, tout à l'heure fier gentilhomme, multipliait les révérences.
– Monsieur le ministre, je vous supplie de rappeler à Sa Majesté ma très humble supplique, concernant mon indication de la vacation de la succession du Vice-bailli de Chartres. Vous savez que ce grand bandit vient d'être condamné à avoir le col tranché.
L'austère personnage lui jeta un regard sans aménité.
– Hum-m... nous verrons, grommela-t-il.
Angélique venait de reconnaître en lui M. Colbert, le nouveau surintendant des Finances et membre du Conseil d'En Haut.
Colbert laissa le courtisan courbé et entraîna d'une poigne sans réplique Mme du Plessis dans un recoin de la galerie, au-dehors.
Entre-temps Colbert avait fait signe à un commis qui le suivait et il attira à lui le contenu d'un grand sac de velours noir dans lequel il y avait une masse de dossiers. Il en tira un feuillet jaune.
– Madame, vous savez, je pense, que je ne suis ni courtisan, ni un noble, mais un marchand drapier. Or, depuis les affaires que nous avons traitées ensemble j'ai appris que vous étiez, quoique noble, dans le commerce... C'est en somme à un membre des corporations marchandes que je m'adresse en votre personne, pour vous demander un conseil...
Il cherchait à donner un ton badin à ses paroles, mais il n'avait pas la manière. Angélique fut outrée. Quand donc, ces gens-là cesseraient-ils de lui jeter son chocolat à la tête ? Elle pinça les lèvres. Mais en regardant Colbert, elle s'avisa qu'il avait le front mouillé de sueur malgré le froid. Sa perruque était un peu de travers et il avait certainement bousculé son barbier ce matin.
La prévention de la jeune femme tomba. Allait-elle faire la pimbêche ? Elle dit très posément :
– J'ai en effet des affaires de commerce, mais de bien peu d'importance auprès de celles que vous traitez, monsieur le ministre. De quelle façon puis-je vous être utile ?
– Je ne sais encore, madame. Voyez vous-même. J'ai trouvé votre nom comme propriétaire à part entière sur une liste de la Compagnie des Indes Orientales. Ce qui a retenu mon attention, c'est que je n'ignore pas que vous faites partie de la noblesse. Votre cas est donc particulier et comme on m'a dit depuis que vos affaires étaient prospères, j'ai pensé que vous pourriez m'éclairer sur certains détails qui m'échappent au sujet de cette compagnie...
– Monsieur le ministre, vous savez comme moi que cette compagnie, de même que celle des Cent Associés qui la doublait et dont j'avais aussi cinq actions, travaillait au commerce des Amériques, qui aujourd'hui toutes ne valent plus un sol !
– Je ne vous parle pas de la valeur des actions, qui en effet ne sont plus cotées, mais de vos profits réels que vous avez pourtant dû tirer de ce commerce où d'autres perdaient de l'argent.
– Mon seul profit réel a été celui de m'instruire sur ce qu'il ne fallait pas faire et j'ai payé très cher cette leçon. Car ces affaires étaient gérées par des voleurs. Ils comptaient sur des gains miraculeux, alors que ces affaires qui se passent en pays lointains sont surtout le fruit du travail.
Le visage creusé de rides dues à l'insomnie de M. Colbert s'éclaira d'une sorte de sourire qui gagnait ses yeux sans détendre les lèvres.
– Ce que vous me révélez serait-il donc en quelque manière ma propre devise : « Le travail peut tout » ?
– ...« et c'est la volonté qui donne le plaisir à tout ce qu'on doit faire », récita Angélique d'une traite et en levant un doigt, « et c'est l'application qui donne la joie. »
Le sourire éclaira complètement le visage ingrat du ministre, au point de le rendre avenant.
– Vous connaissez même la phrase de mon rapport sur la dite compagnie de navigation lointaine, dit-il avec un étonnement et une précipitation passionnés. Je me demande s'il y en a beaucoup parmi les honorables actionnaires de la compagnie qui se sont donné la peine de lire ma phrase.
– J'étais intéressée de savoir ce que pensait du sujet le pouvoir que vous représentez. L'affaire en elle-même était viable et logique.
– Mais alors, vous croyez qu'une telle entreprise peut et doit marcher ? redemanda le ministre vivement.
