– Du droit que vous avez pris de me tracasser la première.
– Vous êtes puéril. Laissez-moi donc tranquille.
– À condition que vous quittiez immédiatement Versailles.
– Non.
– Vous n'irez pas demain à cette chasse.
– J'irai !
Louvois n'était pas témoin de leur discussion, car il s'était éloigné pour rejoindre la suite du roi. Leurs voisins les regardaient d'un air goguenard. Les scènes de ménage des Plessis-Bellière étaient en passe de devenir célèbres !
Le plus proche d'eux, faisant mine de regarder ailleurs, était le jeune marquis de La Vallière avec son profil d'oiseau moqueur.
Angélique rompit pour échapper au ridicule.
– C'est bon, Philippe. Je m'en vais. N'en parlons plus.
Elle le quitta et se contenta de traverser la galerie et de se réfugier dans un des grands salons où il y avait moins de monde.
« Si j'avais une charge officielle à la Cour, je dépendrais du roi et non de l'humeur de cet extravagant », se répétait-elle.
Comment se faire octroyer une telle charge, et surtout rapidement ? C'est pourquoi elle avait pensé brusquement à Louvois tandis qu'il lui parlait. Son imagination commerciale travaillait déjà. Elle s'était souvenue que du temps où elle avait monté son affaire des carrosses à cinq sous dans Paris, Audiger lui avait parlé de ce Louvois grand courtisan et homme politique, mais également propriétaire d'un privilège sur les diligences et les transports entre Lyon et Grenoble.
C'était certainement du même Louvois qu'il s'agissait. Elle ne le savait pas si jeune, mais il ne fallait pas oublier qu'il était fils de Le Tellier, Secrétaire d'État et Chancelier du Roi pour le Conseil d'En Haut.
Elle allait lui proposer un échange d'affaires, essayer d'obtenir son appui et celui de son père... Le marquis de La Vallière louvoyant de groupe en groupe cherchait à la rejoindre. Son premier mouvement fut de s'éclipser, puis elle se ravisa. On lui avait parlé de ce marquis de La Vallière, très à l'affût d'un tas de combinaisons pouvant lui rapporter. Il « savait la Cour » mieux qu'aucun autre. Elle pourrait se renseigner auprès de lui.
– Je crois que le roi ne vous a pas tenu rigueur de votre retard d'hier à la chasse, lui dit-il en l'abordant.
« Et voilà pourquoi vous osez poursuivre votre petite intrigue avec moi », pensa-t-elle. Mais elle s'obligea à lui faire bonne figure. Lorsqu'elle lui parla d'une charge à la Cour, il rit de pitié.
– Ma pauvre petite,... vous déraisonnez ! Ce n'est pas une mais dix personnes qu'il faudrait tuer pour mettre en vacation le moindre petit emploi. Songez donc que tous les offices de la chambre du roi et de la reine ne se vendent... que par quartiers.
– C'est-à-dire ?...
– Qu'on ne peut les acquérir que pour trois mois. Après quoi ils sont remis aux enchères. Le roi lui-même en est agacé, car il voit tout le temps des visages nouveaux dans des emplois où il aimerait bien conserver ses habitudes. Comme il ne veut à aucun prix se séparer de Bontemps, son premier valet de chambre, il doit sans cesse aider celui-ci non seulement à racheter sa charge mais encore à payer le droit de pouvoir la racheter. Et cela fait des mécontents.
– Seigneur, que de complications ! Le roi ne peut-il imposer sa volonté et interdire ces transactions bizarres ?
– Il faut bien essayer de contenter tout le monde, fit le marquis de La Vallière avec un geste qui montrait que, pour lui, ces mœurs étranges étaient aussi inéluctables que le retour des saisons.
– Mais vous-même, comment vous arrangez-vous ? On m'a dit que vous étiez très bien pourvu ?
– On exagère. Je possède la charge de lieutenant du roi, des plus modiques quant à la solde. Avec quatre compagnies à équiper et entretenir, mon rang à soutenir à la Cour, je n'en verrais pas le bout si je n'avais quelques idées personnelles qui...
Il s'interrompit pour arrêter par le bras quelqu'un qui passait.
– Ont-ils été condamnés ? interrogea-t-il avec anxiété.
– Oui.
– À la roue ?
– À la roue, avec décollation.
– Parfait, dit le jeune marquis avec satisfaction. C'est précisément une de mes spécialités, expliqua-t-il à Angélique dont l'étonnement naïf le flattait. Je m'occupe surtout des « biens en déshérence ». Vous ne savez pas ce que c'est, je parie.
– Je me suis occupée de beaucoup de choses, ma foi, j'avoue que...
– Eh bien, vous n'ignorez pas que lorsqu'un des sujets du royaume est condamné à la peine capitale, ses biens, quelle que soit leur importance, reviennent à la couronne. Le roi en dispose et généralement en fait présent à ceux qu'il désire favoriser. Ma spécialité est d'être à l'affût de ces affaires et d'être le premier à en faire la demande. Le roi aurait mauvaise grâce de me refuser. Cela ne lui coûte rien, n'est-ce-pas ? Ainsi je viens de suivre le procès du vicebailli de Chartres, un grand et franc voleur chargé de beaucoup de crimes. À force de rançonner la région il a fini par se faire arrêter ainsi que deux de ses complices en brigandage, les sieurs de Cars et de La Lombardière. Comme vous venez de l'entendre ils sont condamnés. On va leur trancher la tête. Bonne affaire pour moi !
Il se frotta les mains.
– C'était le renseignement que je guettais ce matin et pourquoi je n'ai pas suivi le roi pendant le « toucher des écrouelles ». J'espère qu'il ne se sera pas avisé de mon absence ; mais je ne pouvais manquer la nouvelle. Ces bandits ont de gros biens sans compter les produits de leurs larcins, j'ai rédigé à l'avance ma demande pour en être bénéficiaire. Je vais pouvoir présenter mon placet à l'instant même. Dans tout ceci c'est la rapidité qui compte. Et aussi le flair. Tenez, j'ai une autre piste, plus délicate, mais où je compte encore bien aboutir et arriver bon premier. C'est celle du comte du Retorfort, un Français qui vient d'être tué au service du roi d'Angleterre à Tanger. Si je parviens à prouver que ce Retorfort était anglais, je pourrai me mettre sur les rangs pour son héritage, car les biens des étrangers résidant en France retombent également dans le domaine royal, après leur mort...
– Mais comment pourrez-vous prouver que ce Français était anglais ?
– Je m'arrangerai. Il me viendra une idée. J'en suis fertile... Je vous laisse, toute belle, car je crois que Sa Majesté ne va pas tarder à remonter des jardins.
« Ce beau seigneur ne manque pas d'habileté en effet », se dit Angélique un peu déconcertée, « mais il a des façons de chat cruel et une mentalité de charognard. »
Louvois revenait et repassant auprès d'elle s'inclina légèrement et chuchota qu'à son grand regret il était obligé d'assister le roi dans une deuxième audience, suite à quoi il se ferait un plaisir de lui consacrer quelques instants « car après il était encore du service de la table de Sa Majesté et n'aurait vraiment pas de moment à lui ».
Angélique acquiesça avec résignation, se mettant à admirer la faculté de travail du jeune roi qui, couché disait-on vers 3 heures du matin, s'était trouvé debout pour la messe à 6 heures et était depuis « en affaires » sans désemparer !
Louvois en la quittant s'était dirigé vers un jeune homme habillé à la diable et qui avait l'air un peu déplacé dans l'élégante assemblée. Son visage tanné contrastait avec sa cravate de dentelle et sa perruque, qu'il semblait supporter malaisément. Il rendit un salut sec et confirma :
– Oui, je suis l'envoyé de l'Ile Dauphine.
Puis les deux personnages s'engouffrèrent dans le cabinet du roi, malgré les protestations indignées et véhémentes d'un autre gentilhomme d'allure militaire, qui venait d'arriver.
– Monsieur, le roi m'a convoqué pour cette heure et de toute urgence. Je dois passer en premier !
– Je sais, monsieur le Maréchal, mais je suis militaire aussi et je dois exécuter les ordres du roi qui, apprenant que Monsieur ici présent venait d'arriver, a donné l'ordre de le faire passer avant quiconque.
– J'ai préséance sur tous les maréchaux, et je ne souffrirai pas qu'un vulgaire officier de marine me dame le pion.
– Cet officier est l'invité du roi et il a donc toute préséance, à mon grand regret, monsieur de Turenne.
Turenne, un rude soldat de 52 ans, blêmit, puis se raidit.
– Sa Majesté ne semble guère avoir de considération pour la charge dont elle m'a elle-même gratifié. C'est bon. Elle me reconvoquera quand elle aura un peu plus de temps à consacrer aux vieux serviteurs – et aux gens utiles.
Turenne traversa la foule des courtisans comme s'il passait en revue ses troupes. Ses yeux très noirs fulguraient sous ses épais sourcils grisonnants. Deux jeunes enseignes qui se tenaient en faction à l'une des portes tirèrent aussitôt leurs sabres au clair et l'encadrèrent.
– Oh ! mon Dieu, est-ce qu'on va l'arrêter ? s'exclama Angélique bouleversée.
Le marquis de La Vallière, qui se retrouvait comme par hasard à ses côtés, éclata de rire.
– Qu'êtes-vous donc, chère amie, pour prêter à notre souverain d'aussi noirs desseins ? On dirait que vous n'avez jamais quitté votre province, pardi. Arrêter monsieur le maréchal ! Et pourquoi donc, grands dieux ?
– Ne vient-il pas de prononcer des paroles insultantes contre le roi ?
– Baste ! M. de Turenne a son franc-parler comme tous les militaires. Lorsqu'il est victime d'un passe-droit il enrage. En quoi il n'a pas tort. Et c'est fort juste qu'il ait le privilège de posséder une garde particulière de cavalerie et deux enseignes qui doivent l'accompagner sabre au clair partout où il tient son quartier, même chez le roi.
– S'il a des privilèges aussi importants, pourquoi se fâche-t-il pour peu de chose ? Le marquis se raidit.
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