Mais aussitôt il se calma et c'est d'un ton neutre et monocorde qu'il énuméra les avoirs secrets de Mme du Plessis-Bellière, alias Mme Morens :
– Part entière sur le vaisseau « le Saint-Jean-Baptiste » de 600 tonneaux, équipé pour la course avec 12 canons et en marchand et qui vous rapporte du cacao, du poivre, des épices et du bois précieux de la Martinique et de Saint-Domingue...
– C'est exact, confirma Angélique. Il fallait bien faire marcher mon commerce de chocolaterie.
– Vous y avez mis le corsaire Guinan, comme commandant ?
– En effet.
– Vous n'ignoriez pas, quand vous l'avez pris à votre service, qu'il avait appartenu à M. Fouquet, actuellement en prison ? Avez-vous songé, madame, à la gravité d'une telle conduite, ou est-ce Fouquet qui vous avait conseillée ?
– Je n'ai jamais eu l'occasion de parler à M. Fouquet, dit Angélique.
Elle était loin d'être rassurée. Colbert s'était toujours montré un ennemi acharné de Fouquet, et il avait sournoisement tissé la toile dans laquelle celui-ci avait fini par se laisser prendre. Tout ce qui avait trait à l'ancien surintendant menait sur un terrain brûlant.
– Et ce bateau, vous l'envoyez commercer en Amérique. Pourquoi pas aux Indes ? s'enquit brusquement Colbert.
– Aux Indes ? J'y ai songé. Mais un bateau français ne saurait faire cavalier seul, et je n'ai pas les moyens d'en acheter plusieurs.
– Pourtant vers l'Amérique votre « Jean-Baptiste » va son chemin sans histoires ?
– Il n'y a pas à craindre les corsaires barbaresques. Avec ceux-ci un navire seul n'a aucune chance de dépasser le Cap Vert et s'il n'est pas arraisonné à l'aller il le sera au retour.
– Mais comment font donc les navires des Compagnies des Indes Hollandaises et Anglaises, qui sont extrêmement florissantes ?
– Ils vont en groupe. Ce sont de véritables flottes de vingt à trente navires de gros tonnage qui quittent La Haye ou Liverpool. Et il n'y a jamais plus de deux expéditions par an.
– Mais alors pourquoi les Français n'en font-ils pas autant ?
– Monsieur le ministre, si vous ne le savez pas, comment le saurais-je ? Question de caractère peut-être ? Ou d'argent ? Moi seule pouvais-je m'offrir une flotte personnelle ? Il faudrait aussi, pour les navires français, une escale de ravitaillement, coupant en deux la longue route des Indes Orientales.
– À l'Ile Dauphine4, par exemple ?
– À l'Ile Dauphine, oui, mais à condition que ce ne soient pas des militaires et surtout pas les gentilshommes qui aient le commandement suprême dans une telle entreprise.
– Et qui donc alors ?
– Mais simplement ceux qui ont l'habitude d'aborder aux terres nouvelles, de commercer et de compter, je veux dire les marchands, répondit Angélique avec force et soudain elle éclata de rire.
– Madame, nous parlons de choses sérieuses, protesta M. Colbert offusqué.
– Excusez-moi, mais j'imaginais entre autres un gentil seigneur comme le marquis de La Vallière dans le rôle de chef de débarquement chez les sauvages.
– Madame, mettriez-vous en doute le courage de ce gentilhomme ? Je sais qu'il en a donné déjà des preuves au service du roi.
– Ce n'est pas une question de courage. Comment agirait M. le marquis de La Vallière débarquant sur une plage et voyant accourir à lui une nuées de sauvages tout nus ? Il en égorgerait la moitié et transformerait les autres en esclaves.
– Les esclaves représentent une marchandise nécessaire et qui rapporte.
– Je ne le nie pas. Mais lorsqu'il s'agit d'établir des comptoirs et de faire souche dans un pays, la méthode n'est pas bonne. C'est le moins qu'on puisse dire, et qui explique l'échec des expéditions et pourquoi les Français qui demeurent sur place sont massacrés périodiquement.
"Angélique et le roi Part 1" отзывы
Отзывы читателей о книге "Angélique et le roi Part 1". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Angélique et le roi Part 1" друзьям в соцсетях.